L'usage des systèmes informatiques dans les bibliothèques universitaires des États-Unis

François Reiner

I. Introduction

A. Avertissement

Il convient de toujours garder à l'esprit la spécificité du contexte dans lequel opèrent les bibliothèques universitaires américaines, contexte qui souligne à nos yeux d'observateurs étrangers des traits communs moins visibles pour nos collègues américains qui sont évidemment plus sensibles aux particularités locales.

- Premier point et sans qu'il soit nécessaire de s'étendre sur ce truisme qui a donné lieu depuis Tocqueville à un étonnement toujours renouvelé : la société américaine n'est pas la société française. En particulier les attitudes face au travail, au savoir, à l'argent diffèrent sensiblement de ce qui est courant en Europe ou en tout cas en France.

- Plus spécifiquement, les types d'organisation universitaire dans lesquels sont insérées les BU des États-Unis sont sans réelle contrepartie en France. Là encore, les différences de statut sont apparemment importantes entre universités américaines : privées ou publiques, et à l'intérieur de ces dernières d'États ou de municipalités, mais surtout riches ou pauvres (dans l'acception américaine de ces termes qui laisse songeur quiconque connaît la situation financière des Universités en France), prestigieuses ou modestes, sélectives ou largement ouvertes, etc. Tous ces critères se croisent d'ailleurs plus qu'ils ne se recouvrent : il y a des universités publiques et riches ou privées et largement ouvertes. Mais surtout, la situation de l'institution universitaire au sein de la société américaine est très différente de ce que l'on connaît en France. Pour ne pas s'étendre outre mesure sur le sujet, on me permettra de renvoyer à l'ouvrage d'Alain Touraine 1 qui expose bien mieux que je ne saurais le faire cette situation riche et complexe.

B. L'organisation et la situation des bibliothèques universitaires des États-Unis

1. Bibliothèques et pédagogie

Un aspect de cette question porte particulièrement à conséquence dans le domaine qui nous intéresse : l'enseignement secondaire est sensiblement différent de ce que nous pouvons connaître dans notre pays et produit à sa sortie des étudiants dont le comportement en bibliothèque n'est pas celui auquel nous sommes habitués. En effet, il s'agit d'étudiants qui ont déjà, dans leur immense majorité, fréquenté des bibliothèques, petites ou grandes, d'établissement secondaire et/ou de collectivité locale. Les visites d'initiation auxquelles j'ai pu assister (à Albany ou à Salt Lake City, par exemple) reposaient de façon explicite sur ce présupposé. C'est ainsi qu'une des « reference librarians » chargée d'initier les « freshmen » (étudiants en 1re année) aux ressources de la « reference collection » en index de périodiques put, sans autre forme de procès, dire l'Index du Public Affairs Information Service fonctionne comme celui du Magazine Index que vous avez tous eu à utiliser dans votre « High School » (établissement secondaire)... Un tel contexte influe évidemment de façon considérable sur les rapports entre les bibliothécaires et leurs lecteurs. Dans les deux sens, d'ailleurs, car si les étudiants américains m'ont en général paru plus au fait de certaines procédures de recherche que leurs homologues français 2 ils sont aussi plus exigeants sur l'aide qu'ils entendent recevoir en particulier du fait que l'organisation « scolaire » (en « classes ») de l'enseignement qui leur est donné, avec un encadrement plus étoffé que celui que nous connaissons en France, ne les force pas à « se jeter à l'eau » et qu'il n'est pas rare d'entendre les « reference librarians » donner des conseils très détaillés sur la façon de faire un « term paper » (cf. document intitulé « ideas for topics »), assumant plus volontiers leur rôle directement pédagogique sans avoir le sentiment d'empiéter sur le domaine de compétence des enseignants.

Sur ce point, il convient de noter que les relations entre enseignants et bibliothécaires sont plus étroites que celles auxquelles nous sommes le plus souvent habitués. Il est inconcevable qu'un enseignant ne fournisse pas à l'avance sa bibliographie détaillée à la bibliothèque, ne serait-ce que pour mettre les ouvrages de base dans la « réserve » où ils seront physiquement accessibles bien que parfois l'objet de restrictions (emprunt de plus courte durée, par exemple).

Cette bibliographie est au reste lue avec une grande ponctualité par les étudiants qui la reçoivent.

Je n'aborderai pas ici l'aspect statutaire mais qu'il suffise de rappeler qu'il existe une importante tendance aux États-Unis pour reconnaître aux bibliothécaires la qualité d'enseignants à part entière, ce que beaucoup d'universités ont d'ores et déjà fait, avec les droits et les obligations qui s'y attachent (et les difficultés incontournables comme par exemple l'évaluation encore plus délicate que pour les enseignants purs de l'activité de recherche des bibliothécaires). Il s'agit-là, à mon sens, d'une conséquence institutionnelle de la fonction déjà exercée de fait par ces bibliothécaires.

