Le chêne et le réseau

Les bibliothèques de l'avenir

Edward Cornish

Un futurologue s'essaie à imaginer la bibliothèque publique de l'an 2002 : les livres, moins chers et publiés plus rapidement grâce à l'automatisation poussée de leur fabrication et de leur diffusion, dominent encore, mais on trouve également à profusion vidéodisques, logiciels et jeux électroniques ; la bibliothèque a réussi son entrée dans le XXIe siècle en accueillant les nouveaux supports d'information et en aidant ses lecteurs à les apprivoiser.

A futurist has attempted to conceive the public library of the year 2 002 : books are cheaper and can be publishéd more promptly with the help of automation. Although they are still prevailing, the library is also well stocked with videodiscs, softwares and electronic games. The library has welcomed the new data medium of the XXI st century and helped users to grow familiar with them.

Les bibliothèques sont la mémoire de notre civilisation, c'est là que sont conservés les plus importants faits et expériences vécus par l'humanité. Bien sûr, tout ce que nous faisons n'est pas enregistré mais ce qui paraît important est noté et certaines de ces informations sont finalement consignées dans les livres conservés dans les bibliothèques pour la postérité.

La bibliothèque de Bebel ou la Révolution dans un fauteuil

L'importance des bibliothèques est souvent négligée parce qu'elles apparaissent à l'écart du monde actif, de ce que nous percevons comme le monde « réel ». Les hommes politiques n'y tiennent pas leurs conférences de presse ; elles ne sont pas non plus les objectifs stratégiques des hautes autorités militaires. A première vue, la vie d'une bibliothèque semble tranquille, voire ennuyeuse ; rien de vraiment spectaculaire ne semble s'y passer, et, en conséquence, les journaux et la télévision n'ont rien d'excitant à en rapporter. Cependant, cette tranquillité et cet isolement apparents sont trompeurs. Grands penseurs et hommes d'action se fient constamment aux bibliothèques pour fournir les ressources intellectuelles nécessaires au monde des affaires et aux gouvernements actuels. Sociétés multinationales et organismes gouvernementaux entretiennent d'importantes bibliothèques spécialisées, le plus souvent à leur siège social, et n'ont jamais pu fonctionner sans s'y référer constamment, et sans utiliser la documentation qui circule parmi leur personnel de cadres, chercheurs, techniciens. Le Congrès américain entretient ainsi la Bibliothèque du Congrès, qui, de nos jours, est probablement la plus grande bibliothèque au monde. La Bibliothèque, par son « Congressional Research Service », fournit aux législateurs des masses d'informations nécessaires à la rédaction des lois, des discours, et à la préparation des audiences des comités du gouvernement. Ceux qui croient que les bibliothèques sont des endroits sans intérêt devraient se rappeler un autre grand établissement : le British Museum, où Karl Marx, l'un de ses lecteurs les plus assidus, est venu puiser la documentation pour son ouvrage fameux, Le Capital. Des années plus tard, un de ses disciples, Vladimir Lénine, a dressé des plans pour la révolution russe dans les paisibles bibliothèques de Suisse. On ne peut s'empêcher de penser que, peut-être, des bibliothécaires ont dû faire taire ces révolutionnaires. Si c'est le cas, ils ont au moins eu la délicatesse d'aller faire leurs chahuts ailleurs !

Les échasses de la pensée humaine

La fonction de mémoire remplie par les bibliothèques revêt une importance vitale pour la civilisation. Grâce aux bibliothèques, nous ne sommes pas condamnés à refaire éternellement les mêmes erreurs car nous avons toujours la possibilité de nous référer aux expériences d'autrui. Plutôt que de réinventer la roue, nous pouvons la construire à partir des informations puisées dans une bibliothèque et, de là, créer et innover. Nul besoin de réinventer les lois de Newton ou la théorie de l'évolution de Darwin : elles sont à notre disposition dans une bibliothèque, si nous nous y intéressons. Nous ne sommes pas non plus limités à la poésie et aux romans d'aujourd'hui ; les poèmes d'Homère, de Shakespeare et de Goethe, les romans de Victor Hugo, de Tolstoï et de Steinbeck nous attendent dans les bibliothèques. En somme, les bibliothèques nous permettent de profiter de l'expérience de ceux qui ont vécu à d'autres époques de l'histoire. Grâce aux bibliothèques, on peut grimper sur les épaules des géants et les surpasser.

