Prélude à la bibliothèque populaire La lecture du peuple au Siècle des Lumières
A travers l'abondante littérature pédagogique du 18e siècle, on voit se dessiner une représentation du peuple et une politique de l'instruction populaire qui seront déterminantes dans le système scolaire élaboré par la société industrielle du siècle suivant. Les caractéristiques fondamentales de l'institution de lecture populaire qui se greffera sur ce système éducatif, se trouvent déjà dans les écrits des théoriciens et dans les rares réalisations des années pré-révolutionnaires et révolutionnaires
Throughout the rich pedagogic literature of the 18th century, take form a representation of the people and a policy of popular education which will determine the school system built by the industrial society of the next century. All fundamental characteristics of popular reading attached to this education system may be found in the writings of theoreticians and in the few achievements of pre-Revolution and Revolution years
Le Grand Siècle ne s'est guère posé de question sur la lecture du peuple. L'appel célèbre lancé par Naudé à la générosité des possesseurs de livres en 1627 ne doit pas faire illusion : « En vain celuy-là s'efforce il... de faire quelque dépense notable auprès des livres, qui n'a dessein d'en vouer et consacrer l'usage au public et de n'en desnier jamais la communication au moindre des hommes qui pourra en avoir besoin ». Il n'y a pas ici la moindre idée de vulgarisation et de diffusion du savoir. Le « moindre des hommes » est un savant et un lettré. Les bibliothèques ouvertes au public au dix-septième et au dix-huitième siècles ne s'adressaient qu'à ceux qui en avaient besoin, c'est-àdire à une minuscule élite intellectuelle. Le Siècle des Lumières, au contraire, commence à s'interroger sur l'usage que les classes inférieures de la société peuvent faire de la lecture. Il le fait dans le cadre d'une réflexion générale sur l'enseignement, qui ira s'amplifiant pendant les trente années qui ont précédé la Révolution et pendant celle-ci. Roger Chartier et Dominique Julia ont rappelé 1 une statistique faite par Ferdinand Buisson en 1882, qui met en lumière la richesse de la littérature pédagogique de cette période : 51 ouvrages ont paru de 1715 à 1759, mais 55 dans les années soixante, 52 dans les années soixante-dix et 54 de 1780 à 1789. Deux idées apparaissent alors, que la Révolution s'appliquera à traduire dans les institutions : la nécessité d'une éducation nationale commune à tous les sujets du royaume et la responsabilité de l'État dans cette éducation. C'est pendant cette période que se dégagent, se précisent et se fixent les opinions et les attitudes des classes supérieures de la société à l'égard de l'instruction du peuple. La lecture est naturellement au centre du débat et on prend peu à peu conscience de la valeur du livre comme instrument de l'éducation populaire. Toute une idéologie se forme alors, qui éclaire la genèse de la fonction éducative des bibliothèques et qui suscitera après le Premier Empire un large mouvement d'opinion en faveur des bibliothèques populaires.
Deux faits contemporains éclairent cette idéologie. Le premier est la naissance de la science économique avec l'école physiocratique, qui découvre la valeur productive de la classe paysanne et attire ainsi l'attention sur la réalité du peuple, « le dernier rang des citoyens, la classe de ces hommes à qui la nécessité impose la loi de se dévouer, pour vivre, à des travaux mercenaires, manuels et serviles » (Philipon de La Madelaine), « la classe des citoyens privés des avantages de l'éducation et de la possibilité d'acquérir des lumières » (Condorcet). Le second est la condamnation des Jésuites. La fermeture de leurs collèges est décidée en 1762 et leur expulsion en 1764. Ils laissent plus d'une centaine de collèges dont l'administration sera confiée à des bureaux composés de magistrats et d'officiers municipaux sous la présidence des évêques. Artisans de cette victoire du Gallicanisme, les parlementaires travaillent alors à la réforme d'un enseignement sévèrement critiqué. La plupart des ouvrages qui paraissent après 1762 traitent en effet surtout des collèges. Mais quelques auteurs élaborent des plans complets d'éducation nationale et s'intéressent aussi à l'école élémentaire, c'est-à-dire à l'éducation du peuple, celui des villes et celui des campagnes. La distinction s'imposait alors dans un pays encore essentiellement rural. Les physiocrates l'avaient fondée en théorie en reconnaissant la classe paysanne comme seule véritablement productrice de richesses, et ils avaient, pour cette raison, préconisé l'enseignement obligatoire dans les campagnes. Les textes insistent en effet plus volontiers sur l'instruction du monde rural que sur celle du peuple des villes.
I. La condition populaire
Les publicistes et les pédagogues ont exposé des systèmes d'éducation populaire où, sous un libéralisme plus ou moins généreux et sous des formulations diverses, on découvre une vision commune de la condition populaire. Sa caractéristique la plus évidente, celle qui est peut-être l'essence même de la condition populaire, c'est la pauvreté. Cela est si vrai que l'expression les pauvres est volontiers substituée au mot peuple dans la plupart des textes. Le peuple est pauvre parce qu'il ne possède aucun bien et qu'il est de ce fait dans une situation toujours précaire. Sa seule richesse est le travail qu'il fournit grâce à la force de ses bras, à son habileté manuelle, à ses capacités intellectuelles. Si la force ou le savoir-faire viennent à lui manquer, si les crises ou les intempéries font que cette force ou ces capacités ne peuvent plus être employées utilement, si le peuple ne peut plus travailler pour se procurer le nécessaire, le peuple alors se dégrade en une vile populace. La populace, la plèbe, est une masse incontrôlable de marginaux et de parasites sociaux qui se console de ses maux par la fréquentation du cabaret et dont les seules ressources sont la mendicité, le vol et le brigandage. Entre le peuple laborieux et la populace malfaisante, la limite est incertaine et les auteurs la déplacent facilement au gré des humeurs et des événements. Or c'est à cette limite, précisément, que le problème éducatif se situe. L'instruction du peuple a pour seule fin de lui donner les connaissances utiles à sa condition et à son état de telle sorte qu'il soit heureux de son sort et demeure à sa juste place sans dégénérer en populace ni chercher à s'élever dans l'échelle sociale.
La représentation du peuple qui nous est proposée est fondée en effet sur une certitude quasi-générale : l'état de la société repose sur un ordre naturel, immuable et juste ; la condition sociale de chacun est une nécessité providentielle contre laquelle il est vain, et dangereux pour le bien de la nation, de se rebeller.
On assimile volontiers la condition populaire à celle de l'enfance. Comme celle-ci, le peuple échappe aux lumières de la raison ; il est mû par l'instinct, et ses actions ne sont guidées que par les sens et par les passions. La pureté, l'innocence, la candeur, la bonté, la spontanéité, telles sont les vertus reconnues au peuple par des textes imprégnés de rousseauisme. Mais ces qualités ont leurs revers. Lorsque, le peuple souffre sa spontanéité engendre une brutalité qui suscite la consternation, le mépris, et installe une crainte endémique dans les classes supérieures. C'est ce qu'explique Philipon de La Madelaine dans ses Vues patriotiques sur l'éducation du peuple (1783) : « Pourquoi faut-il que cette même tribu à laquelle les royaumes doivent leur force et leur éclat, soit aussi la pépinière des perturbateurs de leur repos ? de ces assassins qui se font un jeu de s'abreuver du sang de leurs frères? de ces brigands qui viennent à main armée s'en disputer les dépouilles ? de ces vagabonds qui, trop semblables aux plantes parasites dont nos arbres à fruits sont chargés deshonorent la société et l'épuisent ». On voit apparaître ici l'équation « classes laborieuses = classes dangereuses », qui n'a pas été une invention de la bourgeoisie industrielle du dix-neuvième siècle. Philipon la développe avec un manichéisme candide. Il nous dit que l'homme qui naît hors du peuple est nécessairement lié au bien général : sa délicatesse de sentiments, le souci de sa réputation, l'habitude de lire et de réfléchir, une perception nette du bien et du mal, le peu d'intérêt qu'il aurait à mal faire, tout cela le sauvegarde des mauvaises actions. Le peuple, au contraire, « qui dans tous les pays est l'auteur des grands crimes », n'est retenu par rien sur la pente du mal, si ce n'est par « l'adhésion aveugle et ferme aux vérités évangéliques ». Philipon justifie ainsi, comme le fera plus tard Bertrand Verlac dans son Nouveau plan d'éducation pour toutes les classes de la nation (1788), la nécessité d'introduire dans l'instruction du peuple la morale et la religion qui « seule peut empêcher ses mains de s'étendre sur la fortune de l'homme opulent ». L'hiver, « saison des grands crimes», est une saison particulièrement funeste. Libéré pour un temps de ses travaux, « le peuple alors se replie davantage sur lui-même... secouant avec plus d'impatience les chaînes qui le lient au dernier rang de la société, il a plus facilement recours aux forfaits pour rétablir entre lui et ses semblables cet équilibre trop dérangé par l'inégalité des conditions ». A ce tableau sinistre, Philipon oppose la plus aimable des diversions et dit qu'il faut réunir le peuple dans des salles communes et organiser pour lui des jeux, des danses, des spectacles de comédie, parce que « l'idée des crimes ne se conçoit et ne se mûrit que dans la solitude, loin des discours et des regards de la foule ».
Tout en présentant cette image du peuple, nos auteurs protestent de leurs bons sentiments et disent qu'ils ne partagent ni le dédain ni le mépris professés par les hommes frivoles et par les puissants à l'égard d'une classe aussi précieuse pour la nation. Soucieux avant tout de rechercher les moyens d'adoucir et de rendre supportable la « vaste carrière de misères et de peines » que l'enfant du peuple aura à parcourir, ils expliquent et justifient par leurs propos la condescendance, le paternalisme et les attitudes philanthropiques qui détermineront et orienteront l'instruction populaire pendant plus d'un siècle. Quelques rares auteurs seulement, et parmi eux Condorcet, ont rejeté le fatalisme d'une nature populaire conditionnée par des lois immuables. Tout en reconnaissant comme véridique et fondée l'image communément admise, Condorcet affirmera que la stupidité, la férocité et l'immoralité du peuple ne sont pas dans la nature, mais qu'elles résultent d'un conditionnement politique et économique.
