Étude des bibliothèques et centres de documentation spécialisés en ethnomusicologie

Gérard Herzhaft

L'auteur a effectué un voyage aux États-Unis afin d'étudier les bibliothèques et les centres de documentation spécialisés en ethnomusicologie. Les établissements visités, même de création récente, possèdent des collections considérables qu'ils accroissent constamment, y compris en enregistrant eux-mêmes des musiciens et conteurs locaux. Un réseau documentaire est en voie de constitution dans ce domaine et l'exemple américain pourrait nous inciter à développer une telle initiative au sein de certaines de nos bibliothèques

Libraries and documentation centres on ethnomusicology were studied during a study tour in U.S.A. Volume of data is very important, even in new organisms, with regular increasing of data. Staff of these organisms are recording regional musicians and story-tellers. Document network is going to be created and this U.S. realisation must incitate us for such a réalisation in French libraries

L'enseignement que je donne à l'École nationale supérieure de bibliothécaires sur la discologie et les bibliothèques sonores - avec, en raison du fort contingent d'étudiants africains, un accent particulier mis sur la collecte et la préservation des musiques folkloriques et des traditions orales -ainsi que mes recherches personnelles sur la musique traditionnelle des États-Unis, m'avaient fait prendre contact depuis plusieurs années avec plusieurs centres de documentation ou bibliothèques américains spécialisés en ethnomusicologie. J'avais été frappé par l'étonnante abondance de documents qui se trouvaient parfois dans des établissements dont a priori, rien ne laissait supposer la richesse. Par exemple, les « Archives de musique traditionnelle de l'Université de l'Indiana à Bloomington » que j'avais contactées sans illusion particulière, m'avaient fourni une documentation d'une ampleur insoupçonnée dans les domaines du blues, de la country music et de la musique africaine du début du siècle.

C'est donc tout naturellement que je profitai de l'occasion qui s'offrait à moi par le biais d'une bourse Fullbright, de rendre visite à certains de ces centres et de faire la connaissance en chair et en os de leurs responsables avec qui j'avais entretenu, parfois depuis longtemps, d'amicales et fructueuses relations épistolaires. Je pensais en outre, en étudiant de plus près l'organisation de ces établissements, être en mesure de participer éventuellement à la mise en route de certains projets français ou africains qui se dessineraient dans le futur.

Le très court laps de temps qui m'était imparti, m'obligeait à un choix difficile : quel établissement visiter plutôt que tel autre ? Ces centres, bibliothèques ou archives spécialisés en ethnomusicologie, étaient disséminés sur tout le territoire américain (y compris l'Alaska et les îles Hawaï !) et j'avais eu d'ailleurs parfois beaucoup de mal à les localiser, le seul répertoire pratique existant sur ce sujet : « Directory of Folklore and Folk Music Archives » étant épuisé et périmé depuis longtemps. En outre, j'ai toujours pensé que pour saisir l'esprit d'un établissement, il faut pouvoir y séjourner assez longtemps et j'éliminai d'emblée l'idée de visiter beaucoup de centres trop rapidement. Je tentai plutôt de concentrer mes efforts sur ceux qui m'avaient, au cours des dernières années, fourni le plus de renseignements : « Archives of Folk Song » de la Bibliothèque du Congrès ; « Archives of Traditional Music » de l'Université d'Indiana ; le département d'ethnomusicologie de Memphis State University et « Country Music Foundation » à Nashville. J'éliminai avec beaucoup de regret la « John Edwards Memorial Foundation » qui semblait avoir des collections d'une stupéfiante richesse mais Los Angeles me paraissait trop loin et trop onéreux pour le temps et la bourse qui m'étaient alloués 1.

J'étais certain que les établissements choisis avaient d'énormes collections dans des domaines que je connais bien et j'avais ainsi l'énorme avantage de pouvoir être à même de les pratiquer des deux côtés de la barrière : à la fois comme chercheur et comme bibliothécaire. Je pensais également avoir des chances raisonnables d'y être bien accueilli et, sur ce point comme sur beaucoup d'autres, mes espérances furent très largement comblées. Qu'il me soit permis ici de remercier tous les amis - bibliothécaires, universitaires, musiciens - qui ont pratiqué à mon égard un sens de l'hospitalité et une générosité d'accueil qui ont fait de ce séjour une très enrichissante expérience sur le plan humain.

