Allocutions prononcées à l'occasion du départ à la retraite de M. Henri Rachou, chef du service des bibliothèques, et de M. Maurice Caillet, inspecteur général des bibliothèques, le 27 janvier 1978
A l'occasion des départs à la retraite de M. Henri Rachou, Chef du Service des bibliothèques, et de M. Maurice Caillet, Inspecteur général des bibliothèques, une réunion amicale organisée par l'Association de l'École nationale supérieure des bibliothécaires s'est déroulée le vendredi 27 janvier 1978, dans les locaux du Ministère des universités. Nous donnons ci-dessous le texte des allocutions prononcées lors de cette réception.
Allocution prononcée par M. Michel MERLAND, chargé de la direction de l'École nationale supérieure de bibliothécaires.
Monsieur l'Inspecteur général, Monsieur le directeur,
Mlle la Présidente de l'Association de l'École nationale supérieure de bibliothécaires m'a confié - en tant que responsable de cette école - la périlleuse mission de traduire ici publiquement ce que chacun d'entre nous ressent au moment du départ de M. Caillet et de M. Rachou.
Notre présidente a sans doute estimé que ma qualité d'enseignant me conduisait à pratiquer l'art de l'éloquence et à mettre en œuvre les ressources de la rhétorique pour dresser un double panégyrique. Je crains de ne pas être tout à fait à la hauteur de cette tâche. En effet un enseignement professionnel requiert plus de savoir- faire que de savoir-dire et plus de démonstrations que de discours.
Mais faut-il vraiment, dans une réunion amicale comme celle-ci, respecter les règles de l'art ? En comptant donc sur votre indulgence, je me contenterai d'égrener ici quelques souvenirs et réflexions qu'appellent les deux carrières, celle du bibliothécaire et celle de l'administrateur, que vous venez d'accomplir.
Les circonstances vous ont rapprochés depuis 3 ans et aujourd'hui mais, bien auparavant, on peut trouver un certain nombre de similitudes dans vos vies professionnelles, dans vos fonctions, dans vos comportements.
Vous êtes entrés l'un et l'autre au service de l'État à la sortie d'études supérieures qui vous avaient tout naturellement préparés aux deux branches professionnelles que vous avez choisies, en additionnant la formation culturelle donnée soit à l'École des Chartes, soit à la Faculté des lettres de Toulouse et une formation plus spécialisée, constituée par le Diplôme technique de bibliothécaire ou par un Diplôme d'études supérieures de droit privé et de droit public.
Ainsi nantis, vous avez gravi - en près de 40 ans de carrière - tous les échelons et connu tous les rouages de vos professions d'administrateur et de bibliothécaire.
Que de chemin parcouru depuis l'époque où, M. L'Inspecteur général, vous avez franchi, jeune bibliothécaire, la porte de la Bibliothèque municipale de Valence * ou, jeune rédacteur, M. le Directeur, celle du Ministère de l'Éducation nationale. La fidélité à vos métiers et la réussite de vos carrières s'accordent à ce que Talleyrand, praticien peu scrupuleux mais théoricien génial, avait recherché lorsqu'il a créé dans son Ministère - celui des Affaires étrangères, pour l'étendre ensuite à l'ensemble de l'administration - une structure permanente avec des postes et promotions successives, système seul capable, à ses yeux, de créer un esprit et une dignité dans une profession; Talleyrand va même plus loin : « on dit bien qu'on aime la République, mais la seule manière d'aimer utilement la République est de s'attacher à la position dans laquelle on la sert ».
Cette durée et vos postes successifs vous ont donné une connaissance remarquablement étendue et profonde de votre métier.
Sur le passé de nos bibliothèques provinciales comme sur l'histoire de l'imprimerie et de l'édition françaises l'érudition de M. Caillet est étonnamment vaste; j'y eus maintes fois recours quand, dans le couloir antichambre de la Réserve de la Bibliothèque municipale de Toulouse, je m'exercais maladroitement au catalogage d'incunables.