Futurologie : la Loi et les prophètes ?

Malgré l'apport remarquable des bibliothèques et leur rôle vital dans toute l'activité humaine, les bibliothèques d'aujourd'hui font face à de gigantesques défis, qui remettent en cause leur rôle et leur mode de fonctionnement actuels. J'aimerais indiquer aujourd'hui quels sont ces défis et proposer quelques suggestions pour les relever. Je dois vous avertir que je ne possède pas de connaissances particulières sur les bibliothèques (sinon en tant qu'usager), et que je dois donc vous parler en tant que futurologue.

Qu'est-ce donc qu'un futurologue ? Les gens ont tendance à prendre le futurologue pour un devin capable de prédire les événements futurs. En fait, les futurologues ne sont pas des devins et ne croient pas que l'avenir soit prévisible, tout au moins pas lès aspects qui nous touchent de très près, car les hommes n'ont pas un avenir prédéterminé, mais plutôt un avenir sur lequel ils agissent continuellement. Le futurologue serait, en fait, bien imprudent de vouloir prédire l'avenir : nous essayons plutôt d'imaginer ce qui pourrait arriver aux hommes afin de les aider à choisir l'avenir qu'ils préfèrent. Ayant choisi, ils peuvent agir pour faire en sorte que l'événement désiré se produise... Bien que la tâche du futurologue ne soit pas de prédire l'avenir de l'humanité, cette conception persiste et nos échecs sont jugés sévèrement. Les gens sont toujours à la recherche de prévisions faites dans le passé et qui apparaissent ridicules à la lumière des événements ultérieurs. De là, des plaisanteries faciles et trop connues - le futurologue étant celui qui ne sait pas ce qui s'est passé hier, ne comprend pas ce qui se passe aujourd'hui, mais vous racontera volontiers ce qui aura lieu demain, tout en sachant parfaitement qu'il s'en va dès ce soir ! (...)

Un dernier point sur les futurologues : nous sommes des généralistes plutôt que des spécialistes. Contrairement aux spécialistes dont les connaissances portent sur des champs de plus en plus restreints, nous en savons de moins en moins sur des champs de plus en plus larges. En fin de compte, le futurologue pourrait bien aboutir à ne rien savoir sur tout ! (...)

Le phénomène de dégradation de l'économie mondiale pourrait être d'une très grande importance pour les bibliothèques. Pendant les années 1950 et 1960, l'économie mondiale a connu une vague de prospérité, mais elle est devenue stagnante dans les années 1970, et les années 1980 montrent tous les signes d'une crise sérieuse. Si cette stagnation se poursuit durant l'actuelle décennie, les bibliothèques devront continuer à affronter l'austérité. Les bibliothécaires devront s'efforcer de maîtriser les coûts et, en même temps, de développer une demande plus importante et de nouveaux marchés pour les services importants qu'ils offrent aux publics. Je pense que cela pourra se faire, surtout grâce à un autre élément important - le développement rapide de l'électronique.

La casse, destin de la mnémotechnie

Depuis toujours, les hommes se plaignent des technologies nouvelles. Nous n'avons jamais eu autant que maintenant de raisons de nous plaindre dans un monde où la technique nous envahit de tous côtés. La technologie bouleverse notre vie plus que jamais. Un regard vers le passé s'impose : dans les temps anciens, lorsque les livres étaient des objets rares et généralement inaccessibles à l'homme ordinaire, le fondement des études était l'oral, le plus souvent la poésie : celle-ci est en effet plus facile à mémoriser que la prose et fournit de plus grandes satisfactions psychologiques. Les Grecs anciens, par exemple, avaient fondé une bonne part de leur éducation sur les épopées d'Homère. Avec l'apparition de l'écriture, beaucoup de professeurs très érudits méprisèrent cette nouvelle technique. Pour le philosophe Socrate, les livres risquaient de faire perdre aux hommes la capacité de mémoire. Pour cette raison, il n'a rien écrit lui-même et nous ne le connaissons aujourd'hui que parce que Platon, Xénophon et d'autres n'ont pas partagé ses préventions à l'égard de l'écriture.

