La perspective trois-faces et l'attraction télématique

Jacques Faule

L'introduction de la télématique bouscule les idées reçues : le bibliothécaire doit se redéfinir par rapport aux usagers (coût de l'information), aux documents (suppression du document imprimé faisant double emploi avec le terminal), et à lui-même ; il doit passer du rôle de l'intermédiaire unique et omniscient à celui " d'animateur-information " travaillant en équipe et avec le public.

The birth of the telematics has disturbed the prevailing notions : the librarian must now revise his position regarding users (cost of information), documents (the terminal replacing the printed document) and, of course, regarding himself. After being a single and " omniscient " intermedium, he will be, from now on, an " information-animator " working inside a team together with the public.

Introduction

« BPI », le sigle n'a pas pris, peu importe, de réalité pour le public, c'est la bibliothèque-de-Beaubourg. « Service de référence », là aussi le public n'accroche pas. « Bureau de renseignements » à la rigueur. « Rayonnages », c'est bon pour Habitat ou Ikea, ici on parle de « stands » comme à la foire. Quant à « bibliothécaires », le mot est trop long et c'est prouvé depuis longtemps, quand on dépasse les 4 syllabes, on a tendance à économiser l'effort et les phonèmes, la force de l'inertie raccourcit les mots.

Alors nous, bi-bli-o-thé-cai-res, nous nous réduisons, par la grâce de nos lecteurs, à une simple et banale expression : de conservateur, de médiateur culturel, foin ! On est « le monsieur », la « dame », qui a affaire à un public touche-à-tout ; public forcément déconcertant, « excentrique » puisqu'il gravite autour d'un « centre » insaisissable. Conséquence : dans son fonctionnement, dans son savoir-faire, le personnel, le monsieur, la dame adopte une perspective trois-faces.

Première face : il introduit une hiérarchie conceptuelle dans la réponse aux lecteurs ;

Deuxième face : il compare les différents aspects des sources papier et des sources télématiques ;

Troisième face : il communique collectivement à l'intérieur et à l'extérieur de l'établissement.

La hiérarchie conceptuelle

Vous êtes à votre bureau, on s'approche et on vous dit : « Vous avez des choses sur la mémoire ». Et vous répondez « La mémoire en psycho ? ». On acquiesce et vous, champion de la CDU, vous annoncez : « 150.15 ». Le rôle du bibliothécaire est donc, comme on disait naguère au lycée, de remettre les choses dans leur contexte. C'est notre grille de hiérarchie conceptuelle. Un autre exemple, on vous dit « les mémoires s'il-vous-plaît ? », vous, laconique : « En hard ? » « Précisément » et classificateur hors-pair, vous répondez : « 681.36 ».

Non, vous ne répondez pas à côté, vous répondez au-dessus, en amont, les questions vous arrivent en vrac et vous tâchez d'y mettre un peu d'ordre, un peu d'élévation aussi. Vous allez du terme spécifique au terme générique, vous vous donnez du champ, du recul. Les questions arrivent en miettes et vous recollez les morceaux pour restaurer une certaine unité. Comme un arbre à cames 1 qui communique en tournant un mouvement de va-et-vient, vous allez et venez entre les petits faits et les systèmes taxidermiques. Vous remembrez la chose du détail à l'ensemble. Vous êtes un maître ès-thesauri, un pédago de la nomenclature contrôlée, vous êtes, dans votre domaine de rangement, un ordonnateur de l'univers : un peu maniaque, un peu mégalo, juste ce qu'il faut. Vous avez le sens de la (pauvre et pompeux signifiant des sixties tombé en purgatoire) structure.

La comparaison des sources papier et télématique

« Parmi toutes les qualifications du chercheur télématique, la conscience du coût (cost-consciousness) est considérée par la plupart comme l'un des principaux facteurs qui influe sur la recherche en-ligne 2 ».