L'abondance des textes législatifs et réglementaires est bien proche - on serait tenté de dire hélas - de celle de la production des livres imprimés; dans les séances de conseils ou de commissions auxquelles j'ai assisté sous votre présidence, M. Rachou, vous vous repériez dans les décrets et circulaires tel un vieux « routier » - pardonnez-moi l'expression - circulant sans carte sur les routes de France et de Navarre (puisque cette région vous est particulièrement connue).
Plus important encore que vos solides connaissances soit bibliothéconomiques, soit juridiques, fut la manière dont vous les mettiez en pratique, avec discernement, avec patience, avec humour. Les règlements et les techniques, si on les applique sans réflexion, conduisent souvent à ce mal administratif qui n'est pas, à mon avis, uniquement français mais international et qui a nom l'anonymat ou l'irresponsabilité.
Vous avez été et vous avez voulu être l'un et l'autre des fonctionnaires responsables car vous avez, je crois, la même conception de la fonction publique. Jadis les fonctionnaires - peu nombreux - étaient considérés et se considéraient comme des représentants de l'État; l'État c'était en partie eux. De nos jours la grande majorité des agents publics dont nous sommes se considère comme des salariés de l'État, sans en épouser forcément toutes les orientations. Vous avez choisi le juste milieu; parfaitement conscients de vos fonctions et de vos responsabilités vis-à-vis de l'État mais gardant autant de simplicité que d'humour pour ne pas faire sentir à vos administrés et au public le poids de votre autorité dans vos fonctions respectives.
Bien qu'apparemment différentes vos fonctions présentent aussi, à mes yeux, des points communs.
Le statut du personnel scientifique des bibliothèques et des inspecteurs généraux définit ainsi les tâches des conservateurs : « (ils) assument des responsabilités d'ordre scientifique et, le cas échéant, administratif dans les bibliothèques auxquelles ils sont affectés ». Je ne pense pas, M. le Directeur, que vous ayez participé à la rédaction de ce texte et je ne sais pas si actuellement - le statut remonte à 1969 - on pratiquerait une telle dichotomie : les travaux scientifiques et techniques d'une part, les tâches administratives de l'autre.
N'y avait-il pas un risque de voir la « technocratie » se dresser contre la « bureaucratie » ? La querelle n'a heureusement pas éclaté grâce à la sagesse générale et à l'exemple de quelques-uns dont vous êtes.
Dans vos tournées d'inspecteur général vous avez su être aussi bien le conseiller technique des jeunes bibliothécaires isolés que l'interlocuteur conciliant mais ferme des autorités locales.
Placé à la tête du Service des bibliothèques, M. Le Directeur, vous avez immédiatement compris les problèmes actuels de nos établissements et recherché les moyens pour qu'ils s'adaptent au mieux à leurs missions présentes et futures.
En effet le responsable et le gestionnaire des biens ou des collections publiques ne peut plus se contenter maintenant d'avoir une action partielle; la connaissance, par le bibliothécaire, des documents qu'il conserve ou acquiert a comme corollaire leurs meilleures utilisations possibles par le public d'aujourd'hui et de demain.
Cette fonction, « reconnue d'utilité publique », de collecte, de conservation et de mise en valeur des documents explique le statut du bibliothécaire.