Malgré les objections de Socrate, l'écriture et les livres ont été admis, et des bibliothèques ont été créées pour accueillir les produits de cette nouvelle technologie. Au départ, le « livre » était un long rouleau de papyrus ou parchemin enroulé sur deux bâtons. Plusieurs siècles se sont écoulés avant que le codex ne fasse son apparition ; comme il était plus facile à manier, le codex est finalement devenu la forme normale du livre. Un codex d'il y a plusieurs siècles peut trouver sa place dans les bibliothèques d'aujourd'hui et recevoir le même traitement que n'importe quel autre livre. A cause de son grand âge et de sa valeur, il fera sans doute l'objet d'un traitement spécial, mais, en fait, il résisterait mieux à l'usure que les livres modernes, souvent imprimés sur du papier de moindre qualité, qui se dégrade rapidement à cause des acides qui entrent dans sa composition.

L'invention du caractère mobile d'imprimerie par Johann Gutenberg a représenté, bien entendu, un événement fondamental dans la production du livre. Plus tard sont apparues des presses de plus en plus rapides et sophistiquées, ainsi que la composition automatique. Ces progrès ont rendu possible une production plus rapide et moins coûteuse du livre mais n'ont rien changé à sa forme essentielle, et, aujourd'hui comme il y a mille ans, le livre reste le moyen de transmission privilégié des connaissances d'une génération à l'autre et à travers le monde. Pour les universités, les organismes gouvernementaux, le monde des affaires et le grand public, le livre constitue l'outil principal dans la recherche d'informations plus pertinentes que celles que l'on trouve dans les documents éphémères tels que journaux, correspondances, documentaires télévisés, etc.

Colosses aux pieds d'argile et tigres de papier

Cependant, dans l'avenir, le livre aura peut-être à faire face à un défi de taille, dû aux systèmes électroniques d'information qui offrent, à plusieurs points de vue, des avantages considérables. Cette évolution pourrait donner lieu à une crise d'identité pour les bibliothèques : devront-elles s'occuper uniquement de livres, ou de l'imprimé en général ? Ou devront-elles traiter de l'information au sens large ? Les bibliothèques doivent décider si elles feront place aux supports d'information autres que l'imprimé - vidéodisques, disquettes d'ordinateur - ou si elles laisseront ces produits aux soins d'autres organismes. Afin de saisir ce dilemme dans une perspective plus large, imaginons un fabricant de tablettes d'argiles dans l'ancienne Babylone. Avec l'invention du « papier » fabriqué à partir de papyrus ou parchemin, ce fabricant a dû décider s'il fabriquerait plutôt d'autres produits en argile (puisque sa partie était exclusivement le commerce de l'argile) ou s'il commencerait à fabriquer et à vendre des produits « papier », puisqu'il était tout aussi exclusivement marchand d'information.

Si vous aviez été bibliothécaire à Sumer, habitué aux tablettes d'argile, vous n'auriez probablement pas aimé le « papier » et, sans doute vous y auriez opposé maintes objections : les rouleaux s'empilent moins bien que les tablettes ; on a du mal à intégrer ces maudits rouleaux aux collections ; notre clientèle est habituée aux tablettes et, pas plus que vous, elle ne veut de changement. Les rouleaux coûtent cher : pour le prix d'un rouleau, on peut acquérir une salle entière de tablettes. Enfin, comme les rouleaux sont onéreux, un problème supplémentaire de sécurité va se poser.

Le support de l'angoisse

A la lumière de cette transition douloureuse pour le bibliothécaire sumérien, on peut peut-être mieux comprendre les traumatismes de nos bibliothécaires, occasionnés par le passage du livre à des supports radicalement différents, tels que le vidéodisque et les, disquettes d'ordinateur. Cependant, il devient évident que des quantités de plus en plus importantes d'informations seront emmagasinées sur des supports très différents du livre normal. Pendant les années 1980, je crois que deux technologies véritablement remarquables vont s'imposer. D'une part, la vidéo, sous forme de vidéocassettes et de vidéodisques, et, d'autre part, la technologie du micro-ordinateur individuel, qui aura toutes les énormes capacités de stockage et de recherche de l'information des ordinateurs classiques, tout en étant accessible à chacun, dans son foyer et au travail.