II. L'instruction du peuple
Pour un certain nombre d'auteurs, et non des moindres - Voltaire et Rousseau par exemple -, il ne faut pas instruire le peuple. Animés, les uns par le mépris du peuple ou par la crainte de voir troublé l'ordre économique et social établi, les autres par le souci de préserver la simplicité naturelle du peuple, génératrice de bonheur, ils ont fait leur opinion de l'Abbé Claude Fleury exprimée dans le Traité du choix et de la méthode des études (1685) : « Laissez les études à ceux qui ont du loisir ; quant aux pauvres, aux paysans, aux ouvriers, ils peuvent même, pour la plupart, se passer de lire et d'écrire ». La diffusion de l'instruction dans le peuple a en effet des conséquences désastreuses. Il faut lutter contre la multiplication des écoles et des collèges « qui arrachent les bras à la terre », dépeuplent « les campagnes et les ateliers, bien plus utiles à la société que cette foule de barbouilleurs, d'abbés, de clercs, de commis sans place, d'écrivassiers qui, n'ayant pour tout bien que leur plume et leur pinceau, traînent partout leur indigence et leur ignorance orgueilleuse », et qui transforment les gens du peuple en « mercantileurs, en agioteurs et en gens de plume. L'ignorance dans ce bas ordre est non seulement utile, mais même nécessaire » 2. Ce fut là une des idées les plus durables et les plus profondément enracinées dans l'opinion. Exprimée dès le début du dix-septième siècle, aux États-généraux de 1614, répétée par Richelieu, par Colbert, par les prédicateurs, les philosophes et les pédagogues du dix-huitième siècle, elle passe dans les cahiers de doléances et se retrouve intacte dans la pensée conservatrice du dix-neuvième siècle qui ressassera cette vérité jusqu'à ce que l'école obligatoire l'ait rendue caduque.
Le cistercien Christophe-Léon Féroux, qui fut un agronome réputé, publie en 1788 une Nouvelle institution nationale, projet de réforme des communautés religieuses, où il défend chaleureusement l'instruction des paysans et propose l'installation de petites écoles rurales gratuites dans les monastères. Il commence son plaidoyer en rassemblant les arguments contraires « Pourquoi instruire les paysans ? Qui ne sait que ces demi-sauvages, lorsqu'ils sont instruits, sont cabaleurs, indociles et méchants ? Ils se liguent contre leurs seigneurs, et font tous les jours de nouvelles insultes à leurs pasteurs : en général, ils détestent les riches ; et ces lumières fatales qu'ils acquièrent les rendent plus indomptables et plus malheureux. La raison en est sensible. Plus un pauvre est éclairé, plus il aperçoit la distance qui se trouve entre lui et le riche. Frappé de cette inégalité désespérante, il s'afllige et cette doléance intérieure se change en haine pour ceux qui possèdent la fortune publique. Alors il est inquiet et mobile, et quitte facilement le lieu de sa naissance dans l'espérance d'un meilleur sort ». Dangereuse pour l'économie, l'instruction l'est donc aussi pour l'ordre social et elle peut détruire le bien-être moral et physique du laboureur et de l'ouvrier. La propension naturelle de l'enfant du peuple au crime fait qu'il utilisera au mal les outils que l'école lui aura donnés. Philipon nous assure que, s'il a appris l'art d'écrire, il deviendra faussaire et falsifiera les écritures.
La considération de ces dangers n'a cependant pas conduit ceux qui s'intéressaient au peuple, à condamner son instruction. La plupart d'entre eux s'en sont, au contraire, déclarés partisans. Mais, convaincus que le peuple ne pouvait accéder aux lumières, ils n'ont jamais considéré que son éducation devait le mener à une réflexion libre et lui donner accès à la connaissance et à la culture. L'instruction n'est qu'un moyen d'améliorer le sort misérable des classes laborieuses et de les aider à accepter leur condition. Aussi celle qui est concédée à l'enfant du peuple doit-elle être limitée aux connaissances nécessaires à l'exercice de l'état auquel il est destiné. Dans une page célèbre de son Essai d'éducation nationale (1763) qui a été maintes fois citée ou démarquée, Caradeuc de la Chalotais a exprimé clairement ce qui faisait alors l'objet d'un consensus général : « Le bien de la société demande que les connaissances du peuple ne s'étendent pas plus loin que ses occupations. Tout homme qui voit au-delà de son triste métier ne s'en acquittera jamais avec courage et avec patience. Parmi les gens du peuple, il n'est presque nécessaire de savoir lire et écrire qu'à ceux qui vivent par ces arts ou à ceux que ces arts aident à vivre... C'est au gouvernement à rendre chaque citoyen assez heureux de son état, pour qu'il ne soit pas forcé d'en sortir ». Si les philosophes et les politiques en sont restés à des considérations générales sur l'opportunité d'instruire ou de ne pas instruire le peuple, quelques auteurs ont livré une réflexion plus élaborée sur les limites et sur le contenu de l'éducation populaire. Une année avant la Chalotais, Charles-Etienne Pesselier avait publié des Lettres sur l'éducation (1762) où il recommandait de ne répandre dans les campagnes que « l'éducation la plus simple, l'instruction la plus nécessaire », de façon à préserver l'innocence des enfants du peuple : « Il faut leur enseigner le respect et plus encore la pratique des vertus ; mais non leur en apprendre la théorie, qui ne serviroit peut-être qu'à les égarer : de fausses lumières sont plus à craindre que les ténèbres. Il est sans doute essentiel et désirable qu'au milieu de leurs travaux, ces enfants de de la nature et ces heureux disciples de la simplicité soient appliqués, sages, vertueux, raisonnables... ; mais est-il bien nécessaire qu'ils sachent pourquoi ; ne serait-il pas même dangereux qu'ils le sussent ? Ces prétendues connaissances, toujours imparfaites pour eux, n'auroient-elles pas de plus, l'inconvénient de les dégoûter, de les détourner, de les détacher même insensiblement de fonctions plus nécessaires et plus utiles à la nation ».
En 1783, Philipon de La Madelaine affine encore et précise l'idée. Il part des mêmes prémisses que la Chalotais et Pesselier : « Éclairez les enfans du peuple sur tout ce qui tient à sa condition ; instruisez-les de ce qu'ils doivent savoir et faire quand ils seront grands; donnez-leur à cet égard toutes les instructions et toutes les lumières dont vous serez capables, ou dont ils seront susceptibles. Mais n'allez pas plus loin ». Et Philipon éclaire crûment sa pensée en opposant la libre éducation des enfants du riche au conditionnement des enfants du peuple : « Qu'elle déploie pour les premiers tout son talent et tous ses trésors ; il leur faut des connaissances qui fassent un jour leurs plaisirs. Quant aux seconds, ses instructions doivent se restreindre aux objets qui pourront un jour diminuer leurs peines. Sa grande attention doit être de diriger vers le bien l'espèce d'oisiveté à laquelle les riches sont condamnés par leur fortune, et de rendre moins pesans et moins sensibles aux pauvres les travaux auxquels ils sont dévoués par leur naissance. Préparer de loin des fleurs et des fruits pour embellir et pour rendre utile la vie des uns ; écarter de la route des autres quelques unes des épines dont elle est jonchée : tel est le véritable objet de l'éducation». Philipon préconise donc, comment Pesselier, un enseignement populaire qui rejettera toute théorie : « Tout par routine, rien par principe ». Après avoir dit qu'il fallait enseigner l'arithmétique, le dessin et la géométrie, il précise : « Ce que je leur enseigne de ces arts est uniquement ce qui peut leur en être profitable. Ils en sauront la routine et la marche parce qu'elles leur sont utiles. Ils en ignoreront la théorie et les finesses parce qu'elles les détourneroient de leurs professions... mon invariable maxime est ce mot : un peu, mais pas trop ; beaucoup de pratique, point de science ». Aux enfants du peuple, on apprendra donc à lire, à signer, mais non à écrire ; à reconnaître les phénomènes naturels, pour faire reculer la supersition, mais non la physique. On leur apprendra à chanter sans les initier à la musique, à se soigner et à soigner les animaux sans les entretenir d'anatomie, de physiologie ou de médecine. On leur apprendra à aimer Dieu et à respecter l'Église sans jamais leur parler des dogmes ou leur révéler les mystères de la religion. « Exempt des inquiétudes de l'esprit », le peuple apprendra ainsi à chérir l'état où la Providence l'a placé « parce que l'éducation, en lui ôtant l'ignorance, ne lui aura pas donné le savoir ».
