Pour une redéfinition de la bibliographie

Jean-Louis Tafarelli

Comme l'indique l'étymologie, la bibliographie a toujours été étroitement liée au livre. Sous ses formes frustes, elle apparaît avec lui et les grandes mutations qu'elle subit sont concomitantes des accroissements du volume et des variations de nature de la documentation créée et mise en circulation au cours des temps. Ses manifestations embryonnaires sont les listes de titres dont on retrouve trace déjà dans les bibliothèques antiques mais dont le premier exemple réellement significatif est la liste de ses oeuvres que le médecin grec Galien au IIe siècle de notre ère annexe à l'un de ses ouvrages sous le titre De libris propriis liber. L'exemple sera suivi au cours du Moyen-âge par divers compilateurs ecclésiastiques qui établiront des listes de titres d'auteurs divers. La nature même de la production des manuscrits fait qu'on ne peut parler que de listes de titres. Les produits relativement plus standardisés de l'imprimerie à ses débuts donneront rapidement naissance à des listes d'ouvrages dont la première en date est le Liber de scriptoribus ecclesiasticis de Johann Tritheim, paru chez Amerbach à Bâle en 1494. Des oeuvres comparables à celle de Tritheim par leur objet et leur méthode se succéderont rapidement. Enfin en 1545, un siècle après l'apparition du livre imprimé, paraît la Bibliotheca universalis du Suisse Conrad Gesner, première compilation non spécialisée, premier panorama de la production des presses européennes. La bibliographie est née avec ces premières créations que Theodor Besterman définira à notre époque comme des « listes de livres établies selon un principe directeur constant ». Ce principe directeur peut varier à l'infini. Pour ne reprendre que l'exemple des deux titres cités supra, l'ouvrage de Tritheim ne retient que les auteurs ecclésiastiques et celui de Gesner ne s'intéresse qu'aux livres écrits dans les trois langues savantes, latin, grec, hébreux, quel que soit leur sujet. Nous avons là la différence fondamentale entre liste de livres, ou mieux répertoire spécialisé, et répertoire général, dont la croissance restera toujours à peu près parallèle. Les règles concernant leur rédaction et que, sans concertation véritable, les auteurs s'attacheront plus ou moins à suivre, les méthodes de recherche et d'élaboration mises au point empiriquement, s'amalgameront peu à peu pour donner naissance à une technique de compilation des répertoires bibliographiques. Enfin, la foule croissante de ceux-ci ayant atteint un degré de complexité assez considérable, leur simple utilisation requerra la connaissance des principes ayant présidé à leur construction. C'est ainsi que se dégagera progressivement le triple sens du mot « bibliographie » : répertoire de livres, technique de la fabrication de ces répertoires, technique de leur utilisation.

Mais si les processus ont été évidents dès le début, il n'en va pas de même de la terminologie. Ce n'est que dans la quatrième édition du Dictionnaire de l'Académie, en 1762, qu'apparaît le « bibliographe » ; encore reste-t-il étroitement apparenté au paléographe, ainsi d'ailleurs que dans l'Encyclopédie de Diderot. Le premier, Gabriel Peignot, en 1812, fait de la bibliographie le secteur de la bibliologie qui s'occupe des répertoires de livres. Encore convient-il de noter que la distinction entre bibliographie et bibliologie n'est, chez Peignot, pas bien assurée et qu'il se contredit en divers passages de son Dictionnaire raisonné de bibliologie. Quoi qu'il en soit, il faudra pratiquement un siècle pour que cette conception soit consacrée par l'enseignement de l'École des Chartes où Charles Mortet définit la bibliographie, en 1897, comme « l'étude des répertoires dans lesquels les livres sont décrits et classés et auxquels on doit constamment recourir soit pour identifier des livres, soit pour s'enquérir de ce qui a été publié sur un sujet ».

L'énoncé seul de ces objectifs laisse entrevoir que l'usage des répertoires sera fonction de leur classement. Les notices descriptives des livres y sont en effet rangées soit dans l'ordre des noms d'auteurs, soit dans l'ordre alphabétique des sujets, soit encore selon un plan de classification préétabli dont le plus fameux restera sans doute le système des libraires de Paris, apparu au XVIe siècle et employé au XIXe encore par Charles Brunet dans son Manuel du libraire et de l'amateur de livres. Les possibilités d'emploi sont multipliées par des index dont la diversité et l'efficacité témoignent de l'ingéniosité des bibliographes.