Permettez-moi de rappeler que ce ne sont pas là des produits nouveaux : ils en sont actuellement au stade où en était la télévision dans les années cinquante. La démonstration scientifique de la télévision a été faite dans les années 1920, mais elle n'a fait son entrée dans les foyers américains qu'après la Deuxième Guerre mondiale. Au début des années 1950, seulement une petite minorité de foyers aux États-Unis possédait un téléviseur. Cependant, dix ans seulement plus tard, la télévision trônait dans la majorité des foyers, et était devenue, pour le meilleur ou pour le pire, l'un des éléments les plus importants de la vie américaine. Au cours des années 1980, je crois que nous allons assister à une diffusion analogue du magnétoscope et de l'ordinateur. Dès 1990, j'estime que la plupart des foyers posséderont soit un magnétoscope, soit un lecteur de vidéodisques. De plus, une majorité d'entre eux sera équipée soit d'un ordinateur, soit d'un terminal. Ces technologies nouvelles pourraient bien changer nos habitudes de vie et de travail tout autant, sinon plus, que la télévision. La vidéo et l'informatique sont plus efficaces que les livres. En tant qu'amateur de livres, j'ai du mal à l'admettre, mais telle est la réalité et il serait dangereux de la méconnaître. Il serait vain d'espérer leur disparition : il faut les accepter et les utiliser. Les bibliothécaires devraient faire l'effort de se familiariser à ces technologies nouvelles et les considérer comme leurs alliés potentiels plutôt que comme leurs ennemis jurés. Elles peuvent devenir vos meilleurs amis ! Un jour, peut-être, vous direz que vos meilleurs livres sont électroniques.

Édition : la marée monte toujours

Le livre est-il déjà une relique ? Deviendra-t-il un simple objet de musée comme les tablettes d'argile de Sumer ? Je ne le pense pas, tout au moins pas dans l'immédiat. Je crois même qu'on publiera plus de livres dans les 20 ans à venir que dans les 20 dernières années. D'une part, il y aura davantage de lecteurs, parce que les systèmes électroniques pourront contribuer à élever le niveau d'éducation à l'échelle mondiale (je ne dis pas qu'ils le feront). D'autre part, les bibliothécaires et autres professionnels du livre pourront peut-être utiliser l'électronique pour accroître la demande de livres.

On en vient aux modalités d'adaptation des bibliothèques dans les années à venir. D'abord, rappelons-nous que le livre existe sous sa forme actuelle depuis des siècles, et que, depuis quelques années, on a publié plus de titres et plus de livres que jamais auparavant. Il y a des raisons au maintien de cette popularité. D'abord, les livres sont extraordinairement bon marché, surtout ceux qui ont été publiés il y a quelques années et qu'on peut obtenir pour une somme dérisoire. Une quantité d'informations équivalente à celle contenue dans un livre, obtenue par n'importe quelle autre source, serait beaucoup plus onéreuse. Deuxièmement, le livre se transporte facilement, à la maison, à la plage, et on peut s'en servir à tout moment. Les informations contenues sont directement accessibles. On peut parcourir rapidement une douzaine de livres, choisir le plus intéressant et trouver immédiatement les éléments voulus. Une émission de télévision, par exemple, n'a pas du tout la même souplesse d'utilisation. Les vidéocassettes et les vidéodisques pourront faire mieux, mais pour l'instant ils sont plus chers et bien moins disponibles que les livres. En troisième lieu, les techniques de production de livres en grande quantité sont répandues à peu près partout. Grâce aux techniques d'impression instantanée et à la xérographie, tout le monde peut fabriquer un livre avec les matériaux disponibles au bureau, ou même à la maison. En quatrième lieu, les savants et scientifiques d'aujourd'hui restent fortement attachés à l'utilisation de l'information publiée sous forme d'ouvrages. Ils n'accepteront pas facilement une information présentée sur d'autres supports, sinon peut-être comme supplément. En dernier lieu, le livre constitue probablement une source d'information plus facilement utilisable, dans bien des circonstances, que les équivalents électroniques existants. Cette situation peut, bien sûr, changer complètement dans une décennie. Pour le moment, toutefois, il est beaucoup plus facile et plus satisfaisant de puiser la plupart des informations désirées dans des livres empruntés à la bibliothèque locale que d'essayer de se les procurer au moyen d'un ordinateur.