Il est curieux de constater que, dans la plupart des cas et dans la plupart des pays, les métiers qui permettent que le livre parvienne de la table de travail de l'auteur jusqu'aux mains du lecteur sont des professions dites « libérales », à l'exception d'une seule, celle du bibliothécaire qui, également dans la plupart des cas et des pays, est un fonctionnaire des collectivités publiques. Cette situation est quelque peu paradoxale quand on remarque qu'apparemment c'est le bibliothécaire qui serait le personnage le moins indispensable dans le circuit du livre allant de l'auteur au lecteur. Certes le livre peut être créé, peut être diffusé, peut être lu sans intervention du bibliothécaire; mais, sans bibliothèques, toutes ces feuilles imprimées seraient balayées par le vent de l'histoire et il ne resterait des plus grandes œuvres, des plus grands auteurs que des souvenirs légendaires pareils à ceux de Clémence Isaure, cette poétesse toulousaine si chère aux languedociens que vous êtes. Bref, sans bibliothèques et centres de documentation, la société humaine serait frappée d'amnésie. A ce rôle de mémoire joué par nos établissements s'ajoute le travail du bibliothécaire et du documentaliste, d'organisation, d'exploitation au profit non pas d'un ou quelques lecteurs mais de tout le public.
Cette connaissance des livres et des lecteurs, pour que leur contact soit le plus aisé et bénéfique possible, s'apprend : « On ne s'improvise pas bibliothécaire », disait le remarquable savant que fut Jean Bonnerot, bibliothécaire de la Sorbonne, en commentant la petite plaquette rédigée par un de ses prédécesseurs du XVIIIe siècle, Jean-Baptiste Cotton des Houssayes « Des devoirs et des qualités du bibliothécaire ».
La formation du bibliothécaire vous a, l'un et l'autre, particulièrement préoccupés. Même si nous avons dépassé depuis quelques décennies l'époque de la « sinécure pour lettrés ou pour oisifs qui rêvent d'une occupation commode », pour reprendre les termes de Jean Bonnerot, il nous faut constamment adapter, étendre, approfondir nos connaissances professionnelles.
Cela suppose réflexion et action; dans ces deux secteurs vous avez été présents.
Que de patience et de bienveillance vous avez manifestées, M.l'Inspecteur général, dans les innombrables jurys auxquels vous avez participé ou que vous avez présidés ; et aussi que d'imagination pour aider à s'exprimer les candidats contractés ou paralysés. Mais il ne vous a pas suffi de juger; vous avez également montré et enseigné. Combien de stagiaires avez-vous accueillis et « pris par la main » à la Bibliothèque municipale de Toulouse; stagiaires isolés - dont je fus - soit regroupés au sein d'une formation universitaire originale que vous aviez créée à la Faculté des Lettres.
Devenu inspecteur, malgré vos occupations et déplacements, vous avez continué d'enseigner pendant quelques années à l'ENSB et surtout vous avez été le pivot d'un groupe de réflexion qui, en 1970, a étudié l'ensemble des problèmes de notre formation professionnelle et dont les conclusions, en ce qui concerne l'ENSB et la prolongation de sa scolarité, sont toujours d'actualité et ont été reprises par M. Rachou à son arrivée à la tête du Service des bibliothèques.
Venant de la Direction de l'enseignement supérieur et administrateur de plusieurs grandes écoles, vous ne pouviez pas ne pas vous intéresser tout spécialement à nos problèmes pédagogiques.
A cette fin vous avez créé, au sein de la sous-direction des personnels, un bureau de la formation chargé de coordonner les différentes actions, notamment de recyclage ou de perfectionnement, pour toutes les catégories de personnel. Quant à l'ENSB vous vous êtes soucié autant de son avenir en reprenant les réformes proposées par le groupe animé par M. Caillet, que de son présent, en présidant son Conseil d'administration avec efficacité et affabilité.
Avec cette qualité j'aborde la troisième et dernière partie de mes propos. Rarement autant qu'à vous deux, Messieurs, s'applique cette phrase de Jean-Baptiste Cotton des Houssayes, déjà cité, qui souhaitait que le bibliothécaire possédât « cette exquise politesse qui lui conciliera l'affection de ses visiteurs ». Vous avez le don de savoir écouter, puis en quelques phrases, de donner une réponse aussi judicieuse que courtoise. Cette aptitude vous a permis d'exercer un rôle, reconnu par tous, de conseiller auquel on n'hésitait pas à avoir recours car l'on était sûr d'être reçu et entendu et ceci a été particulièrement utile dans la période de mutation des structures que nous connaissons depuis 1975, date à laquelle vos carrières, jusque là parallèles, se sont croisées dans cette maison (que les Euclidiens me pardonnent, je parle en termes de géométrie administrative). La dénomination de Service des bibliothèques a parfois été considérée comme trop humble, moins majestueuse qu'une direction ou qu'une délégation générale; tel qu'elle est cependant elle correspond bien à ce que fut votre action, une action au service - sans majuscule - des bibliothèques, de toutes les bibliothèques et c'est cela l'essentiel, plutôt qu'une étiquette avantageuse.
