Livre et lecture en Espagne et en France sous l'Ancien Régime

colloque de la Casa de Velazquez, Madrid, 17-19 novembre 1980

par Odette Bresson
Paris : ADPF [Association pour la diffusion de la pensée française], 1981. - 170 p. ; 30 cm. - (Recherche sur les grandes civilisations.)
ISBN 2-86538-018-1.

Le colloque sur Livre et lecture en Espagne et en France sous l'Ancien Régime s'est tenu à la Casa de Velazquez à Madrid. Les quatorze très riches communications s'articulaient autour de trois thèmes : les bibliothèques, l'édition, la lecture et les lecteurs. En voici les sujets.

Manuel C. Diaz y Diaz (Université de Compostelle) : « Notas de bibliotecas de Castilla en el siglo XIII ». L'auteur étudie deux bibliothèques de monastères : San Millan de la Cogolla et Santo Domingo de Silos et deux fonds de cathédrales : Burgo de Osma et Burgos. Carmen Battle (Université centrale de Barcelone) : « Las Bibliotecas de los ciudadanos de Barcelona en el siglo XV ». L'étude a été réalisée à partir de testaments et d'inventaires après décès des biens de riches citoyens de Barcelone (juristes, médecins, marchands, artistes, artisans) et de quelques rares possesseurs de livres de milieux plus modestes. Josep Trenchs Odena (Université de Valence) : « La Cultura juridico-piadosa del cabildo conquense (1450-1476) ». Il s'agit de la bibliothèque du chantre de la cathédrale de Cuenca, Nuño Alvarez, donnée par testament au chapitre cathédral. L'étude de ce testament et la liste des biens du chanoine donnent une idée très intéressante de la vie d'un dignitaire de l'église au Moyen âge. Miguel Angel Ladero Quesada (Université de Madrid) et Maria Concepciôn Quintanilla Raso (Université de Alcala de Henares) : « Bibliotecas de la alta nobleza castellana en el siglo XV ». L'étude a été faite à partir d'inventaires après décès des bibliothèques de Don Pedro et Don Alvaro de Stuñiga (inventaire de 1454), de celles du comte de Benavente, du duc de Medina Sidonia (mort en 1507) et du marquis de Priego (inventaire établi en 1518, un an après sa mort).

Henri-Jean Martin (EPHE 4e section) : « Stratégies éditoriales dans la France d'Ancien Régime et du XIXe siècle ». L'auteur montre, exemples à l'appui, l'évolution du rôle de l'éditeur à travers les siècles qui ont suivi l'invention de l'imprimerie. Jaime Moll (Universidad complutense, Madrid) : « Valoración de la industria editorial española del siglo XVI ». C'est une édition peu importante, dispersée et d'un marché réduit à l'Espagne et à l'Amérique ; pas de marché extérieur. En 1572, Philippe II demande qu'une enquête soit menée à Grenade (et sans doute dans les autres villes d'éditions espagnoles) pour connaître les raisons du faible développement de l'édition. Il s'agit pour l'imprimerie espagnole d'affronter le marché de l'édition liturgique après la révision des textes du Concile de Trente. L'auteur signale également le rôle de l'Inquisition du point de vue d'une possible limitation de l'édition. (L'étude de l'Inquisition quant aux livres importés, la censure dans les bibliothèques ou chez les particuliers étant exclue.)