Avant d'étudier séparément les établissements visités, on peut dresser quelques remarques générales sur ces bibliothèques, centres de documentation ou archives s'occupant d'ethnomusicologie :

a) Contrairement à ce qui a pu être écrit dans ces colonnes pour d'autres types d'établissements (bibliothèques médicales par exemple), il n'existe de réseau d'aucune sorte pour ces centres spécialisés en ethnomusicologie. Les liens épistolaires sont bien sûr nombreux mais on est très loin d'une mise en commun de l'information. J'ai pu constater qu'un centre ignorait souvent la teneur exacte des fonds dont disposait réellement tel autre établissement.

b) Cette méconnaissance est, en fait, le résultat de la politique très active menée par ces établissements. En général dirigés par des bibliothécaires ou archivistes passionnés par leur tâche - la majorité d'entre eux sont d'abord des musiciens ayant parfois enregistré plusieurs disques commerciaux avant d'être des bibliothécaires et ne possèdent souvent aucun diplôme de bibliothéconomie - et disposant de budgets importants, ces centres acquièrent ou collectent plus de documents qu'ils ne peuvent en cataloguer. D'où le fait qu'une grande partie des fonds - jusqu'à 75 % à la « Country Music Foundation » ! - ne sont pas encore connus à l'extérieur. La collecte d'enregistrements faits « sur le terrain » est partout très importante, soit parce que faits directement (Memphis) ou surtout par les multiples contrats - facilités par une loi fédérale qui permet de déduire des impôts des donations de ce type - signés par ces établissements avec des expéditions d'ethnomusicologues (ex. : fourniture de matériel en échange des enregistrements).

- Ces centres résultent toujours d'initiatives individuelles : une importante collection personnelle donnée ou vendue à une université ou une bibliothèque ; un chercheur avisé collectant des enregistrements dans des régions ou des domaines inexploités, pendant plusieurs années. Viennent ensuite assez rapidement des crédits privés, l'augmentation des personnels, une reconnaissance nationale et internationale.

- Des centres visités, seules les « Archives de musique traditionnelle » de l'Université d'État de Memphis, de création récente, étaient encore rattachées au département de la musique de la bibliothèque universitaire. Partout ailleurs, ces centres n'avaient plus (ou n'avaient jamais eu) aucun rapport avec le département de la musique. Les raisons invoquées pour expliquer cette rupture sont en général l'absence d'intérêt des collègues de la musique pour tout ce qui sort de la musique classique. Dans le cas de l'Indiana, les « Archives de musique traditionnelle » ne font même plus partie de la Bibliothèque universitaire et émargent au budget du « College of Arts and Science ».

- Tous ces centres pratiquent une large politique de publications : périodiques, bibliographies, ouvrages de fonds, disques, et surtout à la Bibliothèque du Congrès, multiplicité de petites bibliographies ou répertoires ronéotés, sur des points très particuliers, tirés en très grand nombre et largement diffusés. Par exemple : liste des compagnies de disques spécialisées en folklore, des récentes publications américaines en ethnomusicologie, liste de documents conservés dans la bibliothèque sur tel ou tel sujet (folklore du Maroc, folklore d'Amérique en français, ...).

Les « Archives of Folk Song » de la Bibliothèque du Congrès dressent d'ailleurs aussi régulièrement une liste non analytique des collections privées ou publiques situées en Amérique du Nord et concernant l'ethnomusicologie. Toutes ces activités me font penser qu'un réseau est en train de s'élaborer lentement, et probablement sans volonté délibérée, à partir de la Bibliothèque du Congrès. Cette impression est corroborée par le fait qu'un très grand nombre de spécialistes passent assez souvent à Washington pour une raison ou une autre et se retrouvent tout naturellement aux « Archives of Folk Song ». Washington est en fait une des rares villes américaines où on peut avoir des raisons multiples de se rendre dans un pays par ailleurs extrêmement décentralisé et dont les régions vivent en général très isolées les unes des autres.