Après 40 ans de travaux, on ne quitte pas son métier, sa bibliothèque, son ministère, sans bagages lourds de souvenirs et chargés d'interrogation pour le futur.
Nous sommes aujourd'hui ici, sur le quai de cette gare fictive, pour partager avec vous souvenirs et interrogations et surtout pour vous assurer que demain, si ce ne sont plus l'Inspecteur général et le Chef de service qui viennent dans nos bibliothèques, nous vous accueillerons cependant avec autant de plaisir et de respect, en vous disant même, si vous le permettez, « bonjour Monsieur et Cher ami ».
Réponse de M. Henri RACHOU
Je ne sais si ce mois de janvier 1978 demeurera dans ma mémoire parmi les plus difficiles ou les plus agréables de ma vie mais je dois dire que je vais actuellement d'oraisons funèbres en oraisons funèbres et que toutes sont plus laudatives et plus amicales les unes que les autres de telle sorte que je me demande constamment si je dois me réjouir ou m'affliger.
Aujourd'hui j'ai été profondément touché par le ton et la qualité: des paroles que je viens d'entendre et je remercie de tout cœur Mlle Pouillias, M. Merland et l'Association de l'École nationale supérieure de bibliothécaires, qui ont organisé en l'honneur de M. Caillet et de moi-même cette émouvante manifestation.
Je remercie d'abord Mlle Pouillias dont je connais et j'apprécie les qualités de dynamisme, d'imagination et d'efficacité depuis que les fonctions de chef du Bureau de la formation lui ont été confiées à ma demande. Elle a le don de boire les obstacles avec une habileté à laquelle je suis heureux de rendre hommage.
Quant à vous, M. Merland, vous savez que j'ai eu votre père comme professeur au Lycée de Toulouse. C'était pendant l'année scolaire 1929-1930 et j'étais en classe de philosophie. Eh bien, votre père nous fit aimer la chimie et je vous prie de croire que ce ne fut pas un mince exploit car nous étions tous d'horribles littéraires agressifs parfaitement rebelles aux sciences dites exactes. Vous avez donc de qui tenir et vous dirigez avec beaucoup d'autorité et de sagesse une école qui est grande par le niveau de son concours d'entrée, par la qualité de ses maîtres et de ses élèves et par la noblesse de la carrière à laquelle elle prépare, mais une école dont le statut devra être amélioré car il est notamment nécessaire de porter à deux années la durée de la scolarité et de revoir le programme des enseignements dès que le climat budgétaire sera devenu plus clément.
Je remercie bien entendu l'AENSB toute entière avec laquelle, par l'entremise de sa présidente et de son bureau, j'ai travaillé de la manière la plus agréable et la plus féconde depuis le jour où j'ai eu l'honneur d'être placé à la tête du Service des bibliothèques.
A l'occasion de la dernière cérémonie annuelle des vœux j'ai déclaré que, dans le métier que j'ai librement choisi et que j'ai la faiblesse de considérer comme un noble métier, j'ai toujours rencontré la joie et si je l'ai rencontrée pendant trente quatre années à la direction des enseignements supérieurs où j'ai vécu des heures inoubliables, je l'ai trouvée ensuite, et au degré suprême, au Service des bibliothèques durant les deux ans et demi qui viennent de s'écouler.
