Nécrologie

Jenny Delsaux

André Masson

Aux temps héroïques de l'hiver 1944-45, lorsque les services administratifs de la nouvelle Direction des bibliothèques se composaient en tout et pour tout d'une seule secrétaire-dactylographe et ses locaux d'une pièce non chauffée de 12 mètres carrés, Marcel Bouteron et les inspecteurs généraux se trouvèrent aux prises avec des difficultés et des problèmes qu'ils ne purent résoudre que grâce à l'abnégation des bibliothécaires auxquels ils firent appel. L'une des tâches les plus délicates et les plus ardues était la récupération des livres spoliés, qui fut confiée à Mme Delsaux avec qui j'eus ainsi l'occasion de travailler quotidiennement, apprenant à mieux connaître ses qualités d'intelligence et son esprit d'organisation.

Avant de décrire son action dans la période que l'on peut considérer comme le sommet de sa carrière, il convient de jeter les yeux en arrière : Jenny Fœrster était Alsacienne, née le i 1 juin 1896 à Niederhagenthal, dans notre actuel département du Haut-Rhin qui était alors une province germanique, et c'est le « Staatsexamen », l'équivalent de notre agrégation, qu'elle prépara d'abord à Strasbourg. A l'armistice elle se reconvertit à notre licence d'enseignement d'allemand, qu'elle passa brillamment en 1920. Après un stage à la Sorbonne elle fut reçue en 192I au Certificat d'aptitude aux fonctions de bibliothécaire. D'abord affectée à Nancy, puis à Lille en 1923, elle montra le souci de se perfectionner dans son métier en passant le diplôme d'études russes à l'Université de Lille.

Sa nomination à la Bibliothèque de la Sorbonne en 1926 lui permit de donner toute sa mesure par la création d'un catalogue analytique de matières dont elle devint en dix ans la théoricienne incontestée. Nous avons tous utilisé ses « Instructions pour le catalogue alphabétique de matières de la Bibliothèque de la Sorbonne », publiées en 1939 par Hermann dans ses Actualités scientifiques et industrielles, n° 810. On lui confia en 1942 la direction d'un chantier de chômeurs intellectuels, d'une vingtaine d'étudiants, pour dépouiller les sections anciennes de la Sorbonne en élargissant ainsi les ressources du catalogue analytique. Diriger une telle entreprise était la meilleure préparation aux tâches que la Direction des bibliothèques allait lui confier en 1945.

Il s'agissait d'abord d'inventorier les 300 ooo volumes que les Allemands avaient abandonnés dans les bureaux des Domaines, rue de Richelieu, puis de faire revenir d'Allemagne un nombre énorme de livres spoliés, ensuite de répertorier cette masse confuse et disparate, où les manuscrits et les livres précieux étaient mêlés à d'humbles ouvrages, enfin de restituer leurs collections aux victimes spoliées. Pour réussir dans cette difficile mission, il fallait, selon les termes d'une lettre officielle de Marcel Bouteron, en date du 22 mai 1945 « beaucoup d'activité et de dévouement, joints à une profonde connaissance de la langue et de l'âme allemande ». Au cours de sondages, lors d'une première mission en Allemagne avec Maurice Gravier l'un des meilleurs germanistes de la Sorbonne, j'avais pu me rendre compte des difficultés de la récupération proprement dite. Mais ce n'était rien à côté de celles que présentait le triage et surtout la restitution, sur des bases trop souvent incertaines, puis l'attribution des livres qui échappaient à toute identification.

Il fut assez facile d'obtenir un local dans un très vaste entrepôt d'une annexe des Magasins du Louvre. Mais où trouver le personnel et comment le former? Ce fut le premier miracle, le mot n'est pas trop fort, accompli par Mme Delsaux. Le Service de Récupération artistique mit à sa disposition les crédits nécessaires pour recruter une douzaine d'auxiliaires, qu'il fallut bientôt doubler, puis porter à une cinquantaine, afin de traiter la véritable marée de livres qui arrivait d'Allemagne, par trains entiers, après la mission de Mme Delsaux et d'autres de nos collègues. Nos auxiliaires, retraités ou débutants, avaient en commun une égale bonne volonté et une égale incompétence. Un peu comme un officier aux prises avec les recrues du contingent, Mme Delsaux dut former un personnel d'encadrement et surtout animer par l'exemple ces bibliothécaires de fortune, dont quelques-uns devaient entrer plus tard dans nos cadres.

Le second miracle fut de réussir dans la tâche infiniment délicate de la restitution des livres ou de leur attribution à des bibliothèques sinistrées, sans froisser des susceptibilités trop compréhensibles. J'avais décidé mon vieil ami Camille Bloch à accepter la présidence du service, pour trancher les litiges inévitables. Il se passionna pour cette tâche et il ne tarissait pas d'éloges sur le talent et l'entrain de sa jeune collaboratrice. La croix de chevalier de la Légion d'honneur, la promotion au grade de Conservateur en Chef furent le témoignage de la haute estime en laquelle Julien Cain tenait Mme Delsaux.

Quand elle réintégra, en 1952, la Bibliothèque de Documentation internationale contemporaine, Pierre Lelièvre lui proposa l'organisation du service de multigraphie de la Bibliothèque de l'Université de Paris, tâche à laquelle elle devait se consacrer jusqu'à l'âge de la retraite.