2. La segmentation des fonctions

Une des incrédulités qu'au cours de ces visites je rencontrais chez mes interlocuteurs naissait immanquablement lorsqu'en réponse à leur demande, je tentais de décrire la fonction de conservateur dans une BU française : comment pouvait-on avoir des responsabilités à la fois dans le domaine des acquisitions, du catalogage, de l'aide au lecteur, voire de la gestion de l'établissement et de l'enseignement bibliographique ?

Dans les BU américaines en effet, on rencontre un partage des tâches très strict où en particulier les « technical services » sont nettement distincts des « public services ». Ce type d'organisation présente bien sûr dans ce domaine (comme dans tous les autres où il est appliqué) ses avantages et ses inconvénients. Il permet une grande spécialisation des personnels, la mise à jour sérieuse de leurs connaissances et une organisation méticuleuse du travail : jusqu'au niveau de l'exécution, la « job description » (la définition de poste) est d'une précision et d'une rigueur inouïe et chacun semble s'y référer avec une obéissance quasi militaire.

D'un autre côté, les organigrammes sont lourds et les communications souvent délicates. Pour remédier à ces difficultés dont nos collègues américains ont parfaitement conscience, plusieurs méthodes sont utilisées : constitution de groupes de travail spécialisés (« task forces ») sur un problème, création de postes de « coordinator » à certains points nodaux du schéma, redéfinition de certains concepts de façon plus synthétique (comme le « collection development »), etc. Enfin une tendance récente s'est manifestée qui voudrait « enrichir les tâches » en redécouvrant en partie une sorte de bibliothécaire « généraliste » qui revient sans doute au point où nous nous trouvons mais à un autre niveau de conception, par une sorte de progrès en spirale.

3. Esprit de service

Autre caractéristique de fond commune à tous les établissements visités et d'ailleurs répandue partout dans la vie américaine : une ferme conviction également présente chez toutes les parties en cause, qu'une institution n'a pas d'autre but que celui de satisfaire les besoins de ses utilisateurs. Je ne m'aventurerais pas à trouver une cause à cet état de fait mais il faut constater qu'on ne trouve pratiquement pas aux États-Unis, ni dans les BU ni ailleurs, cet état d'esprit « de guichet » qui empoisonne si souvent l'atmosphère des relations entre nos lecteurs et nos établissements. Une sorte de cordialité de surface imprègne les rapports inter-personnels ce qui facilite grandement, bien sûr, et sans qu'il soit nécessaire d'y consacrer un effort particulier, les contacts entre les bibliothécaires et les lecteurs.

Au demeurant, des efforts sont quand même entrepris avec des résultats très visibles sur le plan de l'information des utilisateurs, de la signalisation et même du simple service pratique à rendre : machines à écrire électriques à monnayeur, cabines téléphoniques, casiers de consigne, bureaux individuels, cafeterias, etc. sans parler bien sûr des photocopieurs, qui ne nous sont pas inconnus.

4. Notion de rentabilité

Omniprésent aussi, avec des résultats qui me semblent ambigus, le souci de la rentabilité économique des services et des activités. Il va de soi que là-bas comme ici les BU ne peuvent envisager d'être des services rentables d'un point de vue comptable : elles dépensent considérablement plus d'argent qu'elles n'en reçoivent. Mais la façon de dépenser ces crédits reçus est apparemment plus influencée par les impératifs de la « cost-efficiency » que ce à quoi nous sommes habitués. Il faut « en avoir plus par dollar dépensé » ce qui entraîne à des justifications parfois bien compliquées de toutes les décisions et modifications. La procédure de prise de décision est souvent très complexe sur le plan formel et accompagnée d'études et de références très nombreuses (peut-être est-ce une des causes de la prolixité de la littérature professionnelle bibliothéconomique américaine : on se sert beaucoup de références pour justifier une procédure, un projet ou une dépense).

La pression des autorités budgétaires (généralement le président de l'Université et les « boards » qui l'assistent, mais aussi les autorités d'État ou fédérales dispensatrices de crédits) se fait de plus en plus sentir, surtout en cette période de raréfaction des crédits et pousse les responsables des BU à abonder dans ce sens.

Tout apparaît quantifiable et on ne m'a, par exemple, pas caché que la généralisation de l'accès-libre aux collections n'est pas due qu'aux avantages intellectuels et pédagogiques que cela comporte mais aussi aux considérables économies de personnel subalterne ainsi réalisées, tout particulièrement dans des établissements aux horaires de fonctionnement très étendus.