« Partisan de l'autofinancement » : c'est ainsi que les institutions culturelles nord-américaines profilent leurs offres d'emploi. Partisan de l'autofinancement, soucieux de l'équilibre budgétaire. A l'exemple de vos collègues d'Outre-Atlantique, vous vous préoccupez des retombées économiques. Lorsque vous vous entremettez pour une transaction documentaire, vous ne perdez donc pas de vue son coût : vous évaluez des coûts et vous les comparez : un conseil ne coûte rien ? Pas toujours. Vos largesses ont des limites.

A la question « les bibliothèques, Monsieur, c'est où ? », vous ouvrez un large bec, large comme la question et vous laissez tomber : « 021 ». « La lecture publique, c'est quel « numéro » ? » Ah, la chose vous plaît déjà mieux : « 021.3 », déclarez-vous, mis en appétit. « L'accès sans intercesseur des utilisateurs finaux aux terminaux de banques de données bibliographiques en France ? » « Excuse me ! Pouvez-vous me relibeller votre question ? » « Certes ». Et de s'exécuter.

Après avoir écarté (pas pour longtemps) la menace directe pour votre avenir professionnel, menace dont la question est lourde et grosse, vous vous frottez les mains : les termes de la question, la multiplicité et la complexité des paramètres qu'elle met en jeu conviennent parfaitement à une recherche automatisée. Vous vous installez au terminal, la section 101 de PASCAL (Sciences de l'information-documentation) fait merveille. Vous avez passé 8 minutes au terminal : « Monsieur ou Madame vous me devez quarante francs ».

Est-ce cher payé pour 3 références ?

C'est cher payé si vous pouvez vous procurer gratuitement cette information par d'autres moyens : achèteriez-vous une place de cinéma si on vous délivrait gracieusement un exonéré ? Or, quelle est la situation aujourd'hui ? Actuellement, vous êtes à peu près sûr de retrouver la même information, qui plus est, sans intermédiaire, dans les bibliographies traditionnelles (pour PASCAL, le Bulletin signalétique). Si on souhaite sincèrement un démarrage de la télématique documentaire, il faut s'acheminer vers une rationalisation de l'offre et supprimer l'abonnement aux produits bibliographiques papier, lorsque l'équivalent machine existe, de la même manière que l'annuaire téléphonique papier est progressivement remplacé par l'annuaire électronique. Le lecteur paiera l'information exactement comme vous payez le 12 (les renseignements téléphoniques), lorsque vous recherchez l'adresse d'un abonné qui habite un autre département que le vôtre.

Offrir le choix du support bibliographique (bulletin signalétique, microfiche, banque de données) revient à introduire ici un mécanisme concurrentiel artificiel. Trois conditions, nous semble-t-il, devraient être réunies, qui permettraient la naissance d'un marché porteur de la télématique documentaire :
- premièrement, nous l'avons vu, abolir la rivalité et le gaspillage des index en tablant sur le seul accès via terminal, ce qui, conséquemment, devrait réduire les coûts télématiques.
- deuxièmement, cela a été dit 100 fois, mais, tant pis, répétons-le, rendre les procédures élémentaires, je dis bien, les procédures, pas le contenu (le contenu indexé, lui, ira de la table de concordances des prédictions de Nostradamus aux Chemical Abstracts, nous n'intervenons pas sur le contenu, que seul le marché devrait à terme réguler).
Insistons : au travail les interfaces ! producteurs et serveurs faites-nous de bonnes et évidentes et faciles procédures d'interrogation (tout comme on nous a fait de bonnes machines automatiques qui nous délivrent un ticket de train sur simple effleurement de touches) et le public vous fera, en échange, bon accueil.
- troisième condition liée aux 2 premières : éliminer l'intermédiaire : adieu l'arbitre, adieu l'interlocuteur obligé (pas toujours obligeant !) A moins que...