Il y a chez Pesselier et Philipon, qui furent l'un et l'autre d'aimables poètes et d'aimables auteurs de comédies, une ambiguïté, sincère assurément et sans malice, que l'on ne trouve pas chez ceux qui ont vécu au contact des réalités populaires. Les attitudes de ces derniers sont plus tranchées. Le curé François-Léon Réguis en était, à coup sûr, mais les propos dominicaux qu'il a recueillis dans les six volumes de La Voix du pasteur (1766-1773), le rangent du côté des obscurantistes : « ... je trouve, et mes confrères trouvent aussi que tout ce que nous avons de moins chrétien dans nos paroisses est compris dans le nombre de ceux qui ont été aux écoles ; et que tout ce qu'il y a de plus simple, de plus innocent, de plus chrétien, ne sait ni lire ni écrire ». D'autres chargés d'âmes, en revanche, ont su concilier les idées du siècle et leurs charges pastorales ; ils n'ont pas dissocié le religieux et le spirituel de l'économique, du social et de l'éducatif. Les plus célèbres d'entre eux sont le pasteur Jean-Frédéric Oberlin au Ban-de-La-Roche et l'Abbé Grégoire à Embernesnil. Mais les écrits du temps ont conservé la mémoire de curés physiocrates en Poitou, dans les diocèses de Rouen et de Soissons. Sans doute y en a-t-il eu encore ailleurs. Ceux d'entre eux qui sont intervenus dans le débat sur l'enseignement n'ont pas lésiné et disputé au peuple les maigres bribes d'instruction que d'autres daignaient lui accorder. Chez ces prêtres et ces pasteurs, qui allaient entrer de plain-pied dans le jeu révolutionnaire, il n'y avait ni condescendance ni complaisance devant les pauvres et le peuple. Ils ne concédaient et n'octroyaient rien, mais fondaient l'éducation et l'information du peuple sur les exigences spirituelles les plus hautes : « Instruire les paysans, c'est... faire rentrer dans leurs droits naturels des êtres qui ont reçu du Ciel la faculté de penser» (Féroux, 1788)... « comme c'est Dieu qui conduit les événements du monde, lire les gazettes, courriers, feuilles villageoises ou autres feuilles du jour dans un temps si riche en grands événements, c'est lire quasi l'histoire des œuvres de Dieu » (Oberlin, 1791). Pour le moine agronome Christophe-Léon Féroux, le paysan instruit multiplie ses ressources et, par conséquent, celles de l'État. L'instruction lui fait prendre conscience qu'il appartient à une nation. Cessant ainsi d'être attaché à la glèbe, il peut s'en libérer quand « la misère le presse dans son village » parce qu'il sait « qu'il est François... et que ses talents et sa bonne conduite lui ménagent ailleurs un séjour plus heureux ». On est loin du conditionnement que les plus généreux voulaient imposer au peuple. L'instruction, facteur de libération de l'individu, facteur d'élargissement de la conscience à la collectivité nationale, ce sont là des idées bien étranges. Elles tranchent avec la pensée commune et anticipent de façon singulière sur les mutations que la France allait connaître pendant les vingt-sept années qui suivirent. Philipon de la Madelaine en était certes bien éloigné. Mais peut-être était-il séduit par ces idées, et on peut se demander s'il n'a pas pris ces prêtres pour modèles lorsqu'il propose de remplacer, une fois par mois, le prône ou le catéchisme par des « instructions relatives, soit à l'agriculture, soit aux objets d'industrie et de commerce ».
III. Les lectures du peuple
Au coeur du problème de l'instruction du peuple, les auteurs rencontraient nécessairement celui de la lecture. Ils en ont abondamment disserté. Si leurs plans d'éducation apparaissent souvent comme des vues de l'esprit, il est sensible que leurs propos sur la lecture sont nourris d'expérience réelle. La réalité les débordait à tel point que ceux-là mêmes qui condamnaient la scolarisation et rejetaient a fortiori le livre hors du domaine populaire, ont été contraints de parler des lectures du peuple. Philipon de La Madelaine, qui avait refusé au peuple l'apprentissage de la lettre imprimé, subit à tel point la contrainte des faits qu'il réagit aux lectures du peuple en proposant un programme de lecture, qui contredit ses propres positions de principe. Tous les auteurs ont noté en effet que le goût de l'instruction se développait dans les basses classes de la société et les mémoires contemporains ont relevé comme une curiosité la fréquence de la lecture dans le peuple de Paris. Subjectives, ou simplement pittoresques, ces notations doivent être confirmées et précisées par la recherche bibliologique.
Cette lecture doit d'abord être replacée dans son contexte pédagogique et ethnographique. La qualité de l'apprentissage fait à l'école a évidemment une influence déterminante sur la qualité et sur le niveau des lectures de l'adulte. Or la scolarisation des classes populaires était déjà une réalité tangible. La Réforme, la Contre-Réforme, la lutte engagée par le pouvoir central contre la religion prétendue réformée avaient favorisé la création des petites écoles et des écoles de charité. La déclaration royale du 13 décembre 1698 avait imposé l'obligation scolaire mais, interprétée comme une décision valable tantôt pour tous les sujets du royaume, tantôt pour les seuls religionnaires, elle n'avait cependant pas généralisé l'école. Il n'en reste pas moins que la lecture était enseignée dans toutes les villes et dans les nombreuses communautés villageoises qui, bon gré mal gré, s'étaient dotées d'une école. La finalité de l'école était essentiellement une finalité religieuse et l'enseignement des matières profanes, de la lecture en particulier, était étroitement subordonné à cette finalité. En dehors des établissements tenus par les Frères des Écoles chrétiennes, qui pratiquaient la méthode simultanée, la méthode habituellement pratiquée était l'enseignement individuel, qui permettait à l'enfant d'apprendre à lire dans n'importe quel livre. Or, en milieu rural, les livres étaient rares. Ils étaient soigneusement conservés, transmis de génération en génération, et l'enfant apportait à l'école le livre où son père avait déjà appris à lire. Certains textes épiscopaux s'élèvent contre cette pratique et demandent que l'on adopte des modèles de lecture et d'écriture conformes aux vérités chrétiennes et de chasser de l'école les « livres de fable, les romans et toutes sortes de livres profanes et ridicules dont on se sert souvent pour... apprendre à lire» (Diocèse d'Angers, 1677). Cette exigence s'inscrivait dans l'ordre normal des choses et n'était pas discutable. Lorsque, en 1763, le Parlement de Bourgogne apportera sa contribution à la réforme de l'enseignement, il proposera de doter toutes les écoles des villes et des bourgs des livres « nécessaires » : Nouveau Testament, psautier, catéchisme du diocèse, histoire sainte, Petite vie des saints de l'Abbé Gouget et « un recueil des maximes de morale tirées de livres sapientiaux, intitulé Morale du Saint-Esprit » 3. Dès sa formation, l'esprit de l'enfant est donc conditionné par un certain nombre d'interdits et orienté vers la lecture d'ouvrages édifiants.
La mesure de l'alphabétisation est un élément d'appréciation que l'histoire de la lecture populaire ne peut négliger. Les historiens continuent à utiliser, en l'affinant, la méthode du recteur Louis Maggiolo, qui a fait relever, de 1877 à 1879, les signatures apposées dans les registres d'état civil de 1686 à 1690 et de 1786 à 1790. Il est certain que celui qui sait signer a appris à lire. Mais l'analphabétisme de retour était beaucoup plus virulent qu'aujourd'hui. Faute de livres, faute de pratique, beaucoup de ceux qui avaient appris à lire à l'école n'étaient plus capables de faire une lecture suivie. Que l'enquête Maggiolo révèle qu'il y avait en France 21 p. 100 d'alphabétisés en 1690 et 37 p. 100 en 1790, ne signifie pas qu'il y ait eu autant de lecteurs actifs. Mais le livre n'en était pas moins une réalité familière dans tous les milieux populaires. Attestée par des témoignages variés, la pratique généralisée de la lecture collective à haute voix apportait en effet partout la présence et le prestige de la chose imprimée.
La lecture collective apparaît dans tous les milieux qui passent des formes de civilisation orale à celles de la civilisation écrite. Assurée par des individus plus avancés que les autres dans ce passage, elle est le médiateur indispensable entre l'écrit, imprimé ou non, et ceux qui ne savent pas encore lire. Telle était bien la situation en France à la fin de l'Ancien régime et au dix-neuvième siècle. La lecture collective y a été une pratique naturelle, spontanée dans la vie privée, et une pratique institutionnalisée dans la vie publique. Elle a pénétré dans la vie familiale où, au cours des longues veillées d'hiver, on lisait des livres de piété ou les contes bleus laissés par le colporteur et, après 1789, les journaux patriotiques. Spontanés aussi, les lecteurs publics qui lisaient à Paris, sur les places et dans les chantiers, les feuilles républicaines ou des catéchismes révolutionnaires de leur composition 4. La lecture collective a aussi été une institution publique que les autorités utilisaient à des fins de publicité, d'éducation, d'édification et de propagande. Telle la lecture des livres de piété qui doit être faite « dévotement sous le porche ou à l'entrée de l'église tous les dimanches et les fêtes après Vêpres..., durant un quart d'heure, par le maître d'école, ou par quelque personne de piété qui ait adresse pour cela » 5. Telles aussi les lectures des journaux et des décisions des assemblées faites dans les sociétés populaires pour répandre et expliquer les idées de la Révolution. Albert Soboul a justement rappelé que le prône était à la fois une instruction religieuse et une instruction administrative et judiciaire, et que toutes les nouvelles importantes étaient lues en chaire. La proposition de Philipon de le remplacer une fois par mois par la lecture de textes économiques et agronomiques ne déviait nullement le curé de ses fonctions d'informateur et d'éducateur. Lorsque les conditions ont changé, les municipalités révolutionnaires et les sociétés patriotiques ont tout naturellement remplacé le curé, aux mêmes jours, aux mêmes heures, et parfois au seuil des mêmes églises.
L'école pour l'enfant, la veillée, l'église ou l'assemblée pour l'adulte, c'est dans ces cadres collectifs étroitement soumis à l'autorité ou au conformisme du groupe que la lecture populaire prend racine, se forme et se développe. Nous avons encore beaucoup à apprendre sur le contenu de cette lecture pour l'analyse duquel nous disposons de deux sources d'information : les inventaires après décès et l'enquête sur les patois que l'Abbé Grégoire a lancée dans toute la France en 1790.
Les catalogues des bibliothèques privées et les inventaires après décès ont souvent été utilisés par l'histoire littéraire et par l'histoire culturelle pour suivre la diffusion des idées dans l'opinion publique. Mais ces études concernaient le plus souvent une élite intellectuelle, sociale ou économique. Jacques Solé a étudié des inventaires après décès établis dans des foyers populaires à Grenoble de 1701 à 1790 6. Sur plusieurs centaines d'inventaires, il en a relevé 72 où il est fait mention de livres. Ce sont de très petites collections qui ne dépassent pas 30 volumes pour la plupart. Deux seulement ont plus de 50 volumes et deux autres 120 et 125 volumes. Dans toutes ces bibliothèques, il y a une prédominance écrasante des livres religieux, livres de dévotion et de piété pratique essentiellement. Les autres ouvrages sont des livres scolaires, de pratique professionnelle, quelques livres d'histoire, des auteurs classiques de l'antiquité et du XVIIe siècle (Voltaire est le seul auteur contemporain figurant dans ces bibliothèques), de rares ouvrages de science, de technique et de politique. Jacques Solé a eu la bonne fortune de découvrir dans ces inventaires ceux de deux libraires. Le premier, le libraire du Palais, a un stock considérable d'ouvrages religieux (1 700 exemplaires pour 5 titres cités), un stock plus modeste de livres de droit (500 exemplaires pour 5 titres) et 150 livres scolaires (2 titres). Le second, marchand mercier d'un quartier populeux, possède un millier d'exemplaires d'ouvrages religieux divers, plus de 500 abécédaires, quelques livres scolaires, quelques ouvrages pratiques et quelques publications populaires.