Bien entendu, je ne vais pas vous accabler de tous les souvenirs que m'ont laissés trente neuf années de services civils et trois années de services militaires durant lesquelles j'ai pu contempler, pour ne parler que du Ministère de l'Éducation nationale et du Secrétariat d'État aux universités devenu Ministère des universités, l'étonnante cohorte de trente et un ministres avec les yeux à la fois émerveillés et compatissants de l'administration éternelle.
Je me souviens des premières heures de tristesse, de honte et de rage de l'Occupation, suivies des heures étincelantes et folles de la Libération. Je me souviens de toutes ces réformes de l'enseignement supérieur, de ses missions comme de sa nature, des changements perpétuels apportés à la seule institution qui réalise en France l'unanimité nationale, je veux parler du baccalauréat, des créations incessantes de diplômes coïncidant malheureusement avec la diminution des portes ouvertes, de l'éternel ballet des projets et des plans toujours renouvelés et toujours oubliés. Mais je me souviendrai aussi et surtout de ce monde des bibliothèques dans lequel le hasard m'a plongé en ce mois de juillet 1975 alors que je coulais à Capri des jours heureux de soleil et de farniente. Je me suis brusquement trouvé en présence d'un univers qui ne m'était pas familier et que j'ai découvert non pas léthargique et lunaire mais vivant et généreux.
Il est vrai que, depuis longtemps, j'ai fait mien ce principe de Jean Cocteau : « Puisque ces mystères me dépassent, feignons d'en être l'organisateur ».
Ce n'est certes pas à moi qu'il appartient de dire si j'ai été ou non un organisateur convenable. Mais ce que j'ai le droit de dire c'est que, si je l'ai été, c'est grâce à l'admirable équipe que j'ai trouvée rue Lord Byron, admirable par le dévouement et admirable par le talent, c'est aussi grâce à MM. les Inspecteurs généraux qui sont l'âme et la conscience des bibliothèques et qui m'ont immédiatement adopté avec la plus grande cordialité.
Ce que j'ai le droit de dire c'est que je me réjouis de la qualité des rapports qui existent entre le Service des bibliothèques et la Bibliothèque Nationale ainsi qu'entre le Service des bibliothèques et la Direction du livre et j'en remercie très sincèrement M. l'Administrateur général Le Rider et M. le Recteur Groshens, c'est aussi que je me félicite d'avoir contribué à créer de bonnes relations entre l'administration centrale et les divers syndicats et associations professionnelles dont il me plaît de reconnaître non seulement l'ardeur mais aussi l'honnêteté et l'objectivité.
Ce que j'ai le droit de dire, c'est que malgré les budgets d'austérité, pour ne pas dire de misère que nous subissons, l'espoir continue à briller, c'est qu'il est permis de penser que demeurera le Service des bibliothèques car ce maintien est conforme à l'intérêt général alors que sa disparition conduirait au désordre et serait au demeurant de courte durée, car toute injustice porte en elle-même sa réparation et toute humiliation une résurrection.
Ce que j'ai le droit de dire, c'est que j'emporterai dans mon âme le très beau souvenir de cette soirée pleine de douceur et de mélancolie, et c'est enfin que je vous souhaite à toutes et à tous un avenir de lumière et de bonheur.
Réponse de M. Maurice CAILLET
Après l'allocution de M. Merland, qui me paraît avoir fait une trop grande part à la sympathie qu'il éprouve pour l'ancien directeur de son premier stage, après les propos empreints de sobre émotion et de sagesse de M. Rachou, il me reste, je le crains, bien peu à dire en cette fête de l'amitié, qui n'est pas pour moi sans mélancolie.
S'il m'est permis, cependant, de faire quelques réflexions en égrenant des souvenirs dont certains commencent à dater terriblement, je remarquerai d'abord que j'ai eu le privilège d'aborder très tôt le monde des bibliothèques. J'avais treize ans, en effet, quand mon père s'est vu confier la responsabilité d'une des plus belles de nos « librairies » provinciales par l'exceptionnelle qualité de son fonds ancien, l'Inguimbertine de Carpentras, sa ville natale et la mienne.