Créées en 1928 par la donation privée de 4 riches Américains, les « Archives of Folk Song » ne dépendent plus depuis 1978, du département de la musique de la Bibliothèque du Congrès, mais de l' « American Folklife Center », créé en 1976 par décision du Congrès, à l'occasion du Bicentenaire « afin de préserver et faire connaître les traditions populaires américaines ». Il est cependant évident que de nombreux liens existent avec le département de la musique qui garde le dépôt légal de tous les disques commerciaux et possède une collection de 500 000 phonogrammes, dont plusieurs milliers relèvent bien sûr de l'ethnomusicologie.

Dans le service proprement dit des « Archives of Folk Song », on peut consulter 225 000 manuscrits (partitions, contes recueillis, notes de voyages, etc.) ; 3 500 livres et périodiques spécialisés (faute de locaux, 7 500 ont été laissés provisoirement dans d'autres départements) ; une collection très vaste d'éphémérides, affiches, coupures de journaux ainsi que des thèses dactylographiées. Mais le cœur des « Archives of Folk Song » est réellement constitué par les 30 000 phonogrammes non commerciaux (cylindres, disques, films magnétiques, bandes magnétiques) représentant 300 000 sujets (chansons, contes, histoires populaires, musiques, interviews, etc.) et réalisés sur le terrain depuis plus de 50 ans. La collection sonore la plus prestigieuse est indubitablement celle constituée, entre 1932 et 1948, par John et Alan Lomax qui ont passé au peigne fin une bonne partie des États du Sud, enregistrant sur disque à l'aide d'un camion-studio, une quantité impressionnante d'artistes de toutes natures dans les communautés rurales, les pénitenciers, les fermes probatoires, les chantiers de construction. Ces collections sont bien sûr centrées sur tous les folklores américains, mais on trouve une abondante documentation - un peu au hasard des donations - sur certains folklores européens (Grèce, Grande-Bretagne, Yougoslavie), asiatiques (les Philippines) et surtout l'Afrique, notamment des enregistrements réalisés avant la Guerre au Nigeria, en Éthiopie, en Haute-Volta et en Afrique du Sud. On peut dire qu'environ 20 % des collections sont autres qu'américaines et que 20 % des collections américaines sont dans d'autres langues que l'anglais (français et espagnol surtout).

Les catalogues des documents sonores sont à la fois séparés (numérique, alphabétique de titres, alphabétique d'artistes principaux, alphabétique géographique par États), et réunis dans un catalogue dictionnaire. On trouve un catalogue alphabétique séparé pour les manuscrits et les microfilms.

Les utilisateurs principaux des « Archives of Folk Song » sont le Congrès, les agences gouvernementales, les éducateurs, les sociétés académiques, des auteurs, des éditeurs, des musiciens, des chercheurs ainsi que des documentalistes travaillant pour le cinéma, l'industrie du disque, la radio, la télévision. Selon la tradition américaine, le service est ouvert au public sans aucune restriction et fournit tous les ans des duplications sonores, des photocopies de manuscrits, des références à des milliers de chercheurs dans le monde entier. L'écoute sur place, d'accès très aisé, ne se fait jamais à partir des originaux mais de reproduction sur bandes. Un studio d'enregistrement contigu aux archives, est prévu à cet effet. Il faut signaler que les techniciens ont vraiment fait des miracles, réussissant même parfois à donner des copies supérieures aux originaux, souvent de très mauvaise qualité sonore.

En outre, 155 bibliographies ou discographies sommaires ont été éditées et 81 disques réalisés d'après les archives sont en vente à la Bibliothèque du Congrès. Certains documents des archives, notamment le travail réalisé par les Lomax, et ceux présentant des artistes ayant fait ensuite une importante carrière commerciale (Muddy Waters, David Edwards, Son House, ...) ont été ou seront édités par des marques commerciales pas toujours américaines (par ex. : Flyright, en Angleterre ou Roots en Autriche.)

Enfin, il faut signaler que les locaux des « Archives of Folk Song » sont aussi un lieu de rencontre privilégié de nombreux musiciens traditionnels résidant à Washington ou dans les États voisins (Virginie, Maryland, Pennsylvanie) et qui obtiennent souvent, grâce au personnel des archives, des engagements pour des festivals ou des concerts, voire des contrats d'enregistrement avec des maisons de disques.