Le livre joue encore un rôle essentiel dans notre société, mais il faut prévoir que l'équipement vidéo et informatique fera son apparition dans les bibliothèques, et prendra rapidement une certaine importance. Un indicateur de cette tendance est la prolifération de clubs qui permettent à leurs membres, collectionneurs de vidéocassettes, de les échanger, souvent grâce à l'aide d'une entreprise commerciale. À mesure que les magnétoscopes se répandront et que les cassettes deviendront moins chères, les bibliothèques les intégreront à leurs collections. Le vidéodisque, qu'on essaie maintenant de commercialiser en visant le marché du consommateur, pourrait être encore plus important pour les bibliothèques. Les vidéodisques sont peu onéreux, et, de ce fait, paraissent appelés à remplacer les vidéocassettes, sauf pour les applications où le magnétoscope est plus performant. Les vidéocassettes sont plus populaires aujourd'hui que les vidéodisques, parce qu'elles permettent d'enregistrer les émissions de télévision. Mais cette situation peut changer d'ici quelques années.

Où la mémoire du monde devient magnétique

Outre le nombre croissant de vidéocassettes et vidéodisques maintenant présents dans les bibliothèques, on y trouve aussi de plus en plus de programmes informatiques. À mesure que les ordinateurs se répandront dans la société, et que les gens leur trouveront des utilisations nouvelles, il y aura automatiquement une demande croissante pour les logiciels correspondants. Aussi les bibliothèques vont-elles acquérir les disquettes et les autres équipements pour les ordinateurs domestiques et ceux des petites entreprises. Les programmes fournissent une information que les bibliothécaires trouveraient parfaitement acceptable si elle était présentée sous forme de livres : ainsi, il existe des programmes pour l'enseignement des langues étrangères, la composition anglaise, la biologie, la chimie et d'innombrables autres sujets. Aujourd'hui, l'ordinateur est considéré comme très complexe et difficile à utiliser. Plus il sera sophistiqué d'un point de vue mécanique, moins il sera compliqué pour l'utilisateur humain. A la longue, on peut prévoir que l'ordinateur sera aussi familier et banalisé que le téléphone. Pour utiliser le téléphone, nous n'avons pas besoin d'en connaître le fonctionnement, et encore moins le système électronique très complexe auquel cet instrument donne accès. On peut ignorer entièrement le côté technique, il suffit que le téléphone fonctionne.

Les hobbies des hobbits

En plus du vidéodisque et des autres supports déjà nommés, les bibliothèques ont vocation à acquérir des collections de jouets et de jeux électroniques. Quelques-uns ont un aspect éducatif important. Il existe, par exemple, un jeu appelé « Speak 'N Spell », qui apprend aux enfants comment prononcer 200 mots environ. Les bibliothèques pourraient décider de développer des collections de jeux éducatifs, ce qui aurait comme effet d'augmenter la fréquentation et l'utilisation des services. En Amérique du Nord, les jeux électroniques sont très populaires chez les jeunes ; ils sont actuellement implantés dans les foyers ou dans les centres commerciaux. S'ils étaient admis dans les bibliothèques, ils attireraient les jeunes, qui, tôt ou tard, pourraient s'intéresser aux documents vidéo, aux programmes informatiques, et - qui sait ? -même aux livres.

Microprofesseurs : la fin du Père Fouettard

Les bibliothèques pourraient être la principale institution de formation à l'utilisation de ces nouveaux systèmes dont les potentialités pour l'élargissement du champ d'éducation des adultes sont énormes. Une vidéocassette ou un vidéodisque sont un excellent instrument de formation pour un large éventail de sujets. Déjà, il existe des programmes vidéo pour s'initier au bricolage, au golf et à d'autres sports... On peut facilement imaginer un cours très efficace pour l'enseignement de langues étrangères : interventions de « nationaux », s'exprimant dans leur environnement propre afin de permettre aux étudiants de s'imprégner d'une culture étrangère et d'écouter les gens du pays parler à leur façon. De même, un programme informatique en mathématiques aurait la patience nécessaire pour aider un étudiant en difficulté, le faisant répéter, selon ses besoins, les éléments qu'il n'aurait pas compris. Beaucoup d'étudiants trouveraient l'ordinateur « plus humain » que le professeur. À la différence d'enseignants « sanguinaires », l'ordinateur ne punit ni n'humilie l'enfant ; l'étudiant est libre d'apprendre à son rythme et de répéter ses leçons autant de fois que nécessaire, sans se sentir ridicule. Si les bibliothèques décident vraiment d'élargir leurs frontières pour inclure l'information au sens large, elles tiennent l'occasion rêvée de s'approprier ces nouvelles technologies si prometteuses. Si le public y trouve les produits dérivés de l'électronique, les bibliothèques pourraient bien connaître une période de croissance accélérée. Si elles s'en tiennent exclusivement aux livres et à l'imprimé, au contraire, elles ne connaîtront probablement qu'une croissance relativement statique, s'étant aliéné une partie de leur clientèle potentielle, qui ira chercher ailleurs ses sources d'information.