J'ai passé dans ses salles vénérables bien des moments heureux à « bouquiner » au hasard de mes découvertes et c'est là qu'est née une vocation que pas un instant depuis lors je n'ai été tenté de remettre en question; cette vocation, d'ailleurs, j'en suis pour la plus large part redevable à mon père, passionné par son beau métier et qui a su me communiquer sans contrainte la chaleur de son enthousiasme.
Le moment venu de concrétiser mon choix, j'entrais à l'École des Chartes, que dirigeait un excellent philologue, Clovis Brunel; l'enseignement que j'y ai reçu aboutit en 1935 à la soutenance d'une thèse sur les évêques de Carpentras au XIIIe siècle; bien qu'elle fût alors d'une rigoureuse orthodoxie chartiste quant au choix du sujet, je mentirais si je vous disais qu'elle était appelée à révolutionner l'érudition comtadine! Les futurs bibliothécaires étaient nombreux dans notre promotion, dont plusieurs - et j'en suis touché - sont aujourd'hui parmi nous; je suis persuadé qu'ils ont, comme moi, gardé à la mémoire de nos maîtres une profonde reconnaissance.
Comme moi aussi, ils ont été des premiers à subir en 1933 l'épreuve de l'examen du DTB qui venait d'être institué. J'ai le souvenir d'un enseignement dont nous étions appelés à « essuyer les plâtres » et qui ne manquait pas de pittoresque dans certains domaines où, visiblement, il se cherchait.
Ce furent ensuite, en attendant un poste, quelques opérations que je qualifierai de ponctuelles : intérim à la Bibliothèque municipale classée de Valenciennes, classement et inventaire des Archives municipales anciennes de Vaison, aménagement du Musée lapidaire de Carpentras. Ces expériences ont élargi mon horizon et je regrette que les strictes conditions actuelles de recrutement du personnel scientifique ne se prêtent plus à ce vagabondage professionnel si enrichissant; il me paraît souhaitable que, sous une forme ou sous une autre, les réformes actuellement à l'étude en rétablissent la possibilité.
En 1937, je fis mon premier pas réel dans une carrière désormais sans interruption, en qualité de bibliothécaire, conservateur de musée et archiviste de la Ville de Valence, fonctions complétées au lendemain de la Libération par la direction de la Bibliothèque départementale qui venait d'être créée dans la Drôme. Je ne vous inflige pas l'énumération de ces charges auxquelles, au fil des ans, étaient venues s'ajouter d'autres obligations dans le cadre des sociétés locales, pour vous en accabler, mais pour souligner quelle peut être, dans sa variété, la richesse et, pourquoi ne pas le dire, l'utilité de cette existence d' « homme à tout faire » qui était et reste de nos jours encore celle de tant de bibliothécaires municipaux.
En 1949, je devais découvrir d'autres aspects de notre métier avec la Bibliothèque municipale classée de Toulouse, la Bibliothèque centrale de prêt de la Haute-Garonne, et, quelques années plus tard, celle aussi de l'Ariège. Quel beau pays! je me souviendrai toujours des tournées en bibliobus sur les routes du Lauragais ou des vallées pyrénéennes; je revois, en particulier, la première que j'ai faite; elle s'est déroulée dans la haute vallée de la Garonne par une radieuse journée d'automne où chaque arbre, chaque rocher, chaque maison, paraissait source de lumière! Cet aspect de nos activités n'en est certes pas l'essentiel, mais comment en taire l'agrément ?