Va encore dans ce sens la fréquence du financement privé à forme de mécénat. Nombre des bibliothèques de la liste portent un nom propre qui signifie souvent qu'on trouve un don d'une personne privée à leur origine. On conçoit sans peine que lorsque le donateur (et le cas n'est pas rare) vérifie lui-même l'emploi de ses fonds, les analyses coût-avantage doivent être particulièrement soignées ! Un exemple frappant : la Bibliothèque de l'Université de l'Utah à Salt Lake City porte le nom de M. Marriott, toujours propriétaire d'une très importante chaîne hôtelière et qui a fait don pour l'équipement seul d'un million de dollars : il est bien vivant et visite régulièrement l'établissement... !

5. Moyens

Ceci nous amène à abordèr le dernier point de ces spécificités des BU américaines : les moyens dont elles disposent. Bien évidemment, c'est celui auquel on pense le plus volontiers et il faut reconnaître que la disproportion est écrasante. J'ai toutefois tenu à n'en parler qu'en dernier car il me semble qu'il ne doit pas occulter les autres aspect qui contribuent aussi à donner à la scène des BU aux États-Unis sa coloration caractéristique.

a) Moyens matériels

Il est à noter d'ailleurs que nos collègues d'outre-Atlantique se plaignent amèrement des réductions drastiques de budget dont ils sont les victimes depuis plusieurs années, du fait de la situation économique générale et de son amplification par le mouvement de « défiscalisation » que connaissent actuellement les États-Unis. Même réduits, ces crédits ne peuvent que nous laisser songeurs. Les budgets sont considérables et impliquent des effets d'échelle dont nous n'avons guère l'expérience.

Il faut d'ailleurs noter que la grande différence en ce domaine tient au fait que les décideurs sont conscients de l'importance de la fonction documentaire. Cela ne veut pas dire qu'ils donnent facilement les crédits dont ils ont la charge mais il n'est pas nécessaire de leur faire comprendre à quel point leurs décisions sont centrales pour tout le fonctionnement de l'institution universitaire : ils le savent.

b) Moyens humains

Inutile de revenir sur la grande mobilité de la main-d'œuvre aux États-Unis. Cela est vrai aussi pour les bibliothécaires qualifiés dont la carrière suppose de fréquents changements d'emploi. Les créations et les suppressions de poste sont assez faciles pour les directeurs des BU qui sont d'ailleurs eux-mêmes soumis à ce système. J'ai déjà signalé la précision des profils de poste : ils permettent le recrutement de gens précis pour une fonction précise. Le processus de recrutement après présélection puis « interviews » en personne amplifie d'ailleurs encore cette volonté d'adéquation étroite.

On excusera ce long préambule qui m'a paru nécessaire pour situer ce qui va maintenant être décrit. J'aurais craint, en l'omettant, de créer des illusions sur l'adaptabilité en France des solutions retenues aux États-Unis pour l'usage de l'automatisation. Ni là-bas ni ici celle-ci n'intervient « ex nihilo » et le contexte est particulièrement éclairant.

II. L'extension des services automatisés dans les bibliothèques universitaires des États-unis

Chacune des fonctions faisant l'objet d'un traitement automatisé sera analysée successivement : gestion générale ; gestion bibliothéconomique ; recherche bibliographique automatisée.

A. La gestion générale

Les États-Unis sont la patrie des « Management Information Systems » (MIS), en français Système Informatique de Gestion. On ne s'étonnera donc pas de trouver dans la plupart des établissements visités un certain degré d'automatisation du fonctionnement administratif et financier. Toutefois, ces systèmes de gestion du personnel, de la comptabilité, financière, etc. ne sont jamais spécifiques de la bibliothèque ; celle-ci peut être intégrée au système général de l'Université ou avoir adopté pour son compte un système donné, comme l'aurait fait n'importe quel autre organisme de sa taille. Dans ce dernier cas, il s'agit le plus souvent d'un des systèmes disponibles sur le marché, offrant un certain nombre de fonctions et vendus « clés en mains ». Mode d'acquisition que nous retrouverons d'ailleurs dans d'assez nombreux cas pour les systèmes proprement bibliothéconomiques que je vais maintenant étudier.