Même si les bibliothèques s'en tiennent aux livres et à l'imprimé en général, elles utiliseront l'électronique de plusieurs manières. Déjà, nombre d'entre elles ont adopté l'informatique pour leur comptabilité. Des systèmes automatisés exécutent un grand nombre de tâches de catalogage, de rangement, d'enregistrement de la circulation des ouvrages et de tenue des fichiers des usagers. L'informatique sert également à relier les bibliothèques par des réseaux de plus en plus vastes de manière à permettre l'accès à leurs ressources au plus grand nombre d'utilisateurs.

En fait, la nouvelle technologie - l'informatique - devient le serviteur de l'ancienne - le livre. L'utilisation de systèmes électroniques peut réduire les coûts de main-d'oeuvre et les budgets d'acquisition d'ouvrages, tout en élargissant le champ des lecteurs. Avec l'informatique, il est également possible de facturer plus aisément les services au public. Pour développer de nouvelles prestations, les bibliothèques auront besoin des revenus perçus pour les services rendus. La comptabilité étant automatisée, les frais modestes demandés aux clients pourraient être prélevés automatiquement sur leur compte. La majorité des usagers ne verrait pas d'objection à une telle participation après une période initiale d'adaptation. Ces revenus permettraient aux bibliothèques d'acquérir du matériel qu'elles ne pourraient se payer autrement, compte tenu des ressources financières limitées de la plupart d'entre elles.

2002, l'odyssée de HAL dans la galaxie Gutenberg

Essayons maintenant de nous imaginer une bibliothèque typique de l'an 2002. Situons cette bibliothèque hypothétique dans la banlieue d'une grande ville nord-américaine comme Montréal. Comme il est impossible pour un seul établissement de posséder plus d'une partie des titres disponibles, notre bibliothèque imaginaire devra être très sélective. La plupart des livres seront en anglais ou en français pour refléter le bilinguisme de la communauté desservie. Les livres acquis par notre bibliothèque imaginaire traitent des sujets d'intérêt particulier pour la communauté, en l'occurrence, les sujets traitant du Canada, des affaires internationales, des mines et des forêts.

Les usagers de cette bibliothèque de l'an 2002 sont identifiés à l'entrée par un système automatisé de balayage optique. Ce système permet non seulement de garder des informations à jour sur les clients débiteurs vis-à-vis de la bibliothèque, mais fournit aussi des données statistiques utiles sur les heures et les jours d'affluence, etc. Au départ, beaucoup de gens ont protesté contre ce type de contrôle à l'entrée et à la sortie de la bibliothèque. Ils ont fini pourtant par l'accepter, quand ils se sont aperçus que ce système permettait d'identifier les indésirables et de prévenir les vols qui ont toujours été la plaie de la bibliothèque. Grâce au nouveau système de sécurité, la bibliothèque est devenue un endroit sûr, et il n'y a maintenant que très peu de vols de livres et autres documents.

Les androïdes magasiniers rêvent-ils de livres électronigues ?

Le système électronique aide également au rangement des ouvrages sur les rayons. Des robots pouvant lire les informations sur les volumes effectuent une partie du classement, et il existe un système automatique de rangement qui place automatiquement les volumes sur leur rayon. La bibliothèque ne possède pas encore le dernier système de rangement robotisé qui permet de remettre chaque volume à sa place, mais on songe déjà à l'acheter dès qu'on disposera de crédits.