Convaincu que l'unité de la nation était au prix de la destruction des langues locales, Grégoire a lancé en août 1790 une enquête préparatoire à un rapport qu'il ne devait présenter à la Convention que beaucoup plus tard, le 16 prairial an II (6 juin 1794). C'est une véritable enquête linguistique et ethnographique dont quelques questions, plus engagées, plus politiques, suggèrent les moyens de réaliser la destruction des patois : la généralisation de l'école et la propagation de la lecture en langue française. Trois de ces questions (Nos 35 à 37) concernent directement la lecture : « 35. (Les curés et les vicaires) ont-ils un assortiment de livres pour prêter à leurs paroissiens ? 36. Les gens de la campagne ont-ils le goût de la lecture ? 37. Quelles espèces de livres trouve-t-on plus communément chez eux ? ». Rédigées par des prêtres ou des notables qui parlaient en leur nom ou au nom de sociétés patriotiques locales, les réponses sont d'inégale valeur en raison du fait qu'elles couvrent tantôt un très large terroir, province ou département, tantôt une aire réduite. Quelques unes aussi sont manifestement des réponses d'humeur qui renseignent davantage sur les partis pris de leurs auteurs que sur la réalité de la lecture. Les réponses ne sont pas fiables lorsqu'elles portent un jugement général lapidaire. Savoir si le peuple des campagnes a ou n'a pas le goût de la lecture est chose impossible à la lecture des dix-neuf réponses publiées à la question 36. Mais par delà des propos désabusés sur le peu d'intérêt des curés et des paysans pour les livres, on peut deviner, exprimée en clair ou en filigrane, une aspiration diffuse à l'instruction, un très grand respect pour la chose imprimée (« Les livres des paysans sont toujours en mauvais état, quoique exactement serrés. Ils se les transmettent en héritage » (Bordeaux) ; « Nos gens de campagne ont beaucoup de respect pour tout ce qui est écrit et imprimé » (Sarthe)), et une disponibilité, qui se traduiraient en réalités tangibles s'il y avait des curés instruits (certaines réponses laissent paraître un anticléricalisme accusé), des écoles, des maîtres et des livres dans les campagnes. Plusieurs correspondants notent aussi que le goût de la lecture s'est sensiblement développé depuis le début de la Révolution.
Les curés ont dans l'ensemble peu de livres et ne les prêtent pas volontiers. Chez les paysans qui savent lire, on trouve presque uniquement des livres de piété (bibles, cantiques, heures, paroissiens, catéchismes, livrets de mission, Imitation de Jésus-Christ, Pensez-y bien, Chemin du ciel, les Sept trompettes), et des livrets du colportage (Contes de ma mère L'Oie, Barbe-bleue, Robert le Diable, Richard Sans Peur, Quatre fils Aymon, Vies de Saint-Alexis, de Sainte-Anne, de Cartouche, de Mandrin, Almanachs divers). Quelques rares ouvrages seulement sortent de ces deux domaines : Comptes faits de Barrème (Bordeaux), des livres de chansons « dont la musique et la philosophie sont encore au berceau » (Bergues), des journaux républicains et des chansons patriotiques (Bordeaux). Deux correspondants seulement évoquant la grande littérature : un juge revêche de Saint-Claude qui déplore la présence d'œuvres de Voltaire et de Rousseau dans les campagnes voisines de Genève, et un aimable chanoine de Saint-Omer, qui écrit : « En fait de romans, ils ne connaissent ni Gil Blas ni Don Quichotte, etc., mais de grossières rapsodies, des livres obscènes, d'anciennes légendes fabuleuses... Les honnêtes fermiers lisent des voyages, les romans de l'Abbé Prévost et autres de ce genre ».
« Piquant et pitoyable » aux yeux de Ferdinand Brunot, ce tableau de la lecture rurale confirme absolument ce que nous ont appris les textes épiscopaux et les inventaires après décès. Ces documents ne représentent certes qu'une petite partie de tous ceux qu'une enquête méthodique et généralisée pourrait utiliser, et on peut admettre que l'information puisée à ces trois sources n'a que valeur de sondage. Il est peu probable cependant que d'autres documents modifient sensiblement l'idée que nous pouvons nous faire de la lecture du peuple au Siècle des Lumières. Elle est essentiellement à base de livres de piété populaire et de livrets du colportage. En marge de ce fonds, et davantage en milieu urbain et dans les campagnes proches des grandes villes, on trouve trace de la littérature, plutôt celle du passé et rarement celle qui véhicule les idées du siècle, des livres scolaires, des livres de pratique professionnelle, un peu d'histoire, de politique, des récits de voyage.
IV. La lecture dirigée : le bon livre
Ceux qui se préoccupaient de rendre plus supportable et même agréable la condition des classes inférieures, ont déploré les erreurs et les déficiences de la lecture populaire. En moralistes éclairés et en bons pédagogues, ils ont condamné les unes et cherché à corriger les autres en proposant des programmes de lecture conformes à l'image qu'ils se faisaient des classes laborieuses et de la place qu'elles devaient tenir dans la société. Hostile à l'instruction du peuple, le curé Réguis a dû, lui aussi, aller au-delà de ses propres positions et dénoncer l'influence néfaste sur les petits villageois des livres utilisés à l'école, qui « leur donnent souvent occasion de penser, de se questionner, de s'instruire sur des choses qu'ils ne devraient jamais savoir, ou ne connaître qu'à vingt-cinq ans ». Soucieux de préserver l'innocence et la pureté du peuple chrétien, Réguis s'en prend aussi aux colporteurs « qui répandent... de misérables brochures également propres à corrompre la pureté des mœurs et la simplicité de la foi ».
Ceux qui admettent la nécessité de l'instruction du peuple, mais veulent en faire un simple conditionnement, en arrivent à concevoir de singulières limitations. Charles-Etienne Pesselier n'autorise dans les campagnes que l'instruction «la plus nécessaire», qui sera donnée oralement et non par écrit ; il semble bien condamner ainsi la lecture des ruraux. Philipon de La Madelaine également. Il admet l'apprentissage de la lecture, mais veut qu'il soit limité au déchiffrement des écritures manuscrites. Les laboureurs et les ouvriers pourront ainsi lire les baux et les contrats ; ils cesseront d'être dupés par les maîtres, les gros fermiers et des notaires sans scrupules. Philipon déconseille d'apprendre à lire la lettre imprimée, qui inciterait le peuple à la lecture des livres et le détournerait ainsi de ses travaux.
Si on abandonne le plan doctrinal pour celui de la réalité, on constate une condamnation unanime du colportage. Prononcée dès le dix-septième siècle, ce fut une condamnation sans rémission, répétée pendant plus de deux siècles. L'évêque d'Angers la justifiait, en 1677, par la crainte que les enfants ne reçoivent par la lecture des fables et des romans « des impressions contraires aux sentiments de religion et de piété qu'on leur pourrait instituer en ne leur donnant à lire que de bons livres ». Le dix-huitième siècle a laïcisé et modernisé l'idée en condamnant la littérature du colportage comme véhicule de la superstition et de la fausse science. Philipon de La Madelaine écarte de la lecture du peuple tout ce qui est « dangereux » et tout ce qui est « inutile, parce qu'il y a du danger dans l'inutilité même ». Dangereux et inutiles, ce sont « ces contes de fées, cette bibliothèque bleue, ces fables même de La Fontaine avec lesquelles on berce si mal à propos l'enfance des gens aisés ». Et Philipon en appelle à l'autorité de Rousseau pour justifier sa condamnation de l'œuvre de La Fontaine. Si l'on excepte cette mention, on ne trouve pas de condamnation explicite de l'œuvre littéraire de fiction. On ne saurait déduire de ce silence que nos auteurs admettaient la lecture de la poésie, de la nouvelle ou du roman. L'idée même que ces divertissements de lettrés puissent être proposés au peuple leur aurait paru absurde et ridicule. La condamnation était portée implicitement par le rejet de tout ce qui relevait de l'agrément et de la gratuité. Le silence des programmes de lecture composés pour le peuple le prouve assez.
Philipon de La Madelaine a été le plus inconséquent des théoriciens de l'éducation du peuple. Entraîné par une bienveillance foncière, il franchit les limites qu'il a lui-même posées et, si l'on fait exception des listes de livres de dévotion publiées par les évêques, il a peut-être été le premier à formuler un programme raisonné de lectures pour le peuple. Il énumère un certain nombre d'ouvrages « où la simplicité du style ne relevera que mieux la solidité des choses, tels que la Science du Bonhomme Richard, ouvrage qui semble avoir été écrit par Mentor pour les écoles de Salente ; la Bible de Royaumont ; Le Magasin des pauvres, artisans et gens de la campagne ; l'Abrégé de l'histoire de France par Le Ragois ; L'Honneur françois ; Magasin des enfans, qu'il faudroit peut-être dégager de tout ce qui tient à la fable et à la féerie ; le Manuel du cultivateur ; l'Avis au peuple sur sa santé ; l'Avis au peuple sur la santé de ses bestiaux ; les ouvrages que le gouvernement fait distribuer sur les Moyens de rappeler les noyés à la vie, sur le Danger des vapeurs méphitiques, sur les Moyens de guérir les morsures des bêtes enragées, etc. Voilà quels sont à peu près les livres où les enfans du peuple pourront se fortifier dans l'art de lire ». Il y en a d'autres, cités çà et là dans l'ouvrage : un recueil de romances, car il faut que le peuple chante pour se distraire, s'étourdir et oublier ses misères ; La Maison rustique ; Le gentilhomme cultivateur ; le Dictionnaire économique ; de « bons extraits des mémoires envoyés aux diverses sociétés d'agriculture ».