Mais, de même que l'apparition de l'imprimerie avait bientôt provoqué celle des répertoires, de même au XIXe siècle, l'accroissement considérable de la production imprimée consécutif au perfectionnement des presses - la presse de Stanhope est mise au point en 1810 - a pour conséquence une marche irréversible de la bibliographie vers plus de dépouillement, plus de sèche technicité. Le bibliographe ne laisse plus sa marque sur son travail si ce n'est par la rigueur de sa méthode. Désormais, quand un répertoire ne sera pas anonyme, le nom qu'il portera ne sera guère celui d'un auteur érudit et solitaire mais bien plutôt d'un maître d'oeuvre donnant l'impulsion à un travail collectif. Les bibliographies courantes recensant à brefs intervalles toute la production d'un pays, ou concernant un domaine de la connaissance se multiplient. Les répertoires se diversifient, les bibliographies d'articles de périodiques apparaissent. La bibliographie devient la méthode universelle de maîtrise de l'information dont L.-N. Malclès dit en 1950 qu'elle « se propose de rechercher, signaler, décrire et classer les documents imprimés dans le but de constituer des répertoires propres à faciliter le travail intellectuel ».

Cependant, une troisième mutation s'est produite sous nos yeux. Non seulement le rythme de production de l'imprimé, avec les presses rotatives puis les photocomposeuses sans cesse plus performantes, s'est considérablement accéléré, mais on a vu apparaître les documents audiovisuels. Seul support de l'information pendant des siècles, le papier est maintenant concurrencé par la pellicule sensible et la bande magnétique. La microédition se développe. Cette fois-ci, la bibliographie se trouve confrontée à un accroissement explosif de la matière fluctuante qu'elle s'efforce de maîtriser. L'ordinateur, par excellence la machine à traiter les données (« data processing machine ») et donc l'information, est l'outil qui lui permet d'espérer faire face avec succès. La définition de L.-N. Malclès, encore valable naguère, s'est trouvée en peu d'années, dépassée. Les restrictions qu'elle implique n'ont plus de raison d'être. J. Archimbaud, en 1970 déjà, nous propose une vision beaucoup plus dynamique quand il écrit : « Désignant aussi bien une donnée de base qu'un travail élaboré, un instrument de travail qu'une technique de rédaction, la bibliographie nous semble être surtout une méthode logique d'investigation documentaire dont le but est d'élaborer une information précise... qui à la fois soutient et justifie un travail intellectuel et lui permet de progresser en lui indiquant des voies nouvelles ». A l'évidence, une généralisation s'impose qu'on pourrait formuler ainsi.

La bibliographie est ce secteur de la science de l'information qui constitue les stocks ordonnés de références aux documents et les rend accessibles aux demandeurs, employant indifféremment pour ce faire des procédés manuels ou automatiques.

Les deux branches traditionnelles de l'activité du bibliographe, compilation et utilisation des répertoires, demeurent visibles sous leur forme nouvelle de constitution des stocks de données et recherche documentaire. Dans cette perspective, les stocks ordonnés peuvent être les répertoires traditionnels mais aussi et peut-être de plus en plus les bases de données. Le fait d'y accéder peut être matérialisé indifféremment par l'action de feuilleter une « bibliographie » ou de frapper sur le clavier d'un terminal d'ordinateur.

Achevons ce portrait de la bibliographie nouvelle en introduisant la notion de service de référence, le « reference service » des Anglo-Américains, qui n'est guère connu dans le monde francophone sauf, pour des raisons évidentes, au Québec. Galvin en donne la description suivante : « These four objectives... -to assist students, to develop the role of the library as an educational institution, to help readers make the best selections from the universe of recorded information, and to justify the existence of the library by demonstrating its value to those who support it- appear to constitute both the underlying rationale for reference service and the principal conceptual basis for its development up to our own time ». La formule d'Abraham Barnett pour qui la « sympathetic intellectual guidance » est le fondement de l'activité du bibliothécaire de référence définit fort bien l'esprit dans lequel se fera la mise en œuvre des ressources documentaires dans ce cadre élargi.

Peut-être aurons-nous ainsi dépouillé la bibliographie des limitations qui n'apportaient qu'une illusoire précision pour lui donner cette généralité que rend nécessaire la diversité actuelle des documents et des modes d'accès.

* On trouvera une abondante bibliographie sur les aspects nouveaux de la bibliographie dans MURFIN (Marjorie E.) et WYNAR (Lubomyr R.). - Reference service : an annotated bibliographic guide. - Littleton, CO : Libraries Unlimited, 1977. - 294 p. On lira également avec intérêt l'article de Thomas Galvin « Reference services and libraries » dans l'Encyclopaedia of library and information science éditée par Kent, Lancour et Daily, volume 25. New York : M. Dekker, 1978, p. 210-226.