La communication collective

A moins qu'on n'aille « médiatiser » ailleurs et autrement. Le bibliothécaire est homme de communication, c'est vite dit. Un établissement public requiert un style de communication qui soit collectif. L'information interne doit emprunter les mêmes voies que l'information externe, je m'explique :

1) soit un groupe de douze personnes formées à l'investigation bibliographique constituant une équipe de consultation de banques de données multidisciplinaires et spécialisées. Comment connaître les « ficelles » d'interrogation, les points forts et faibles des domaines traités, les avantages et inconvénients comparés des répertoires traditionnels et des fichiers automatisés, comment obtenir cette information décisive (qui permettra de statuer, de trancher sur le choix du support) sans le concours de chacun ? Ce concours doit s'établir sur les bases d'un échange réciproque et quasi-contractuel qui peut revêtir les formes d'une réunion (avec compte rendu), d'un livre blanc, d'un cahier de maintenance ou d'un bulletin interne (électronique ou pas).

Les membres d'une équipe concourent ainsi à une meilleure productivité de l'information interne puisqu'ils en multiplient les bénéficiaires potentiels : il serait absurde d'ignorer l'intérêt de la relation individuelle (de type amical, voire confidentiel, trop souvent cachottier) dans les échanges d'information, mais il est impératif que cette relation s'intègre à un processus cognitif plus large et plus responsable, car la communication collective entraîne une bien meilleure qualité de l'information comme l'a fort bien noté Marc Chauveinc en ce qui concerne un domaine voisin, le catalogage collectif en conversationnel : « la qualité du catalogage (à l'OCLC) s'est améliorée puisque la certitude d'être relu par des centaines de collègues accroît la responsabilité du catalogueur » 3.

2) Par ailleurs, cette information professionnelle collective doit être soumise à la vérification d'un examen contradictoire public. Le bibliothécaire devient animateur de débats : il encourage à la fureur de la Dispute. L'objet de la discussion est fourni, tout à la fois, par les questions des curieux et des intéressés (le bibliothécaire consulte à chaud les différents fichiers en présence du lecteur), par celles des visiteurs et des stagiaires et enfin par les interventions des spécialistes dont il sollicite la collaboration, lors de rencontres publiques.

Ainsi, le bibliothécaire travaille-t-il à son propre effacement : après s'être enseveli dans la crypte informatique, il disparaît pour mieux renaître, coiffé de sa double casquette, travaillant l'information en équipe et en public.

Conclusion

Conseiller de synthèse, comptable de fait et agent de communication, le bibliothécaire enchevêtre les influences. La conservation, l'archivage, la mise en mémoire l'occuperont de moins en moins, prenons-en le pari. Ce temps de travail libéré, il le consacrera de plus en plus, doublons la mise, à la communication publique, écrite et orale.

Quant à son amour du signalement (sa « rage », dit Marc Chauveinc), il le transférera aux objets précieux qui, en dépit de l'attraction télématique, continueront à l'entourer : florilèges bibliographiques soigneusement réunis par de fins connaisseurs et d'admirables érudits à la foi bénédictine, florilèges négligés par les géants de la documentation automatisée : small, aussi, is beautiful.

  1. (retour)↑  « N'y a-t-il pas un rapprochement à faire entre, d'une part l'arbre à cames qui transforme du circulaire en alternatif et, d'autre part l'informatique qui convertit l'information en binaire ? L'introduction de l'arbre à cames dans l'industrie médiévale jouera un rôle capital dans l'industrialisation du monde occidental ». Jean GIMPEL, La Révolution industrielle du Moyen Age. Le Seuil, 1975, p. 18.
  2. (retour)↑  Fidel (R.) et Soergel (D.). - « Factors affecting online bibliographic retrieval : a conceptual framework for research ». In : Journal of the American Society for Information Science, n° 34 (3), 1983 p. 163-18.
  3. (retour)↑  Chauveinc (Marc). - Le Réseau bibliographique informatisé et l'accès aux documents. - Ed. d'Organisation, 1982, p. 153.