L'électronique permet de vendre des livres aux usagers désireux d'en acheter. Tous les ouvrages ne sont pas en vente car certains sont épuisés. Quand un usager achète un volume, le personnel de la bibliothèque en impute tout simplement le montant à son compte. Dès que l'ouvrage est vendu, la bibliothèque passe immédiatement une nouvelle commande à moins que ce ne soit un titre dont la bibliothèque n'a plus besoin.

Lorsque les bibliothèques se sont mises à vendre leurs livres, beaucoup de libraires ont émis des protestations. Cependant, éditeurs, auteurs et fabricants de livres en ont approuvé le principe, et les libraires ont finalement cédé lorsqu'ils se sont rendu compte qu'ils recevaient les commandes de remplacement faites par les bibliothèques, et que ce nouveau système encourageait les particuliers à constituer leur propre collection et, de ce fait, à acheter davantage d'ouvrages en librairie.

Le livre/machine

Les livres coûtent maintenant moins cher, en termes réels, qu'au début des années quatre-vingt, car l'automatisation a eu comme effet de réduire les coûts de composition, impression, reliure et distribution. Un livre qui aurait coûté$20 en 1982, se vend maintenant à$5 (75 % de réduction) en l'an 2002. La réduction du coût réel des acquisitions a permis à la bibliothèque d'étendre ses acquisitions à d'autres documents tels que les vidéodisques et les disquettes.

Pourquoi le prix des livres a-t-il tellement baissé en termes réels ? D'abord, les auteurs se servent régulièrement de machines à traitement de texte pour établir leur manuscrit, de sorte que les corrections peuvent se faire facilement et rapidement et qu'un manuscrit est édité au moyen d'un système de composition automatisé. Ce système a radicalement réduit les coûts de composition qui étaient très élevés au début des années 1980. À l'époque, il était très difficile de publier un livre à faible tirage. En l'an 2002, les coûts de production sont modestes, même pour une édition en 250 exemplaires. Les coûts de production ont baissé à cause de l'intervention massive de l'automatisation et des robots. Des presses très sophistiquées fonctionnent maintenant presque automatiquement, produisant livre sur livre, pratiquement sans s'arrêter entre les tirages. Les robots exécutent la plus grande partie du travail de reliure, éliminant ainsi une main-d'oeuvre coûteuse.

Le contrôle de la qualité du produit est assuré par des ordinateurs qui effectuent les ajustements nécessaires sans que la production soit interrompue. Ces ordinateurs assurent également la vérification des inventaires et contrôlent les opérations de transport et d'entreposage des livres. Le haut degré d'automatisation dans la production a réduit considérablement le temps écoulé entre le moment où l'auteur conçoit l'ouvrage et la réception du livre par le lecteur. En 1982, il s'agissait d'un processus de plusieurs années. En l'an 2002, le délai nécessaire a été réduit à environ trois mois - et peut l'être encore davantage dans des circonstances exceptionnelles. Ce sont la révision du manuscrit et la lecture des épreuves par les diverses autorités qui prennent du temps. La composition et l'impression se font en quelques heures.

La rapidité de production des livres a eu pour effet de les rendre plus actuels et plus utiles pour un public plus vaste. Informations et commentaires sur les développements nouveaux sont publiés rapidement sous forme d'ouvrages, et la lecture de livres n'est plus considérée comme une activité de loisir. Les livres contiennent maintenant des informations très à jour et, très souvent, sont publiés à une vitesse incroyable.

Stratégie éditoriale

Dans un cas fameux, en l'an 2001, le commandant en chef d'une armée d'invasion a pu avoir en main un ouvrage qui rendait compte de l'invasion avec toutes les informations disponibles jusqu'à la semaine précédente. Ce livre proposait pour mener à bien la campagne cinq stratégies possibles, conçues par différents experts et rassemblées par un ordinateur dans le bureau d'un éditeur. Le commandant en chef a retenu parmi ces stratégies celle qui lui paraissait la meilleure, l'armée a été victorieuse et le commandant en chef a attribué la victoire au bibliothécaire local qui avait avisé l'état-major de la publication prochaine du livre. Une commande avait été passée par avance et l'ouvrage livré sur le champ de bataille dès sa parution. Le bibliothécaire a par la suite reçu une décoration. C'est peut-être une des rares occasions où un client a manifesté sa gratitude envers les services d'un bibliothécaire ! J'ajouterai que le général n'a pas oublié de dicter ses mémoires pendant que se déroulaient les combats. Avant même la fin de la bataille, il avait les premières épreuves en mains. Une semaine plus tard, son livre était un best seller.