On trouve chez les correspondants de Grégoire et dans le rapport de celui-ci un certain nombre de notations qui, réunies, constitueraient un programme de lecture ou de bibliothèques rurales sommairement formulé ; ouvrages élémentaires d'histoire naturelle (Agen), de météorologie et de physique (Grégoire), d'agronomie (Bordeaux, Saint-Omer, Chateau-Gontier), de législation usuelle et de morale civique (Agen, Chateau-Gontier, Grégoire), journaux (Grégoire). Quelques titres sont cités : La Science du Bonhomme Richard (Bordeaux, Chateau-Gontier), l'Avis au peuple sur sa santé (Bordeaux), l'Avis aux bonnes ménagères (Bordeaux), la Bibliothèque des villages de Berquin (Saint-Claude).
On rencontre, dans cette liste d'ouvrages recommandés, quelques unes des oeuvres les plus connues de la littérature populaire didactique. Elles seront longtemps rééditées et figureront encore dans les catalogues des bibliothèques populaires : L'Avis au peuple sur sa santé, qui fit la gloire du docteur Samuel Tissot, les Instructions sur l'histoire de France composées pour l'éducation du Duc du Maine par l'Abbé Claude Le Ragois, qui eut plus de 180 éditions de 1684 à 1882, La Bible de Royaumont, le Magasin des enfants et le Magasin des pauvres, artisans et gens de la campagne de Marie Le Prince de Beaumont, les revues de Berquin, et surtout la Science du Bonhomme Richard de Benjamin Franklin. Faites pour détourner des lectures indésirables, les listes de livres à mettre entre les mains du peuple dégagent une notion qui va être indissolublement et durablement liée à la lecture populaire dirigée, celle de bon livre. On trouve déjà l'expression en 1677 dans les statuts du diocèse d'Angers cités plus haut. Jean-Baptiste Crevier l'utilise en 1763 dans les Difficultés proposées à M. Caradeuc de La Chalotais à qui il reproche de vouloir interdire aux enfants d'apprendre à lire ; il pose cette question : « Que deviendra le laboureur, l'artisan dans les jours où il ne pourra pas travailler, si un bon livre ne le retient pas chez lui ? Elle donne le titre d'un article des Affiches de Reims : De la nécessité de la lecture et de l'utilité des bons livres » (30 septembre 1776). L'expression et la réalité du bon livre devaient connaître un bel avenir et elles n'ont pas disparu de l'usage et des préoccupations des bibliothèques d'aujourd'hui.
Mais le conseil de lecture donné au peuple n'a d'efficacité que si la librairie offre les livres qui s'accordent au projet éducatif. Le nombre de ceux-ci étaient alors des plus limité. Aussi Philipon, poussant l'inconséquence à l'extrême, adopte-t-il une attitude résolument prospective et déclare-t-il qu'il faut maintenant composer les livres qui manquent à l'éducation du peuple. C'est là, dit-il, la responsabilité du gouvernement, pour les livres de classe tout au moins. Mais Philipon demeure prisonnier de son système, et sa réflexion tourne court. Il se contente de proposer un recueil de « tout ce qui a été écrit de plus simple sur les avantages attachés à la condition du peuple, sur les misères qui tourmentent l'existence du riche, sur le bonheur de la vie champêtre » et un recueil de proverbes qu'il intitulerait La Philosophie du peuple et qui montrerait aussi le bonheur de la condition populaire et la misère cachée des grands de ce monde. Philipon demande aussi que le gouvernement diffuse tous les ans des chansons composées sur des airs faciles : « il les enverroit aux intendans des provinces, avec les médicaments qu'annuellement il leur adresse : ceux-ci sont les remèdes du corps ; celles-là seroient de l'âme, et les effets en seroient bien plus sensibles ». Ces incohérences et ces naïvetés peuvent faire sourire. Philipon indiquait cependant par là le moyen le plus sûr d'unifier l'enseignement du peuple. Ce fut bien celui que les assemblées révolutionnaires tentèrent de promouvoir. C'est une des raisons pour laquelle Grégoire voulait la disparition des patois et, dans son rapport à la convention du 16 prairial an II (6 juin 1794), il esquisse lui aussi un programme de publications populaires. Il demande que l'on emploie le talent des écrivains connus pour leurs idées républicaines à écrire des « opuscules patriotiques qui contiendront des notions simples et lumineuses, que puisse saisir l'homme à conception lente et dont les idées sont obtuses ». Il demande aussi la publication de « bons journaux », dont il explique avec lucidité qu'il pénètrent plus facilement que le livre dans la vie quotidienne du peuple, et des recueils de « chansons historiques et instructives ». Ces propositions s'accordaient parfaitement aux soucis de la Convention qui avait adopté quelques mois plus tôt (9 pluviôse an II = 28 janvier 1794) une loi ouvrant un concours pour des manuels traitant des diverses matières de l'enseignement élémentaire. Envoyés aux municipalités, aux armées, aux sociétés populaires, les manuels révolutionnaires devaient servir aussi à l'éducation des adultes. Ils s'imposèrent difficilement et ne survécurent pas à la République. Mais les milieux dirigeants et l'administration ne devaient plus abandonner les attitudes dirigistes dans le domaine de l'édition des ouvrages didactiques, scolaires et postscolaires.
Il y a une distance énorme entre la réalité de la lecture populaire telle qu'elle apparaît dans les inventaires et dans l'enquête de Grégoire, et les programmes proposés. Les bibliothèques paysannes sont remarquables surtout par ce qu'elles ne possèdent pas : les livres d'économie rurale, d'économie domestique et d'hygiène pratique. La distorsion entre la pesanteur des comportements ruraux et l'esprit de progrès du Siècle des Lumières apparaît ici dans une lumière crue. Les programmes de lecture traduisent le souci de mettre les comportements paysans en accord avec les idées du temps. Ceux qui ont été formulés après 1789, sans quitter le plan pratique, esquissent une timide ouverture vers un savoir plus désintéressé, et il est permis d'y voir les premiers pas d'une lecture publique nationale.
V. La lecture institutionnalisée : projets
L'affirmation des responsabilités de l'État en matière d'instruction, la vulgarisation de plans d'éducation nationale englobant les classes deshéritées, le développement spontané ou provoqué du goût et de la pratique de la lecture dans les milieux populaires étaient autant de circonstances favorables à la maturation de projets de bibliothèques destinées au peuple. Les interdits portés sur les livrets du colportage et sur les œuvres d'imagination, la volonté de contrôler étroitement l'éducation et la lecture allaient dans le même sens. Et pourtant, la constitution de collections publiques destinées au peuple n'a été évoquée que rarement avant 1789.
En 1763, aussitôt après l'interdiction des Jésuites, un Plan général d'institution... pour la jeunesse du parlement de Bourgogne, est publié à Dijon. Il préconise une instruction gratuite et généralisée pour les garçons et les filles de toutes conditions et propose l'installation de bibliothèques publiques dans les collèges : « Il faut que chaque collège ait une bibliothèque qui soit publique dans chacune des grandes villes, il faudra par conséquent destiner un fonds qui serve annuellement à l'entretien de cette bibliothèque et des cabinets de physique, d'histoire naturelle et de mathématiques destinés au collège ». On hésite à qualifier de populaires ces bibliothèques dont la parenté avec les futures bibliothèques des écoles centrales de 1795 est évidente. On ne saurait y voir cependant des bibliothèques savantes traditionnelles. Il s'agit bien de bibliothèques de lecture publique et elles étaient accessibles au peuple dans la mesure où les enfants du peuple allaient au collège. Or nous savons que toutes les conditions sociales étaient réunies dans les collèges. Ceux qui étaient hostiles à l'éducation du peuple demandaient précisément la suppression des écoles des villages et des collèges des petites villes pour retirer aux classes inférieures la possibilité de faire suivre à leur enfants des études prolongées.
Le projet de Philipon de La Madelaine s'inscrit plus directement dans le cadre de la vie populaire. Inconséquent avec ses positions de principe, Philipon reste cohérent dans son inconséquence lorsqu'il propose d'ouvrir, en hiver seulement, puisque, nous a-t-il expliqué, l'hiver est la saison où le peuple est davantage soumis aux tentations et où la criminalité est la plus grande, des salles de lecture et de travail pour la jeunesse. Distinguant la campagne et la ville, il expose dans deux courts chapitres un projet original, qu'il introduit poétiquement, et où certains ont voulu voir un prototype de la bibliothèque populaire :
« L'hiver est aussi le temps des instructions. L'homme, alors moins dissipépar les objets environnans, vit davantage avec lui-même. Le voile de la nuit déployé plus longtemps sur l'horizon, en laissant à son œil moins d'espace à parcourir, semble comprimer sa pensée et en augmenter le ressort. Il sent d'autant plus le besoin d'exercer son esprit, qu'il peut moins exercer son corps. Avide d'exister et de connoître, il cherche dans les livres un équivalent aux sujets de méditations que lui prodiguoit auparavant la nature.
Le peuple, dans ses boutiques, n'a pas cette ressource, je le sais. Je ne viens pas non plus transformer en cabinets littéraires les atteliers de nos artisans.
Mais seroit-il bien coûteux de faire d'une des salles de nos hôtels-de-ville un lieu d'assemblée pour la jeunesse du peuple ? ...
Dans cette espèce de Musée populaire, elle rassembleroit, sous la garde d'un officier municipal, le petit nombre de livres les plus nécessaires au peuple, telle que l'excellente description des arts et métiers, quelques collections de dessin, quelques traités de géométrie, d'arithmétique, de méchanique, le recueil des machines présentées à l'Académie des sciences, etc.
Pendant tout l'hiver, cette salle seroit ouverte aux enfans du peuple, depuis l'entrée de la nuit jusqu'à huit heures. Ils y liroient, ils y écriroient, ils y chiffreroient, ils y dessineroient ; et le bon ordre serait maintenu tant par le chef ou général de la jeunesse 7 que par l'officier municipal, garde et conservateur des livres.