Christian Péligry (BM de Toulouse) : « Les Éditeurs lyonnais et le marché espagnol aux XVIe et XVIIe siècles ». L'étonnante réussite des libraires lyonnais et l'établissement de relations avec l'Espagne s'étend de la fin du XVe siècle jusqu'aux environs de 1560-1565. Il s'agit de Barthélemy Buyer, les Giunta, les Gabiano, les La Porte, les Frellon, Antoine Vincent, Senneton, Guillaume Rouillé, entre autres. Grâce aux archives françaises et espagnoles, l'auteur peut étudier les routes qu'empruntaient les balles de livres à destination de l'Espagne, le réseau commercial établi dans la péninsule par les libraires lyonnais, les contrats d'impression passés devant notaires, la présence des éditions lyonnaises en Espagne décelée à travers les fonds de librairies ou les inventaires de bibliothèques. A cette époque on peut remarquer la grande mobilité du livre et la présence en Espagne des grandes éditions lyonnaises. Philippe Berger (Université de Rouen) : « La Lecture à Valence de 1474 à 1560 (Evolution des comportements en fonction des milieux sociaux) ». L'étude de 2 489 inventaires après décès peut se répartir entre 6 groupes principaux : professions manuelles, secteur tertiaire, professions libérales, noblesse, clergé, professions non identifiées. L'examen de ces inventaires permet les conclusions suivantes : des différences sensibles suivant les milieux ; au fur et à mesure qu'on s'élève dans la hiérarchie sociale, la fortune et les besoins professionnels stimulent la lecture ; la proportion des lecteurs évolue moins que le nombre de leurs livres, et ceci dans tous les milieux.

José Simon Diaz (Universidad complutense, Madrid) : « Las Relaciones de sucesos ocurridos en Madrid durante los siglos XVI y XVII ». L'auteur fait remonter l'origine des chroniques à l'époque romaine. Ces chroniques répondant à une nécessité de l'esprit humain : le besoin de savoir. Manuscrites à l'origine, l'imprimerie multiplie la diffusion de ces chroniques que l'on englobe souvent sous le terme de littérature de colportage. Telles qu'elles se présentent, elles intéressent à la fois l'histoire de la presse, l'histoire littéraire et l'histoire de la culture populaire. Le phénomène est européen et apparaît presque simultanément dans tous les pays, avec des analogies particulières entre les chroniques françaises, espagnoles et italiennes. On les croit souvent courtes, mais elles peuvent atteindre près de 500 pages. Le plus souvent, le premier récit suivant l'événement est très court, puis il s'amplifie. Ces textes très dispersés sont devenus rares. Il serait souhaitable de composer des recueils par thèmes que l'on rééditerait. L'étude de ces chroniques permet les conclusions suivantes : écrites le plus souvent en prose, le style et le langage sont en général peu soignés, avec une tendance à l'emphase. Si le texte est plus littéraire, l'information cède le pas à l'esthétique et à l'érudition. Leur vraisemblance est sujette à caution, d'où censure. Mais les faits sont réels, le reproche portant sur le style apologétique. Les aspects négatifs de l'événement sont passés sous silence ou les allusions sont très sibyllines et ne s'adressent qu'aux initiés. Seul Quevedo exalte le côté négatif et pittoresque de l'événement avec sa truculence coutumière.

La France occupe peu de place dans ces chroniques : seules exceptions, les trois reines, Isabelle de Valois, Anne d'Autriche et surtout Isabelle de Bourbon. Les guerres fréquentes entre France et Espagne sont également un des sujets des chroniques. Maxime Chevalier (Université de Bordeaux m) : « "Don Quichotte" et son public ». Pourquoi une telle différence entre le nombre d'éditions de la première partie du Don Quichotte (14) et la seconde (7) ? Don Quichotte a été vu par les lecteurs de la première partie comme un personnage ridicule, ainsi que Sancho Panza. Les lecteurs du XVIIe siècle ont préféré les scènes romanesques (d'où le succès des « Nouvelles exemplaires », 17 éditions). Ces scènes romanesques ont inspiré de nombreux dramaturges. Dans la 2e partie, le lecteur ne reconnaît plus ses personnages et regrette le manque de romanesque. Mais Cervantès ne fait pas école, et il faudra attendre un siècle et demi pour voir à nouveau maître et valet discuter familièrement, dans Jacques Le Fataliste de Diderot.