B. La gestion bibliothéconomique

1° Les outils

Deux options se font jour dans l'automatisation des fonctions bibliothéconomiques des bibliothèques universitaires des États-Unis : le recours à un système « in-house » ou bien la participation à un réseau. Il ne s'agit d'ailleurs pas toujours d'une opposition tranchée entre les deux et l'on peut rencontrer une situation où certaines fonctions sont assurées localement tandis que d'autres le sont par un réseau. Les critères de choix, tels que j'ai pu tenter de les appréhender, sont multiples. Il y a bien sûr l'aspect directement financier mais la comptabilité exacte des opérations concernées n'est pas toujours facile. Il y a aussi l'existence d'un soutien informatique de la part de l'université d'accueil (ex. Université de Chicago) dont la capacité est ou n'est pas saturée. Il y a encore les perspectives de formation ou de recrutement du personnel destiné à utiliser le système adopté. Il y a enfin, et le cas n'est pas rare, la familiarité du directeur avec tel système déjà utilisé ailleurs. Il y a ainsi une sorte de diffusion des techniques où l'agent de contamination est un « librarian » ou « assistant librarian » qui apporte une solution dans ses bagages. Et ce, d'autant plus que c'est souvent précisément sa connaissance de cette solution qui aura été l'élément déterminant de son recrutement. Enfin, du temps où ces systèmes étaient au stade de l'élaboration, se rangeait au nombre des motifs, la possibilité de bénéficier d'une importante subvention (généralement d'origine fédérale) pour en « essuyer les plâtres » et contribuer au développement d'un système viable... et vendable 3.

On peut aussi assister à une sorte de développement organique du système utilisé, agrégeant autour d'une fonction d'origine des enrichissements successifs qui finissent par tendre vers un système bibliothéconomique intégré.

2° Les fonctions

Le processus de développement le plus fréquent étant la constitution en premier lieu d'un système automatisé de prêt mais aussi de contrôle des mouvements affectant les collections. A l'occasion de la mise en place de ce système, constitution d'un catalogue abrégé sous la forme, le plus souvent, d'une « shelf-list » ou liste topographique.

A un autre bout de la chaîne de traitement du livre, les acquisitions ont souvent été la première fonction automatisée ou plus proprement mécanisée car on trouve à ce stade des applications appartenant plus à l'ère de la carte perforée qu'aux derniers développements de la bureautique. Il faut d'ailleurs reconnaître que cette technologie est adaptée aux travaux de facturation et de tenue de comptes.

La fonction de catalogage, enfin, est celle où la solution est recherchée dans l'adhésion à un réseau : Ohio College Library Center (OCLC), Research Library Network (RLIN) ou Washington Library Network (WLN). On aboutit ainsi à diminuer considérablement les effectifs des départements « techniques » chargés de cette fonction et également à en charger des personnels moins qualifiés qui ne doivent plus élaborer de notices mais les rechercher dans la mémoire du réseau. Celui-ci apporte en général d'autres fonctions, à titre subsidiaire en quelque sorte : gestion des périodiques, élaboration de catalogues partiels et surtout automatisation du prêt inter-bibliothèques.

Il est à noter qu'une des possibilités offertes par les systèmes d'acquisition, puis de catalogage automatisés est de faire disparaître la période aveugle dans le trajet du document, où le lecteur ne peut le localiser. En effet, il existe des catalogages intérimaires de « in-process materials » documents en cours de traitement qui permettent à un lecteur de savoir que le titre qu'il cherche sera prochainement à sa disposition... et de vérifier la vitesse de ce traitement !

C. La recherche bibliographique

Facette la plus visible sinon principale de l'impact de l'automatisation sur les bibliothèques, la recherche bibliographique automatisée figure bien sûr parmi les activités des bibliothèques universitaires visitées. Chacune d'elles possédait un service spécialisé (comme au Massachusetts Institute of Technology (MIT) (NASIC), à Austin, à Eugene ou à Pullman ou d'une simple branche des « référence services » comme à Albany ou à UCLA.

1° Service « domestique » et/ou serveurs commerciaux

La plupart des BU assurent le service de recherche bibliographique automatisée à l'aide d'un ou plusieurs des serveurs commerciaux existant sur le marché américain : Lockheed Information Service (LIS), System Development Corporation (SDC), Bibliographic Retrieval System (BRS). Toutefois, pour les bases les plus utilisées, elles peuvent avoir constitué des services « domestiques » leur donnant l'avantage d'un accès plus aisé et moins cher. C'était le cas de Suny Albany avec Biomedical Communication Network (BCN) jusqu'en 1978 et c'est encore celui de University of Texas Austin qui offre la possibilité d'effectuer des recherches sur « Eric » à l'aide des ordinateurs propres à l'université sur lesquels sont chargées les bandes de cette base.

Le serveur le plus utilisé dans les BU est BRS qui, bien qu'imposant un minimum d'utilisation, pratique des tarifs extrêmement attractifs. Toutefois, pour disposer d'une palette complète de bases, la plupart des bibliothèques adhèrent à au moins deux serveurs, sinon à tous. La répartition des bases par serveur est d'ailleurs peu apparente dans les informations transmises aux utilisateurs, à juste titre puisque cela ne change rien pour eux.