Mais qui paiera cet officier ? ... Malheur à lui, si le noble emploi de concourir à former des citoyens ne lui tenoit pas lieu de salaire ! Il ne seroit pas digne de s'asseoir parmi des magistrats dont le désintéressement est le premier devoir et l'honneur la plus belle récompense.
... Pourquoi l'on n'étendroit pas aux campagnes le plan que j'ai indiqué pour les villes ?
Beaucoup de communautés d'habitans ont des chambres d'assemblée... Rien de plus aisé... que de prélever sur les revenus de la communauté une petite somme pour éclairer ces chambres... une petite portion de bois pour les chauffer.
Là, sous les yeux du curé, du vicaire, du juge ou du procureur d'office, et sur-tout du chef ou général de la jeunesse... s'assembleront, durant les quatre ou cinq mois d'hiver les jeunes gens du village. Là, ils trouveront des livres relatifs aux objets qu'il leur importe le plus de connoître...
L'Angleterre nous a donné l'exemple. Presque tous les villages y ont acheté de leurs deniers communs le Dictionnaire d'agriculture de Miller. Une chaîne l'attache sur la table du lieu où la communauté s'assemble, et là chacun a la liberté de le consulter à toutes les heures du jour ».
Même si la tradition du livre enchaîné y sert de modèle, peut-on dire que cette salle d'étude saisonnière, ouverte aux seuls jeunes gens et non aux filles et aux adultes, soit une bibliothèque ? On y verrait plus volontiers le prototype de nos actuels foyers de jeunes. Philipon, en tout cas, ne baptise pas bibliothèque cette institution qui ne ressemble à aucune autre, mais la désigne par une circonlocution : cette espèce de Musée populaire. On y voit cependant apparaître celui qui va devenir la cheville ouvrière de la lecture populaire, le bibliothécaire bénévole, pour qui l'honneur de servir et la joie d'instruire sont les plus belles des récompenses. En ville, ce sera un membre de la municipalité, à la campagne le curé ou un magistrat. En intégrant le curé à son système, Philipon n'innovait certainement pas. Il prenait en compte une situation réelle, dont les termes mêmes du questionnaire de Grégoire attestent la banalité. Tuteur de l'école élémentaire, maître d'école parfois, le curé est le plus instruit de la communauté villageoise, le seul souvent à posséder des livres. Comme l'instituteur un peu plus tard, il est le seul bibliothécaire possible des milieux ruraux. Si Philipon ne cite pas le maître d'école, c'est qu'il propose par ailleurs la suppression des écoles de village et des « recteurs d'école » pour les remplacer par des écoles d'arrondissement desservant vingt ou trente communes.
La Révolution ne provoque aucune rupture dans la réflexion sur l'éducation et l'enseignement. Les problèmes, les idées, les hommes sont les mêmes. Mais les propos sont plus libres et souvent infléchis par le souci - réel ou affiché - de démocratiser le savoir et d'obtenir l'adhésion à l'idéal révolutionnaire en introduisant l'information civique à l'école. On trouve la même continuité et le même gauchissement dans la réflexion sur les lectures du peuple. Mais un fait nouveau va intervenir dans l'élaboration des projets. On peut avancer une explication au fait que les projets et les réalisations dans le domaine des bibliothèques ont été si peu nombreux jusqu'à la fin de l'Empire : c'est que les livres convenant à la lecture du peuple étaient trop rares pour qu'on pût envisager d'en faire des collections organisées. Or, à partir de 1790, les bibliothèques des communautés religieuses, nationalisées en 1789, commencent à être rassemblées dans des dépôts disséminés dans toute la France. Ces richesses subitement offertes à la nation font naître chez certains l'idée - illusoire sans doute - qu'elles pourraient être utilement employées à l'instruction du peuple. Il est vrai que, hors quelques connaisseurs, les administrations locales et les membres des assemblées étaient incapables de juger de l'intérêt de telles collections pour l'enseignement élémentaire et pour la lecture. L'idée en tout cas en a été exprimée par des sociétés populaires et même par un homme aussi bien informé que Grégoire dans son Rapport sur la bibliographie présenté à la Convention le 22 Germinal an II (11 avril 1794) : « L'instruction étant le besoin de tous, la Convention nationale veut la faire filtrer dans tous les rameaux de l'arbre social » (Grégoire) ; « Il faut... rapprocher du cultivateur et de l'artisan les moyens d'instruction. La faciliter, c'est l'accélérer... Le cultivateur et l'artisan fatigués pendant neuf jours par des travaux souvent urgens, toujours renaissans, employeront-ils le jour de la décade, ce jour de repos, à faire cinq ou six lieues pour se procurer un livre de la bibliothèque de district ? ». C'est ainsi que la Société populaire de Bagnols protestait contre la création des bibliothèques de districts et justifiait sa proposition de créer des bibliothèques cantonales à l'aide des livres nationalisés 8.
Ce n'est cependant pas là le souci de tous les auteurs qui continuent à écrire sur l'éducation et sur la lecture. Louis Fontaine de Saint-Fréville, dans un Essai d'éducation nationale publié en 1791, propose l'institution d'une bibliothèque « amusante et instructive » dans chaque établissement scolaire. C'est une bibliothèque encore aseptisée où « tout livre de controverse, tout livre peu décent, tout écrit en un mot qui pourrait égarer leur esprit, corrompre leur jugement et leur cœur en sera scrupuleusement banni ». Le projet de Pierre-Louis de Lacretelle, exposé la même année dans un essai de haute tenue traitant De l'établissement des connoissances humaines et de l'instruction publique dans la constitution française, est plus directement engagé : « Chaque village aura une petite bibliothèque composée de livres particulièrement utiles aux habitants des campagnes. Y seront nécessairement le livre de la constitution, le recueil de toutes les loix générales depuis la Révolution, et celui des loix, proclamations ou arrêtés des corps administratifs relatifs au département, une gazette du département, une gazette de l'assemblée nationale ». Faisant descendre le livre et le journal jusqu'au village, Lacretelle s'inscrit dans la lignée de Philipon, mais il brise le conditionnement étroit que celui-ci voulait maintenir ; il fait de la bibliothèque rurale le support d'une information civique permanente et prépare ainsi une participation plus active du peuple à la vie publique. Le programme de Lacretelle sera celui des bibliothèques populaires du dix-neuvième siècle qui joindront toujours le livre d'instruction civique et le livre de droit pratique aux livres utiles à l'activité agricole et domestique.
C'est par une tout autre voie que Dupont de Nemours arrive à concevoir un système national de bibliothèques publiques rigoureusement centralisé et hiérarchisé. A Boissy d'Anglas, qui proposait la création d'écoles normales, il écrit 9 le 7 vendémiaire an III (28 septembre 1794) que la formation des instituteurs n'est possible que si l'on dispose d'abord de livres classiques qui éviteront aux maîtres d'improviser et créeront ainsi les conditions d'un enseignement de qualité, uniforme dans toute la nation. En bon économiste, Dupont explique que ces livres ne peuvent être écrits que par de bons auteurs et que ceux-ci ne les écriront que si on peut les « récompenser magnifiquement », sans grever pour cela le budget de l'État. Cela est possible grâce à un mécanisme de souscriptions reposant sur un système de bibliothèques publiques à quatre niveaux : départementales, districales, cantoniales et municipales. A ces quatre niveaux de bibliothèques, Dupont fait correspondre quatre niveaux de publications : les livres savants et utiles qui ne sont pas à la portée de tout le monde, les livres d'une utilité plus générale, les livres plus utiles encore qui seront nécessaires à l'éducation des instituteurs, les livres classiques d'une utilité absolument générale. Sur le rapport de son comité d'instruction, le corps législatif décidera de l'achat de ces livres par les collections publiques. Les premiers seront acquis par les bibliothèques de l'État et par les bibliothèques départementales : « Sur cette souscription de cent exemplaires, jointe à l'honneur d'être adopté par la République, honneur qui assurera le débit d'un autre nombre d'exemplaires chez les amateurs, l'auteur trouvera aisément à faire imprimer et gagnera sur l'édition ». Les seconds seront prescrits aux bibliothèques districales : « Alors ce débit de 600 exemplaires payera les frais de l'édition, et tout ce que l'auteur vendra de plus sera en pur bénéfice. Il y gagnera raisonnablement sa vie ». Les troisièmes seront acquis par les bibliothèques cantoniales : « l'auteur aura 2 000 francs de bénéfice assuré par volume sans compter le débit au public ». Les livres classiques enfin devront être acquis par toutes les bibliothèques municipales : « L'auteur aura 20 à 30 000 francs de profit par volume et deux ouvrages de cette espèce assureront sa subsistance et celle de ses enfants... Il n'en résultera pour les municipalités qu'une charge à peine de 25 francs par année... chaque municipalité ayant une bibliothèque de livres choisis à la garde de son instituteur national et dont l'usage sera libre à tous les citoyens, le goût de la lecture et de l'instruction, qui en est la suite, deviendront généraux ».