L'Université de l'Indiana est une des plus importantes et des plus renommées universités américaines : 80 000 étudiants y sont inscrits pour l'année 1979-1980, dont 35 000 suivent les cours dispensés dans la petite ville de Bloomington où se trouvent les « Archives of Traditional Music ». Ces archives fondées en 1948, se sont développées à partir de la collection privée d'un anthropologue, George Herzog, lui-même professeur à l'Université de l'Indiana, et qui a fait don de sa collection à l'Université. Ces archives qui servent beaucoup au très important enseignement d'études afro-américaines dispensé sur place, se sont développées d'emblée hors du département de la musique de la Bibliothèque universitaire, au budget de laquelle elles n'émargent même pas. De donations privées en acquisitions, elles disposent actuellement d'une collection de plus de 200 000 phonogrammes (enregistrements commerciaux, et surtout non commerciaux) essentiellement centrée sur la musique et les traditions orales africaines, afro-américaines, indiennes d'Amérique du Nord et anglo-américaines des Appalaches. Certains enregistrements remontent à 1893 ! L'accroissement des collections est beaucoup trop important par rapport au modeste nombre de personnes qui travaillent aux archives et qui sont très largement occupées à répondre aux demandes intérieures ou extérieures. J'ai ainsi pu « découvrir » certains trésors bien enfouis (enregistrements de concerts ou réalisés à domicile par des artistes aujourd'hui disparus). Pour remédier à cela, l'actuel directeur des archives, Frank Gillis - qui est aussi pianiste de jazz d'un certain renom - préfère procéder genre par genre et tenter de faire, chaque fois que cela est possible un catalogue collectif de la musique concernée. Par exemple, les notices catalographiques de tous les documents relatifs au folklore indien d'Amérique du Nord sont actuellement directement mises sur ordinateur ; ceci en collaboration avec 18 bibliothèques ou centres de documentation des États-Unis. Dans le même esprit, les archives ont récemment envoyé un questionnaire à tous les établissements conservant des documents sonores africains, dans le monde entier, afin de servir de base à un catalogue collectif. Un autre projet (en cours d'élaboration et auquel on m'a demandé de collaborer) concerne la musique négro-américaine. D'ores et déjà, les Presses de l'Université de l'Indiana ont édité deux ouvrages de base provenant des « Archives of Traditional Music » : un catalogue de tous les enregistrements non commerciaux effectués en Afrique de 1902 à 1975 et conservés dans le monde entier ; un catalogue des documents conservés à Bloomington, concernant les musiques et les traditions orales des Indiens d'Amérique du Nord.

Sur le plan du fonctionnement du centre, deux pratiques m'ont particulièrement frappé : tous les textes de pochettes des disques commerciaux, ainsi que les notes prises par les chercheurs effectuant des enregistrements non commerciaux ont été photocopiés, classés numériquement et offerts en libre-accès, ce qui permet de travailler sur ces documents sans avoir à demander les originaux. D'autre part, les collections personnelles des disques appartenant à certains chanteurs traditionnels ayant fait une importante carrière commerciale (Julius Lester, Ed Rhodes, Pete Seeger...) ont été enregistrées, offrant ainsi la possibilité de savoir à quelles sources ils ont puisé leur inspiration.

Enfin, comme à la Bibliothèque du Congrès, les archives font beaucoup pour perpétuer la musique traditionnelle orale : ils participent largement à l'organisation de plusieurs festivals (dont le célèbre « Bean Blossom Bluegrass Festival ») et enregistrent un disque par an, une anthologie consacrée aux meilleurs musiciens locaux. Une série de disques commerciaux réalisés d'après les enregistrements inédits conservés dans les archives est également en projet.