Maria Concepciôn Casado Lobato (Csic Instituto Miguel de Cervantès) : « Autores franceses en la biblioteca de un escritor del siglo XVIII : Bernardino de Robelledo (1597-1676) ». C'est grâce à une lettre écrite en 1651 que nous connaissons les goûts de cet écrivain, ambassadeur d'Espagne qui vécut douze ans au Danemark. Il aimait lire. L'inventaire de sa bibliothèque comporte 222 ouvrages dont 4 manuscrits. Le tiers des ouvrages est en français et se répartissent entre : religion, morale et philosophie ; littérature ; art et science militaire ; politique et gouvernement ; histoire et géographie ; médecine ; auteurs latins et traduction française. Cet inventaire permet de mieux connaître la personnalité d'un érudit et d'un homme d'action qui a vécu dans une ambiance de culture européenne.

François Lopez (Université de Bordeaux III) : « "Lisants" et lecteurs en Espagne au XVIIIe siècle ». Ébauche d'une problématique. L'auteur rappelle le souhait de Lanson au début de ce siècle qui demandait que l'on écrivît une « histoire littéraire » de la France, idée reprise en 1941 par Lucien Febvre (écrire une histoire littéraire qui serait aussi une histoire sociale), puis par Gérard Genette. Les recherches poursuivies actuellement en France dans ce domaine se révèlent prometteuses. En Espagne, au XVIIe siècle, les chiffres des éditions vont en augmentant, ainsi que le nombre des lecteurs. Après 1660, la production décroit. Les travaux entrepris par Francisco Aguilar Pinal pour le xvme siècle devraient permettre une statistique plus précise. Mais on peut déjà conclure que le nombre des lisants est allé en croissant en Espagne au XVIIIe.

Roger Chartier (EHESS) : « La Circulation de l'écrit dans les villes françaises, 1500-1700 ». La ville est le refuge de l'écrit. L'alphabétisation est proportionnelle à l'importance de la ville et en général les hommes sont plus alphabétisés que les femmes. La possession des livres est inégalement distribuée dans la ville. Les inventaires après décès permettent des confrontations intéressantes. Les gens de métier en possèdent peu (10 %), les marchands et les bourgeois guère plus. Le plus grand nombre de livres se retrouve chez les administrateurs, les gens d'église, les médecins. Mais le livre circule dans la ville (à l'atelier, pour la veillée). Il prend des formes diverses : occasionnels, canards. Au XVIe et au XVIIe siècles, le colportage est surtout urbain et se limite à de petits volumes, quelques feuillets, des images, la bibliothèque bleue. C'est également en ville qu'apparaît le livre politique. La culture urbaine, malgré un fort taux d'analphabétisme, est une culture de l'écrit. Daniel Roche (Université de Paris I) : « La Culture populaire à Paris au XVIIIe siècle : les façons de lire ». A Paris, au XVIIIe siècle, le peuple bénéficie des retombées de la culture. Qui peut lire dans le peuple ? Une frontière est établie entre ceux qui savent signer et les autres. La Poste encourage l'écrit : relation amoureuse, échange familial, commerce du travail. Cependant les Parisiens possèdent peu de livres, les inventaires populaires l'attestent. Davantage chez les domestiques (désir d'imiter le maître), chez les femmes c'est le livre de piété qui vient en tête. La littérature de colportage est bien connue. Le journal, cher, passe de mains en mains. L'image à tendance moralisatrice accompagne le texte. En 1700, 1 inventaire sur 10 signale quelques livres, en 1780, plus de la moitié. Il faut noter aussi le rôle de l'enseigne et celui de l'affiche. Si, au XVIIIe siècle, l'homme ordinaire possède peu de livres, en revanche l'environnement culturel prépare le terrain pour un changement dans la manière de vivre.

Les communications étaient suivies de débats très animés qui ont été très heureusement résumés à la suite des exposés. Nous ne pouvons que formuler un souhait en conclusion : que de telles manifestations se renouvellent le plus souvent possible, pour le bénéfice de tous.