VI. La lecture institutionnalisée : réalités
Ceux qui ont écrit sur les lectures et les bibliothèques étaient-ils inspirés par des modèles ? Sauf pour Grégoire, rien ne permet de l'affirmer. Aucun d'entre eux ne s'est référé à la moindre réalisation pour éclairer et illustrer ses propos. Et cependant, dans les années mêmes où ils écrivaient la bibliothèque du peuple était une réalité. Nous ne sommes guère mieux renseignés sur cette réalité que sur les myriades de bibliothèques populaires qui ont proliféré à la fin du dix-neuvième siècle. Nous pouvons cependant affirmer que, en milieu rural au moins, ces bibliothèques étaient toutes des bibliothèques paroissiales. Nous en connaissons deux seulement et si le souvenir nous en a été conservé, c'est parce que leurs animateurs se sont acquis par ailleurs quelque célébrité. Il s'agit de la bibliothèque créée dans la paroisse de Waldersbach par le pasteur Stuber et développée par le pasteur Oberlin, et de celle d'Embermesnil créée par l'Abbé Grégoire. Oberlin et Grégoire appartenaient à cette frange de ministres éclairés qui ont conçu leur action pastorale comme une œuvre de régénération de la condition populaire et qui se sont intéressés tout autant aux techniques et à l'économie agricoles, aux institutions sociales qu'aux mœurs et à la vie spirituelle. Leurs bibliothèques n'ont été que des éléments d'une action éducative d'ensemble. Il n'y a aucune raison de penser que les moines et les curés économistes qui ont dirigé ailleurs d'autres communautés, n'ont pas eux aussi utilisé le livre pour faire reculer l'ignorance, la routine, la superstition, la misère. Grégoire l'assure qui, dans les notes qu'il a laissées après un voyage dans les Vosges en 1797, écrit : « Le goût pour la lecture était autrefois secondé par les pasteurs qui avaient à l'usage de leurs communes une bibliothèque. On y trouvait des ouvrages concernant l'économie rurale, l'art vétérinaire, les accouchements, la médecine domestique ». Ce passage éclaire la question posée sept ans plus tôt, dans l'enquête sur les patois, au sujet du prêt des livres par les curés et les vicaires. Même si les réponses ont été pour la plupart évasives ou négatives, la question n'a surpris aucun des correspondants.
Que pouvaient être ces premières bibliothèques populaires ? La mémoire, pieusement cultivée à Waldersbach, des faits et gestes de Jean-Frédéric Oberlin, fait que nous sommes assez bien renseignés sur la plus ancienne d'entre elles. Waldersbach est le chef-lieu d'une des paroisses qui forment le Ban-de-la-Roche, petite seigneurie d'Alsace, aux confins de la Lorraine, à la limite des parlers romans et germaniques. Jusqu'au traité de Westphalie, le Ban-de-la-Roche avait appartenu à la famille allemande des comtes de Veldence, qui avaient opté pour la réforme luthérienne. Dévasté pendant la Guerre de trente ans, le Ban-de-la-Roche était, au début du dix-huitième siècle, une des régions les plus sauvages et les plus deshéritées des Vosges. Le jeune pasteur strabourgeois qui est nommé en 1750, Jean-Georges Stuber (1722-1797), y trouve une population misérable, qui parle un patois roman incompréhensible hors des limites de la paroisse, qui ne sait ni lire ni chanter, qui est donc incapable de suivre un sermon et de participer à la vie religieuse. Stuber réorganise les écoles des cinq villages de la paroisse, forme des instituteurs, compose et publie en 1762 un manuel de lecture française (Stuber était germanophone), ouvre des cours de chant et des écoles d'hiver pour les adultes. Il crée deux petites bibliothèques, l'une pour l'école, l'autre pour les adultes, qui ont ensemble une centaine de volumes qui circulent entre les villages. Stuber retourne à Strasbourg en 1767 et Jean-Frédéric Oberlin (1740-1826) lui succède. Il restera à Waldersbach jusqu'à sa mort. Il reprend les deux bibliothèques qui vers la fin de son ministère comptaient 500 volumes : ouvrages d'édification morale et religieuse manuels d'agriculture, d'élevage et de jardinage ; livres de pédagogie ; classiques grecs, latins et étrangers traduits en français ; classiques français ; récits de voyage et d'histoire. Oberlin nous a lui-même renseignés sur la façon dont ces deux bibliothèques fonctionnaient. Pour faire face aux dépenses, Stuber avait créé une caisse autonome, qu'il appelait caisse de charité et dont le fonds initial avait été réuni grâce à la générosité d'amis strasbourgeois. Alimentée par des dons et par les cotisations des emprunteurs, la caisse assurait difficilement le renouvellement et l'entretien des collections. Les deux pasteurs avaient dû souvent faire des avances. Oberlin sollicitait les dons de ses amis. Pour réduire la dépense, il se rendait aux foires de Strasbourg d'où il rapportait lui-même des livres et hébergeait un relieur au presbytère chaque fois que l'augmentation du trafic des livres l'obligeait à faire procéder aux réparations. Le succès de la bibliothèque l'avait contraint à réglementer rigoureusement les prêts : les livres étaient déposés pour une durée de trois mois dans chacun des villages, où ils passaient de maison en maison avant de gagner le village voisin. Oberlin tenait lui-même soigneusement le registre des prêts et des emprunteurs « par villages et par sexes ».
L'œuvre de Grégoire est plus récente d'une génération. Ordonné en 1775, Vicaire à Marimont-la-Basse en 1776, curé à Embermesnil en 1782, il a créé une ou peut-être deux bibliothèques paroissiales. Ses Mémoires ne nous en expliquent pas le fonctionnement, mais ils en révèlent la motivation profonde et définissent la qualité des collections : « Prêtre par choix, successivement vicaire et curé par goût, je formai le projet de porter aussi loin qu'il est possible la piété éclairée, la pureté des mœurs et la culture de l'intelligence chez les campagnards ; non seulement sans les éloigner des travaux agricoles, mais en fortifiant leur attachement à ce genre d'occupations. Tel est le problème dont je tentais la solution dans les deux paroisses soumises à ma direction : j'avais une bibliothèque uniquement destinée aux habitans des campagnes ; elle se composait de livres ascétiques bien choisis, et d'ouvrages relatifs à l'agriculture, à l'hygiène, aux arts mécaniques, etc.
On ne saurait achever ce tableau des réalisation du dix-huitième siècle sans évoquer, au moins dans ses grandes lignes, l'œuvre de la Révolution dans le domaine de la lecture publique. Les projets de bibliothèques du peuple caressés par quelques uns ont certes fait long feu. Ni les bibliothèques des districts créées le 8 pluviôse an II (27 janvier 1794), ni les bibliothèques publiques des écoles centrales créées le 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), constituées les unes et les autres à l'aide des collections nationalisées, n'étaient adaptées au besoin et à la capacité de lecture du peuple. Pas davantage les bibliothèques communales créées à l'initiative des municipalités en même temps que les bibliothèques des écoles centrales dans les villes où ces écoles n'existaient pas, ni a fortiori celles qui furent formées en application de l'arrêté consulaire du 8 pluviôse an XI (28 janvier 1803) par le transfert des bibliothèques des écoles centrales aux municipalités. Mais ces bibliothèques de conservation et d'étude, qui demeureront pendant près d'un siècle et demi les domaines réservés d'une élite intellectuelle où les gens du peuple n'auraient jamais osé pénétrer, allaient cependant former le cadre institutionnel dans lequel se développera, dès le dix-neuvième siècle parfois, une lecture publique urbaine qui absorbera la bibliothèque du peuple et donnera un nouvel élan à la lecture populaire.
VII. Le message du XVIIIeE siècle
Les réalisations du Siècle des Lumières dans le domaine de la lecture populaire sont minces, et l'histoire des bibliothèques n'en a jamais fait état. Mais ce que les hommes du dix-huitième siècle ont pensé, dit et écrit à ce sujet est loin d'être insignifiant. L'interrogation sur les fondements idéologiques de la lecture populaire conduit nécessairement à une époque dont la pensée sociale donne le clef des représentations qui ont conditionné la bibliothèque populaire pendant plus d'un siècle et explique des comportements qui se perpétuent jusqu'à nos jours.
Au dix-huitième comme au dix-neuvième siècle, la bibliothèque populaire n'est pas encore un problème spécifique. Elle n'est qu'un aspect second du vaste problème de l'instruction élémentaire dont elle ne peut être dissociée. Les positions de l'opinion, éclairée ou non, devant ce problème sont déterminées par une certaine image du peuple que l'on peut schématiser en quelques traits : le peuple participe de l'état de l'enfance, il est innocent et spontané, l'éducation doit préserver cette innocence et incliner cette spontanéité vers le bien. Cette éducation du peuple ne passe pas nécessairement par l'alphabétisation, ni même par la scolarisation. Pour beaucoup, cependant, l'école fournit le cadre nécessaire à la préservation des vertus naturelles du peuple et à son maintien à sa juste place dans la hiérarchie sociale et dans la vie économique. Après l'école, la lecture est aussi un facteur utile au conditionnement du peuple. Elle lui apportera tout au long de l'existence une information élaborée spécialement pour lui, qui lui fera connaître ses droits et ses devoirs, l'aidera à améliorer son savoir-faire et, par là, sa condition. Mais la lecture, pas plus que l'école, ne doit pas ouvrir trop larges les portes du savoir. Elle doit surtout interdire les portes du rêve. Le risque serait trop grand de voir le peuple abandonner sa condition et mettre ainsi en péril l'économie et l'équilibre social.
Cette crainte donne le ton dominant de l'idéologie qui sous-tend la réflexion sur l'instruction et la lecture du peuple. La médiocrité des intentions et des projets n'est sans doute pas uniquement dûe aux calculs mesquins de privilégiés directement intéressés au maintien de l'ordre établi. Il faut y faire aussi la part d'un certain réalisme devant le niveau de la culture populaire. Il n'y a d'ailleurs pas que des ombres dans le tableau. La haute spiritualité d'un Féroux, d'un Grégoire, d'un Oberlin éclaire singulièrement l'image assez désespérante que nous serions tentés de nous faire de l'action éducative du dix-huitième siècle. Cette spiritualité traversera la Révolution et on la retrouvera, souvent dénaturée, dans l'action des philanthropes et des éducateurs du dix-neuvième siècle. Elle baigne toute l'œuvre de Jean Macé. C'est sur ce fonds complexe de sentiments et d'idées communs au Siècle des Lumières et à la société industrielle que se développeront les bibliothèques populaires.
Partie intégrante d'une instruction permanente soigneusement orientée, la lecture du peuple sera aussi une lecture dirigée. Le dirigisme est une constante de la lecture publique que le vingtième siècle n'a pas reniée. Au dix-huitième comme au dix-neuvième siècle, il se manifeste sous deux formes : par la sélection des livres offerts par le marché et par la formulation de programmes d'édition de livres spécialement écrits pour le peuple.