2° La tanification

Si certaines BU ont pu, au début de l'apparition de ces systèmes, bénéficier de crédits internes ou externes à l'université pour offrir gratuitement le service, ce temps est partout révolu. Toutefois, les dispositions budgétaires adoptées permettent en général de ne répercuter vers l'utilisateur qu'une partie des frais occasionnés par une recherche, en particulier en absorbant les frais fixes (personnel, entretien du matériel, formation, etc.) dans le budget de fonctionnement de la bibliothèque. L'objectif parfois atteint mais publiquement requis est « ...qu'une recherche en documentation automatisée ne coûte pas plus cher au lecteur qu'une pizza », c'est-à-dire une quinzaine de francs.

Là-bas comme ici, la disparition de la gratuité dans la recherche de l'information pose un sérieux problème politique. L'American Library Association (ALA) est officiellement restée très attachée au principe du libre accès à l'information et un péage, même modéré (il l'est beaucoup plus là-bas qu'ici) est une entorse à ce principe. Un large débat est entamé à ce sujet aux États-Unis et mériterait de l'être ici. Il faut être conscient à ce sujet que le terme de gratuité est trompeur. Certes le lecteur utilisant un catalogue sur fiches ou imprimé ne reçoit pas de facture et n'a rien à débourser. Mais cela ne veut pas dire que cette utilisation est gratuite. Simplement, par le biais du budget de la bibliothèque, le coût en est supporté par la collectivité. C'est sans doute la solution la plus démocratique puisqu'elle libéralise l'accès à l'information, mais il est impossible à nos établissements d'adopter cette solution sans qu'une décision budgétaire, et donc politique, ait été prise en ce sens. Si le contexte et les masses budgétaires diffèrent, le sens du débat est le même de chaque côté de l'Atlantique.

3° Le « reference use »

Une autre forme de mise à la disposition des lecteurs des systèmes automatisés est le « reference use ». C'est-à-dire l'utilisation non plus pour une recherche rétrospective approfondie mais pour une fourniture ponctuelle d'information.

A cette fin, les différents bureaux d'information (« reference desk ») d'un établissement peuvent être équipés d'un terminal spécialisé d'un réseau et/ou d'un terminal pour interrogation des serveurs.

L'accès à un réseau permet de répondre à des questions supposant la recherche dans un catalogue : identification d'un ouvrage, recherche sur les mots-matières ou la cote de la Bibliothèque du Congrès, éventuellement localisation puis demande de prêt interbibliothèques en ligne. En général, seule cette dernière application occasionne des frais particuliers pour la bibliothèque puisque les réseaux ne facturent pas à la connexion mais par abonnement, puis par mouvement dans leurs fichiers, ce qui fait qu'une simple recherche n'entraîne pas de dépense supplémentaire.

Quant aux bases de données bibliographiques des serveurs, elles font dans ce cas l'objet d'interrogations très courtes (donc peu coûteuses) servant uniquement à extraire une information factuelle ou à donner un point de départ pour une recherche. Ce service est gratuit pour le lecteur là où il est offert.

4° Une vision d'avenir

On sait qu'une des questions qui sont posées dans nos établissements par l'évolution des techniques documentaires est celle de notre future utilité et par-là de notre existence même : est-ce que la généralisation de la télématique et l'amélioration technique des systèmes existant ne vont pas rendre inutiles les intermédiaires que nous sommes ? J'ai eu l'occasion de voir fonctionner un système remarquable qui permet peut-être d'apporter un élément de réponse, au moins à moyen terme. Il s'agit du système CONIT, mis au point depuis 7 ans au MIT par R. Marcus et ses collaborateurs. Je dois à nos collègues du NASIC d'avoir découvert son existence. Ils ont en effet collaboré en tant qu' « utilisateurs-cobayes » à la mise au point du projet et m'ont proposé de rencontrer M. Marcus lorsque je leur ai rendu visite, ce que j'ai fait avec grand intérêt.

CONIT est une interface perfectionnée entre l'utilisateur et l'extérieur, cette notion regroupant tant les réseaux que les serveurs. Elle crée un « système virtuel » en regroupant fictivement toutes les décisions concernant les connexions et le choix des bases et unifie les procédures de recherche grâce à un langage de commande propre et à de nombreuses explications « pas à pas ». Il s'agit en quelque sorte d'un connecteur automatique doublé d'une aide à la sélection des bases et d'un mode d'emploi conversationnel de CONIT lui-même. Le système est extrêmement performant pour tout ce qui concerne le choix du réseau de transmission et les opérations de connexion. Pour le choix des bases, il repose sur une sélection préalable des bases par discipline, ce qui reste très imparfait. Je serais curieux de savoir s'il peut s'adapter aux améliorations récentes que sont les créations d'index généraux inter-bases (CROSS chez BRS et DIALINDEX chez Lockheed).