Bien que les livres dominent encore dans notre bibliothèque de l'an 2002, il y a sur les rayons une quantité incroyable de produits dérivés de l'informatique. C'est à cause de l'introduction de logiciels que la bibliothèque a dû installer son système de sécurité, les programmes sur disquettes étaient si faciles à dissimuler que les établissements qui en avaient dans leurs collections n'ont pas eu le choix et ont dû prendre des mesures de sécurité plus strictes, en général bien acceptées.

Les clients de la bibliothèque ne négligent aucune source de documentation dans leurs recherches, qu'il s'agisse de vidéocassettes, de bandes magnétiques ou de livres. Les pièces de Shakespeare, par exemple, sont disponibles sur plusieurs types de vidéocassettes produites par une demi-douzaine de troupes différentes. Il existe des programmes informatiques permettant d'évaluer la compréhension d'une pièce : les étudiants qui étudient Hamlet, par exemple, peuvent emprunter un programme pour analyser tous les aspects de la pièce. Le programme leur attribuera une note, et ils pourront poursuivre l'étude de la pièce jusqu'à ce que le programme leur donne la note désirée. On peut utiliser le programme pour s'auto-évaluer, ou, sous surveillance, pour se perfectionner.

Mémoire(s) magnétique(s) (bis)

Les programmes informatiques de l'an 2002 sont populaires parce qu'ils peuvent faire toutes sortes de choses inconnues en 1982. Un des programmes les plus populaires s'appelle « Mon journal » : l'ordinateur pose une série de questions faciles sur les activités de la journée, demandant à la fin quelles sont les informations supplémentaires qui méritent d'être enregistrées. Grâce à ce programme, on peut faire imprimer à peu de frais son journal sous forme de livre, reprenant l'ensemble de ses activités pour une période désirée, le plus souvent pour une année. Ce programme facilite la tenue d'un journal, et permet d'en faire imprimer des exemplaires supplémentaires pour les proches et autres personnes intéressées. Le programme comprend une commande « top secret » qui permet d'identifier toute information confidentielle à usage personnel. La plupart des clients de la bibliothèque achètent le programme « Mon journal » et le gardent chez eux, mais ils viennent à la bibliothèque pour essayer toutes sortes d'autres programmes - programmes éducatifs sur des sujets divers, ou sur des tâches telles que le calcul des impôts ou l'analyse des budgets familiaux. Pour permettre à ses usagers d'essayer ces programmes avant de les emprunter, la bibliothèque de l'an 2002 possède un grand nombre d'ordinateurs individuels du même type que ceux de ses clients.

Notre bibliothèque de l'an 2002 est reliée à plusieurs réseaux de bibliothèques, ce qui permet d'obtenir de la documentation d'autres institutions. Les systèmes de communications informatisés permettent de savoir dans quels établissements se trouvent les documents souhaités et d'en faire instantanément la demande. La livraison se fait bien plus rapidement qu'auparavant, normalement en moins de 24 heures.

L'avenir radieux, malgré tout

Pour résumer mon propos : en l'an 2002, les livres et les bibliothèques auront toujours un rôle important à jouer, mais il y aura aussi des changements notables - tout à fait souhaitables en général. Les livres seront publiés plus rapidement et seront donc plus actuels et plus près des préoccupations quotidiennes, ils seront plus accessibles et à meilleur marché. Les bibliothèques accueilleront bon nombre de nouveaux supports, tels les vidéodisques et programmes informatiques ; mais les livres resteront une de leurs principales ressources. Les bibliothèques ont les moyens de traiter, et devraient traiter, me semble-t-il, l'information au sens large, plutôt que simplement le livre. Elles devraient adopter les nouveaux produits dérivés de l'électronique là où, du point de vue de leurs utilisateurs, ils sont plus efficaces que le livre. Si les bibliothèques adoptent cette stratégie, elles pourront faire face au xxie siècle avec l'appui de leur clientèle et des organismes qui les financent.

  1. (retour)↑  Communication présentée au congrès de la FIABB à Montréal, en août 1982.
  2. (retour)↑  Communication présentée au congrès de la FIABB à Montréal, en août 1982.