La sélection a dégagé très tôt la notion de Bon livre. Reprise par toutes les associations attachées à la promotion de la lecture populaire, l'expression a connu ses plus beaux jours au dix-neuvième siècle au cours duquel elle finit par devenir une formule rituelle qui assurait la bienveillance de l'opinion et du pouvoir. C'est aujourd'hui encore une réalité bien vivante pour les pédagogues et les bibliothécaires qui en entretiennent la tradition séculaire par la publication de listes sélectives et de guides de lecture. Le bon livre, bien sûr, n'existe que par rapport au mauvais, et le dix-neuvième siècle n'a pas remis en cause les condamnations portées sur le livre de colportage, sur la fantaisie, sur le merveilleux, sur le roman. Les bibliothèques populaires sont restées marquées par la sévérité et par l'austérité des pédagogues du dix-huitième. En lisant les pages que Philipon de La Madelaine consacre à la lecture, on est frappé par l'identité de ton avec les écrits des promoteurs de la bibliothèque populaire antérieure au Second Empire : même souci d'instruire et de moraliser, même programme de lecture, même distinction entre les villes et les campagnes. La parenté des Vues patriotiques de Philipon et des Entretiens de village (1846) de Cormenin fait penser que celui-ci a pu s'inspirer du premier. Cette continuité est remarquablement accusée par le maintien dans les catalogues des bibliothèques populaires d'ouvrages conseillés à la lecture du peuple au dix-huitième siècle : les œuvres de Berquin et de Marie Le Prince de Beaumont, la Bible de Royaumont, et surtout par l'extraordinaire longévité de la Science du Bonhomme Richard. Publié en 1732, traduit en français en 1777, l'ouvrage est recommandé par Philipon de La Madelaine et par deux correspondants de Grégoire. Il sera constamment réédité jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle et figurera dans les sélections proposées par Gérando (1832), Delessert (1836), la Société Franklin (1864), à côté des autres ouvrages de Benjamin Franklin. La plupart des bibliothèques populaires le possèderont. Ce monument élevé à la Sagesse des nations et qui est la version populaire du célèbre « Enrichissez-vous ! » de Guizot mis à la portée de toutes les conditions et de toutes les consciences, est accompagné des commentaires les plus élogieux de Philipon, de Gérando et de Delessert. Cet immense succès est significatif de l'idéologie profonde de la lecture populaire. Le dépouillement de l'ensemble des sélections et des catalogues des bibliothèques populaires, l'étude bibliographique et bibliographique du texte éclaireraient de façon intéressante l'influence de l'éthique de Benjamin Franklin sur la mentalité française.
Les carences de l'édition conduisent très tôt les auteurs-pédagogues à adopter une attitude plus prospective devant le marché de l'édition. Ils se tournent vers le gouvernement et lui demandent d'encourager l'édition de collections populaires. Les uns, comme Philipon et Grégoire, énumèrent les matières sur lesquelles il faut écrite. Les autres, comme Dupont de Nemours, supputent la rentabilité de l'entreprise pour les auteurs et pour les éditeurs. Ils seront suivis par les promoteurs et les gouvernements du siècle suivant. Le concours institué le 9 pluviôse an II pour les manuels scolaires ouvre une longue tradition de dirigisme en matière d'édition didactique. En 1818, la Société pour l'instruction populaire élabore et met en œuvre un programme de publications destinées aux classes laborieuses. Après 1830, le gouvernement reprend l'idée à son compte, charge une commission de faire l'inventaire des livres élémentaires disponibles et de définir ceux qu'il faudra composer. Comme Grégoire l'avait fait en 1794, Lamartine invite en 1843 les écrivains et les spécialistes à écrire pour le peuple. En 1846, Léon Curmer propose de commander aux hommes de lettres les ouvrages nécessaires à la constitution des bibliothèques populaires. Sous la Deuxième République et sous l'Empire libéral, on verra les gouvernements patronner des collections populaires avec des intentions avouées de propagande politique, économique et sociale.
L'idée, formulée par Dupont de Nemours, d'associer l'édition populaire et les bibliothèques publiques dans un système centralisé de répartition des livres utiles a été reprise au siècle suivant par Curmer (1846), les typographes parisiens (1848), Jules Radu (1850). L'inscription au budget de l'État, dès 1809, de crédits destinés aux souscriptions de livres concédés aux bibliothèques publiques des villes et, plus tard, aux bibliothèques scolaires et aux bibliothèques populaires, a transposé dans les faits, sous une forme atténuée, des projets excessivement centralisateurs qui rejetaient non seulement l'initiative privée, mais aussi celle des collectivités locales. Le quadrillage du territoire par un système cohérent de bibliothèques publiques a aussi été conçu au dix-huitième siècle : des embryons de bibliothèques villageoises proposés par Philipon de La Madelaine aux bibliothèques de secteur conçues par quelques bibliothécaires du vingtième siècle, il y a une ligne continue qui passe par Lacretelle, Dupont de Nemours, Curmer, Hippolyte Carnot, Jules Radu, les sociétés de bibliothèques populaires et par la création des bibliothèques centrales de prêt en 1945.
Les auteurs du dix-huitième ont perçu la nécessité d'utiliser les institutions déjà existantes pour promouvoir la lecture du peuple. Le curé-bibliothécaire de Philipon et l'instituteur-bibliothécaire de Dupont de Nemours ont été des personnages familiers au siècle suivant. Le bénévolat militant préconisé par Philipon et la liaison institutionnelle avec l'école recommandée par Dupont de Nemours ont été les facteurs du succès de la bibliothèque populaire.
La bibliothèque populaire, enfin, a fait un usage privilégié de la pratique de la lecture collective à haute voix largement répandue dans les classes laborieuses sous l'Ancien régime. Les pionniers de l'éducation du peuple ont compris que l'école et la bibliothèque ne pourraient jamais enraciner les habitudes de lecture s'il n'y avait pas une médiation entre le livre et le lecteur inexpérimenté. De la lecture collective spontanée, ils ont fait une méthode pédagogique élaborée qu'ils ont introduite dans les cours du soir et dans l'activité des bibliothèques. Lorsque l'obligation scolaire a rendu moins nécessaire cette forme d'enseignement mutuel, la lecture à haute voix a subi une mutation. Elle a peu à peu abandonné le livre didactique pour l'œuvre littéraire et s'est enrichie parfois d'éléments empruntés au jeu dramatique. Elle a ainsi évolué vers une des formes d'animation de nos actuelles bibliothèques de lecture publique, le club ou la veillée de lecture, qui perpétue une pratique populaire ancienne, très antérieure à l'alphabétisation et à l'apparition des bibliothèques populaires.
Orientation bibliographique
Il faut d'abord replacer le problème de la lecture dans son contexte social et culturel. Toutes les grandes synthèses historiques peuvent y aider. Nous avons plus volontiers utilisé La Crise de l'ancien régime d'Albert Soboul (Arthaud, 1970) et les actes du colloque d'Aix-en-Provence (1969) consacré à la condition populaire, publiés sous le titre : Images du peuple au dix-huitième siècle (Colin, 1973).
Les sources d'information sur les réalités scolaires et sur la pensée pédagogique sont extrêmement nombreuses. La lecture de quelques synthèses récentes les fera découvrir aisément. L'ouvrage déjà classique de Philippe Ariès (L'Enfant et la vie familiale sous l'ancien régime), mal écrit, touffu, redondant, parfois difficile, est un livre riche et suggestif, qu'on ne peut utiliser pour une information rapide. On recommandera plutôt deux ouvrages plus récents, davantage centrés sur notre époque : La Pédagogie en France aux 17e et 18e siècles de Georges Snyders (PUF, 1965) et L'Éducation en France du 16e au 18e siècle de Roger Chartier, Dominique Julia et Marie-Madeleine Compère (Sedes, 1976).
Dominique Julia a sélectionné dans la littérature pédagogique 65 ouvrages publiés de 1751 à 1791, qui ont été édités sous forme de microfiches chez Hachette. Il est donc possible de se procurer et de lire l'essentiel des projets de réforme de l'enseignement consécutifs à l'expulsion des Jésuites. La plupart de ces textes ne concernent que les collèges. 19 traitent, de façon accessoire le plus souvent, de l'éducation du peuple et 6 seulement abordent les problèmes de la lecture ou des bibliothèques. Nous avons largement utilisé cette littérature d'opinion qui cède parfois à la tentation de l'utopie. Mais cette sélection ne représente guère que le quart des ouvrages publiés sur l'éducation de 1715 à 1791. C'est dire que notre contribution à la connaissance de la lecture du peuple n'est qu'une première approche qui doit être retouchée et précisée.
Les études sur la lecture du peuple sont en nombre plus limité. Daniel Mornet (Les Origines intellectuelles de la Révolution Française, 1933) et Albert Soboul (op. cit.) effleurent le sujet. Deux communications du Colloque d'Aix y sont consacrées : celle de Jacques Solé sur les inventaires des bibliothèques de Grenoble (p. 95-102) et celle de Guy Besse sur le curé Réguis (p. 159-176). La source la plus riche et la plus vivante reste l'enquête de Grégoire sur les patois. On connaît 49 réponses dispersées dans plusieurs recueils manuscrits. Albert Gazier en a publié 31 en 1880 dans la Revue des langues romanes (éditées en un volume chez A. Durand et Pédone-Lauriel, réimpr. chez Slatkine en 1969). Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel en ont donné 5 autres dans Une politique de la langue : La Révolution française et les patois : l'enquête de Grégoire (Gallimard, 1975). Ces 36 correspondants ne répondent pas tous aux questions sur la lecture. L'œuvre écrite et publiée de Henri Grégoire est abondante ; on pourrait y glaner, par une lecture exhaustive, que nous n'avons pas faite, des notations nombreuses sur la lecture populaire. Ferdinand Brunot a utilisé les réponses publiées par Gazier à l'enquête de Grégoire dans sa grande Histoire de la langue française ; cet ouvrage monumental contient de très nombreuses notes dispersées sur l'école et la lecture au dix-huitième siècle, qui pourraient orienter utilement la recherche bibliologique et la recherche locale.