Ce système remarquable, s'il préfigure l'avenir, n'est pas de nature à faire disparaître la nécessité d'un intermédiaire. C'est au contraire une simplification du travail de ce dernier puisqu'il est déchargé de tout ce qui est répétitif et fastidieux. Mais la valeur de l'intermédiaire réside en ce qu'il est un utilisateur permanent, le seul pour qui le jeu vaille la chandelle de se tenir au courant de l'évolution des systèmes et surtout qui ait une expérience du contenu des bases, ce qui est vital et très difficilement automatisable : il peut y avoir des aides automatisées à la sélection comme les index généraux précités mais le processus lui-même ne sera vraisemblablement pas automatisable avant longtemps. Une autre faille de CONIT est sa parfaite indifférence au coût. Son caractère expérimental l'explique fort bien mais la plupart de ses procédures augmentent considérablement la durée de connexion.

III. La mise en œuvre des services automatisés

1. Le personnel

On a vu dans la première partie que les processus de recrutement et d'organisation du travail conduisaient tous à une plus grande spécialisation que dans nos établissements. Cette spécialisation dans une tâche permet non seulement d'assurer une grande compétence des personnels concernés mais encore de ne pas laisser de côté la fonction d'évaluation du travail fourni. Outre l'aspect purement statistique et comptable de cette fonction qui est remarquablement bien pris en charge, l'aspect critique est régulièrement envisagé. Pour prendre l'exemple des interrogations de bases de données bibliograhiques, les demandeurs (qui sont généralement présents lors de l'interrogation) ne sont pas lâchés par les bibliothécaires avant d'avoir donné des réponses aux questions portant sur la pertinence et l'exhaustivité des résultats obtenus.

La formation et le recyclage des personnels concernés est assurée avec régularité et les moyens nécessaires sont prévus au budget de l'établissement. Les rapports d'activité des services de recherche bibliographique automatisée mentionnent avec exactude les stages effectués dans l'année par leurs membres.

Dans certains cas, des structures originales ont été mises au point pour assurer cette formation et ce recyclage. Dans l'échantillon visité, c'est en particulier le cas de OCLC New York, le sous-réseau OCLC établi pour les établissements abonnés de l'État de New York. Une association a été créée, dotée par les partenaires d'un budget et donc de personnel, de locaux et de matériels propres et elle assure, outre la coordination de l'usage du réseau et son « entretien », toutes les fonctions ayant trait à sa mise en place dans un établissement et en premier lieu, bien sûr, la formation des personnels appelés à utiliser le système.

2. L'organisation

La plupart des fonctions automatisées n'a pas nécessité de remaniement approfondi de l'organigramme des établissements visités, elles ont généralement été intégrées dans les « technical services ». En ce qui concerne les services de documentation automatisée, par contre, qu'ils aient été juxtaposés tels quels ou intégrés au « reference department », ils ont rendu nécessaire un réexamen de l'ensemble de l'organisation. Dans certains cas (Austin, par exemple), un département particulier a été créé pour regrouper sous sa houlette toutes les techniques nouvelles (audiovisuel, informatique) : « special services department » ; dans d'autres cas, le remaniement n'a porté que sur les services publics. Mais dans tous les cas, le terminal a été entouré d'une logistique appropriée qui peut servir de modèle : secrétariat (prise de rendez-vous, comptabilité, remise des listages, etc.), locaux individualisés, moyens de classement et de conservation de la documentation nécessaire à l'usage des différents serveurs.

3. Les utilisateurs

Il n'est plus nécessaire d'insister sur les spécificités des utilisateurs américains de bibliothèques universitaires (cf. Ire partie). Ce qui nous retiendra, par contre, est le comportement des BU visitées à leur égard.

a) Un lecteur servi

Je l'ai dit plus haut, toutes sortes de services ou simplement de commodités sont à la disposition des lecteurs de ces établissements. Il convient d'ailleurs de noter que des choses qui paraissent exceptionnelles au regard de la situation que nous connaissons le sont considérablement moins là-bas.

Un exemple : les casiers de consigne. Les lecteurs peuvent se faire attribuer un casier dans l'enceinte de la bibliothèque avec remise d'un cadenas personnel. Cela fait bien sûr beaucoup pour que le lecteur conçoive sa bibliothèque comme un endroit commode où il est un peu chez lui. Mais il faut se souvenir que ces casiers, notre lecteur les aura déjà connus à l'école primaire puis secondaire et que ce serait donc leur absence dans le supérieur qui lui paraîtrait tout à fait anormale.