Par rapport à ces établissements déjà anciens, le contraste qu'offre le département d'ethnomusicologie de « Memphis State University » est saisissant. Les « Archives of Traditional Music » tiennent dans une pièce prêtée par le département de la musique de la Bibliothèque universitaire, ne sont pas encore ouvertes au public, et seuls y travaillent à temps perdu, deux professeurs d'ethnomusicologie de l'Université de Memphis. Il n'y a bien sûr pour l'instant, aucun catalogue. Cependant, les documents qui y sont conservés sont extrêmement intéressants car réalisés sur le terrain depuis 2 ans. En fait, ces archives débutent et le directeur du département, le Dr David Evans, en compagnie de collègues et d'étudiants, passe la moitié de sa semaine à parcourir le Tennessee, l'Arkansas et le Mississipi, localisant les musiciens les plus traditionnels et les enregistrant. Cette région rurale est en effet, le cœur musical des États-Unis et le blues parmi les communautés noires, ou la country music parmi les communautés blanches, font partie intégrante de la vie quotidienne, une tradition encore étonnamment vivante au sein d'un monde par ailleurs de plus en plus ouvert aux mass-media, et à la vie moderne. La politique suivie par le Dr Evans ne se limite pas à l'enrichissement de ses Archives, puisqu'il a su obtenir d'importants fonds de la ville de Memphis, de l'État du Tennessee et de certaines compagnies de disques, pour réaliser des disques commerciaux de certains des artistes qu'il a découverts. La localisation de musiciens est chose extrêmement difficile, dans un pays encore sous-développé, dans un contexte raciste qui demeure vif, à l'habitat très dispersé, et resté très méfiant à l'égard des « gens d'ailleurs ». La rencontre avec ces artistes est également très délicate, car, petits cultivateurs ou métayers, ils n'imaginent en général pas un instant que quelqu'un puisse s'intéresser à ce qui n'est souvent pour eux qu'une activité marginale, dont ils ne soupçonnent guère la qualité. (Certains musiciens ont ainsi été propulsés sans transition, de petits bals locaux regroupant quelques dizaines de personnes, à des festivals où ils se produisent devant plusieurs milliers de spectateurs !). J'ai ainsi pu admirer le tact, la patience, le long travail d'approche effectué par le Dr Evans et ses collaborateurs. Son initiative fait d'ailleurs tache d'huile dans cette région : la Bibliothèque publique de Clarksdale (Ms) a su obtenir d'importants fonds pour constituer un « Musée du Blues », au cceur même du pays où le racisme et les préjugés ont longtemps fait considérer la musique noire comme « impure, diabolique et destructrice de l'esprit » 2. A Memphis, j'ai également pu visiter le « Center for Southern Folklore » qui réalise de nombreux films, montages, diapositives, édite livres et brochures sur les arts et les traditions populaires du Sud des États-Unis et dispose d'un service de prêt à destination de 1 600 universités ou collèges dans tous les USA. Ce centre fondé en 1973 à partir d'une petite donation privée est maintenant en pleine expansion et sa récente reconnaissance internationale (FR 3 lui a consacré une longue émission en juillet 1979) semble annoncer, pour ses responsables, une augmentation substantielle de ses moyens.

Des problèmes de moyens, la « Country Music Foundation » de Nashville ne semble guère en avoir. L'histoire de la musique « country » à Nashville est révélatrice d'un état d'esprit américain : présente depuis toujours, elle a longtemps été méprisée et rejetée par les notables locaux - on l'appelait encore vers 1960 hillbilly music, c'est-à-dire littéralement « musique des péquenots » - jusqu'au moment où elle a commencé à obtenir une audience nationale, puis internationale et rapporter à la vie locale des sommes considérables. Créée en 1971, la « Country Music Foundation » regroupe dans un bâtiment luxueux un musée et une bibliothèque-mediathèque (« Library and Media Center »). Avec un budget de fonctionnement voisin de 2 millions de dollars par an, ce centre a pu constituer en quelques années - encore une fois autour de la collection privée d'un précurseur dans l'étude de cette musique - un fonds comprenant d'ores et déjà 79 000 disques et bandes magnétiques - dont 22 000 78 tours -, 13 000 livres et périodiques, 1 700 films, 4 000 partitions, 7 500 photographies, 600 vidéo-cassettes, et un nombre indéterminé mais: impressionnant de microfilms, éphémérides, affiches, catalogues, etc., ceci relatif uniquement à la country music. Les moyens financiers de cette fondation proviennent largement des industriels du disque, des musiciens et des producteurs bien que l'État du Tennessee et la ville de Nashville y contribuent aussi généreusement. En fait, selon le directeur de cette bibliothèque, on assiste depuis quelques années à un flot continu d'argent, aucun artiste ne voulant paraître plus chiche que son rival ; aucune maison de disques ne voulant apparaître moins généreuse que ses concurrentes !