Mais ce lecteur sera aussi servi d'une manière plus directement bibliothéconomique. C'est ainsi qu'il pourra trouver des bibliographies toutes faites sur de grands sujets ou se rapportant à un cours dans des présentoirs disposés à cet effet à proximité des catalogues. C'est ainsi que la bibliothèque lui fournira des listes de « topics » ou sujets pouvant faire l'objet d'un « term paper », dissertation à remettre à la fin d'un enseignement. A noter à propos de cette fourniture de bibliographies que la querelle qui fait les grandes heures de nos réunions professionnelles portant sur le fait de savoir si les bibliothécaires ont ou n'ont pas parmi leurs attributions celle de « faire le travail des lecteurs à leur place » serait peu compréhensible pour un « reference librarian » qui le fera si cela lui paraît souhaitable, dans l'espoir de contribuer ainsi à la formation de son lecteur.

Il est évident que l'apparition des terminaux d'interrogation dans les BU des États-Unis a considérablement amplifié et la demande bibliographique et les moyens de la satisfaire. Tous les services que j'ai pu voir « tournaient » plus de cent heures par an avec des pointes jusqu'à mille. Cela représente une quantité de questions tout à fait considérable, un budget important et une très bonne mise à jour des connaissances des personnels affectés à l'interrogation.

Dans la démarche conduisant le lecteur au responsable du terminal, il aura été tout d'abord alerté : soit par voie générale : affiches, circulaires, livrets de l'étudiant, etc., soit par l'intermédiaire d'un enseignant ; c'est ainsi que j'ai pu voir à Albany toute une « classe » de psychologie amenée par son professeur pour assister à une interrogation et incitée par l'enseignant à utiliser le service, ce qui est, paraît-il, chose courante.

Il aura été ensuite pris en charge, soit au bureau d'informations général de la bibliothèque, soit au local spécialisé où on lui aura donné explications, tarifs, liste des bases de données et un rendez-vous.

Lors de ce rendez-vous, son sujet de recherche sera soigneusement décortiqué pendant un temps que tous nos collègues américains que j'ai pu interroger sur ce point fixent entre 30 et 60 minutes. Cela est particulièrement notable dans une ambiance de travail où le temps est très soigneusement mesuré : les moyens en personnel sont calculés en fonction de cette exigence qui augmente considérablement les moyens à affecter à cette activité. Cette « interview » se fait de manière réglée sur la base d'un aide-mémoire (« check-list »). Les entretiens de ce type auxquels j'ai pu assister vont relativement loin à nos yeux au risque de paraître parfois mettre le lecteur en difficulté. Mais il s'agit de lui faire exprimer toutes les facettes de sa demande pour « lui en donner plus pour moins cher », ce qu'il m'a semblé fort bien comprendre. Il est vrai que d'une manière générale, le lecteur moyen d'une BU américaine m'a paru beaucoup plus prompt que le nôtre à poser des questions sans que, comme ici, il recule à l'idée de dévoiler ses intentions ou de passer pour un ignorant.

b) Un lecteur formé

La fonction d'enseignement bibliographique est largement prise en charge dans la totalité des BU de l'échantillon. Les modalités sont variées : programmes à heure fixe avec ou sans aide audiovisuelle, visite guidée (ou auto-guidée par le prêt d'un magnétophone), enseignement plus ou moins traditionnel intégré ou non dans le cursus universitaire. Nos collègues nord-américains ont d'autant plus à cœur d'assurer cet enseignement que c'est souvent un argument dans leur effort pour assurer la reconnaissance de leur qualité d'enseignant à part entière, qualité reconnue (avec les corollaires statutaires que cela suppose) dans certaines des bibliothèques visitées (Salt Lake City, UCLA, Michigan State) mais revendiquée dans toutes.

Or, à l'usage des moyens automatisés de recherche de l'information, le lecteur est aussi formé. Il l'est d'abord dans certains cas (Albany, Michigan State) par la libre disposition de terminaux assurant une fonction de recherche rapide dans un catalogue succinct parallèle au catalogue sur fiches qui existe encore (on sait à ce sujet que la Bibliothèque du Congrès clôt le sien le 1er janvier 1981 et que cette date symbole incitera nombre de bibliothèques à en faire autant). A ce qui fut mon grand étonnement, ces terminaux sont laissés à la disposition des lecteurs, accompagnés d'un mode d'emploi très bref et sont largement utilisés. Une collègue de Michigan State qui admirait la dextérité de deux étudiants face au terminal et qui leur demandait s'ils étaient déjà des atilisateurs des lecteurs de fiches Computer Output Microform (COM) qui l'avaient précédé a pu avoir la surprise de les entendre répondre : « Non, c'était bien trop compliqué... ! »

En ce qui concerne la recherche bibliographique, les terminaux ne sont bien sûr pas laissés à la disposition du public (et encore moins les mots de passe) mais sont signalés aussi nettement que possible et entourés d'une considérable propagande en faveur de leur utilisation. Surtout, l'aspect documentation automatisée est toujours largement présent dans toutes les actions de formation et d'enseignement. C'est une partie considérée comme centrale et non pas annexe dans l'enseignement bibliographique.

Conclusion

Multiformes, les services automatisés irriguent presque toutes les activités des bibliothèques universitaires des États-Unis. La technique informatique, par la facilité et la rapidité qu'elle apporte à toutes les opérations de mise en ordre, de classement et de tri apparaissait dès l'origine destinée à modifier les conditions de fonctionnement des bibliothèques. Elle l'a fait et continue de le faire dans les BU dans un contexte que je me suis efforcé de décrire en préambule.

Pour tirer profit de la riche expérience en ce domaine de nos collègues nord-américains, il me paraît capital de garder à l'esprit quelques repères.

1° L'informatique, et toute la littérature traitant de son application à l'entreprise est là pour le rappeler, n'a jamais pu, de par sa vertu propre, résoudre un seul problème d'organisation. La force des établissements visités qui ont remporté des succès en ce domaine est d'avoir appliqué ce qui n'est qu'une technique à des institutions qui étaient prêtes à la recevoir, par l'entremise de personnels qui étaient disposés à s'en saisir. Très éclairante de ce point de vue est l'absence d'égards pour les terminaux : je n'ai vu nulle part des collègues appelés à les manipuler manifester cet excès de révérence ou cette hostilité qui n'est pas rare chez nous. Que cela soit dû à une attitude fondamentale vis-à-vis de toute technologie ou à une banalisation de l'outil (peut-être en allait-il autrement il y a dix ans), le fait est que l'informatisation n'est vécue que comme une extension des méthodes utilisées pour faire fonctionner une bibliothèque et non comme une révolution.

2° Nos collègues américains ont partout renoncé, bien avant les prémisses de l'informatisation, à la conception de la bibliothèque autarcique. La coopération aux États-Unis est une vieille affaire (qui marche) ! Par voie de conséquence, les catalogues collectifs, les réseaux et le prêt interbibliothèque efficace ont précédé les derniers développements techniques. OCLC, RLIN et autres WLN n'ont pas eu à justifier leur existence en tant que réseaux mais uniquement (ce qui n'est d'ailleurs pas peu) à faire valoir leurs avantages techniques et fines ers, aussi bien par rapport à la situation antérieure qu'en concurrence les uns par rapport aux autres.

3° Pour ce qui est de la recherche bibliographique automatisée, elle aussi n'a fait que perfectionner la pratique antérieure. L'existence des « reference services » et l'usage courant qui est fait du grand nombre d'instruments bibliographiques manuels existants suffirait à marquer la différence de terrain. En un sens, notre situation originale qui nous amène à faire découvrir la bibliographie par beaucoup de nos lecteurs à l'occasion de l'installation d'un service de recherches automatisées devrait peut-être nous permettre de créer une méthode d'information rétroactive, de l'automatique vers le manuel, qui nous serait propre. En tout état de cause, la situation nous impose de faire de très grands efforts de formation en ce domaine, beaucoup plus grands encore que ceux de nos collègues américains qui pourtant sont eux-mêmes particulièrement actifs en la matière.

4° Enfin, mais sans doute cela dépasse-t-il le seul terrain des BU, nous sommes confrontés beaucoup plus abruptement que les bibliothèques des États-Unis aux questions soulevées par la création d'un marché de l'information. Nos collègues américains disputent âprement de la question de savoir ce qui dans ce domaine ressortit à l'État, à l'initiative privée ou à celle des organismes non étatiques sans but lucratif. Mais quelles que soient les réponses apportées, elles modifieront mais ne bouleverseront pas leur façon de calculer leur coût de fonctionnement, ni leurs rapports avec les lecteurs, ni l'image de leur fonction. Ai-je tort de penser que le choc est appelé à être beaucoup plus fondamental pour nos bibliothèques ?

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Annexe 1/2

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Annexe 2/2

  1. (retour)↑  Les références bibliographiques in fine.
  2. (retour)↑  Encore qu'il convienne de ne pas idéaliser la compétence de ces lecteurs que les bibliothécaires américains trouvent en général très insuffisante. A croire qu'il s'agit d'une constante internationale de l'esprit bibliothécaire... !
  3. (retour)↑  C'est dans ces conditions que pour s'en tenir aux seules bibliothèques de mon échantillon, a été réalisée l'implantation de 3 systèmes : Library Control System, à Suny Albany et à Michigan State University ; Library Data Management System, à University of Chicago ; un système en cours d'élaboration par les bibliothèques du « Research Libraries Network » de Californie : Stanford, Berkeley et University of California Los Angeles (UCLA) ont un contrat en cours qui leur assure$650,000 par an pendant 3 ans à cette seule fin !