Devant l'afflux de visiteurs, la bibliothèque-mediathèque a dû limiter son ouverture à un public de chercheurs dûment motivés. Plusieurs milliers de demandes de renseignements sont satisfaites tous les ans. Plusieurs bibliothécaires de la fondation participent aux enseignements des 13 universités ou collèges de la région ainsi qu'à ceux de l'École de bibliothécaires de Nashville. Plusieurs étudiants de cette école y font tous les ans des stages ou y travaillent pour payer leurs études. La « Country Music Foundation » a déjà édité 13 ouvrages de référence, et publie un périodique, le luxueux Journal of Country Music. Elle a collaboré à la compilation et à la confection d'une multitude d'anthologies musicales, disques, livres, films, émissions de télévision.

Quelles leçons tirer pour nous de cette expérience américaine assez particulière ? Indubitablement, la situation française est très différente : la place occupée ici par les arts et les traditions populaires n'a d'évidence pas l'importance de celle observée aux États-Unis. Cependant, - et le mouvement de « renaissance folklorique » observé chez nous ces dernières années en témoigne - il s'agit malgré tout d'un domaine culturel et historique qu'il ne faudrait pas trop négliger. Bien sûr, de nombreux établissements (Musée de l'homme, Musée des arts et traditions populaires, certains musées municipaux et les très riches fonds locaux des bibliothèques municipales) ont d'importantes collections consacrées aux arts et traditions populaires des régions françaises. Cependant, le secteur ici capital des enregistrements sonores est bien mal préservé dans nos bibliothèques : en effet, si les récentes années ont vu un important développement des discothèques de prêt, il n'y a, à ma connaissance, aucune grande bibliothèque municipale qui ait entrepris la constitution d'une phonothèque qui rassemblerait et conserverait aussi bien les enregistrements commerciaux des folklores régionaux que certains enregistrements non commerciaux qui pourraient, sans trop de difficultés, être effectués à partir de ces bibliothèques. Pour ma part, je suis persuadé qu'un authentique folklore des provinces françaises, mal documenté par l'industrie du disque, existe encore dans certaines régions (Bretagne, Corse, Massif central notamment).

En outre, nous formons, en particulier de plus en plus à l'ENSB, un nombre important de futurs cadres des bibliothèques des pays francophones d'Afrique. Bien souvent, ces anciens étudiants une fois en fonction dans leurs pays, appliquent ce qu'ils ont vu chez nous : création de bibliothèques nationales essentiellement centrées autour de l'imprimé. Or, il est évident que la culture africaine tire pour l'instant encore, sa richesse de ses traditions orales et musicales. Il me semble nécessaire de modifier notre enseignement en fonction des besoins réels de cet auditoire. Pour cela, aussi, les États-Unis nous offrent un excellent exemple de politique active dans le domaine de l'ethnomusicologie.

Enfin, la musique et les traditions orales américaines appartiennent à tout le monde. Nous avons pu constater que leur étude, faite d'Europe, donne en fait un recul et une sérénité qui font parfois défaut aux chercheurs américains. D'autre part, la tradition populaire française - malgré une absence totale de soutien de la France - a été et est parfois encore très vivante en Amérique. Sans parler de la Louisiane, l'Indiana, le Missouri, le Mississipi, la Pennsylvanie et sans doute d'autres États continuent d'avoir des minorités qui, sans toujours être vraiment francophones, véhiculent encore des thèmes populaires, des traditions orales venues de France. Ignorées pendant des décennies de la majorité anglo-saxonne, ces survivances ont trouvé récemment un fort courant d'intérêt aux États-Unis. Il serait dommage que nous soyons absents de cette recherche.

  1. (retour)↑  En fait, j'ai eu la chance de rencontrer le secrétaire de la « John Edwards Memorial Foundation » de passage à la Bibliothèque du Congrès et d'avoir avec lui, deux jours durant, de fructueuses conversations.
  2. (retour)↑  Bill Ferris : Blues from the Delta (Studio Vista, London, 1971).