A Toulouse, qui se veut palladienne, la vie intellectuelle a toujours été active; la bibliothèque municipale y prenait une large part en étroite coopération avec les autres bibliothèques, les archives et les musées, dans un climat d'entente qui quatorze ans durant, ne s'est jamais démenti. Ce que nous avons pu réaliser en matière d'animation (nous en faisions, comme M. Jourdain de la prose) l'a été grâce à une mise en commun sans restrictions autres que de sécurité de nos richesses et de nos moyens. Unitas fortitudo dit la devise de ma ville natale; telle devrait être aussi, dans son évidence, celle des ouvriers, qui, par-delà les barrières administratives et les susceptibilités personnelles, sont appelés à collaborer dans les vastes domaines de l'information scientifique et de la culture.
J'en arrive, fidèle à la chronologie, à la dernière étape avant les heures, que j'espère paisibles, de la retraite. J'avais, encore adolescent, connu l'inspection générale des bibliothèques en la personne de Pol Neveux, grand seigneur des Lettres, qui affectionnait l'Inguimbertine et dont la mèche à la Carco m'impressionnait. Par la suite, dans mes postes successifs, j'ai reçu de nombreuses visites des inspecteurs généraux : Charles Schmidt, Emile Dacier, Marcel Bouteron, Henri Vendel, pour ne citer que ceux qui ne sont plus; dire qu'ils ne m'impressionnaient pas eux aussi serait exagéré, mais ce qui me frappait le plus en eux, c'était leur affabilité naturelle, leur totale disponibilité, leur souci de trouver aux problèmes les plus embrouillés une solution réaliste et, autant que faire se pouvait, administrativement rapide.
Ce n'est certes pas à eux, voyageurs infatigables, qu'aurait pu s'appliquer la phrase de la décision royale du premier juin 1822 créant l'inspection générale des bibliothèques et en nommant le premier titulaire, Charles Hyacinthe His : « attendu que ce sera pour lui une retraite méritée, en même temps qu'un moyen de continuer à être utile »... je suis convaincu que, comme moi, mes trois collègues en ont, certains soirs de tournée, apprécié l'ironique saveur!
Je ne parlerai pas de l'inspection générale telle qu'elle fonctionne aujourd'hui, je l'ai déjà expliqué à une grande partie d'entre vous au cours d'une des dernières réunions de l'ABF et je ne voudrais pas allonger exagérément mon propos; je ne saurais d'ailleurs mieux faire que de vous renvoyer à l'excellent article que M. Bleton vient de consacrer dans des Mélanges offerts à l'ancien directeur de la Bibliothèque Nationale de Francfort, Kurt Köster 1, aux fonctions que nous exerçons et à leurs perspectives d'avenir.
Il est, cependant, un point que je voudrais souligner, c'est le rôle irremplaçable de l'inspection générale en tant que facteur de cohésion entre les différents types de bibliothèques depuis l'éclatement de notre ancienne direction et leur répartition entre les deux ministères de la culture et des universités. Je ferai état aussi de l'augmentation constante du nombre des bibliothèques à inspecter, surtout dans le domaine des bibliothèques publiques et de la complexité croissante des problèmes posés aux inspecteurs généraux, notamment dans les bibliothèques universitaires.
Enfin, je n'ai pas été sans constater qu'au cours des quatorze années que j'ai consacrées à l'inspection générale, les tâches, intéressantes certes, mais absorbantes, auxquelles nous étions conviés par l'Administration centrale, n'ont cessé de se multiplier. Pour toutes ces raisons, il me paraît, comme à mes collègues, urgent que soit créé le cinquième poste d'inspecteur demandé déjà à plusieurs reprises et dont la nécessité n'est plus à démontrer. S'il était permis au doyen de l'inspection d'émettre un vœu au moment de quitter son poste, c'est celui-là que je formulerais par priorité.
M. Merland a mentionné ma participation à la formation professionnelle, dont, depuis Toulouse où j'ai même eu pendant plusieurs années des stagiaires africains et malgaches, je me suis effectivement toujours préoccupé. Je crois avoir fait partie à un moment ou un autre de mes années parisiennes de tous nos jurys de concours ou d'examens, et ce n'est pas sans une inquiétude grandissante que j'ai assisté à la marée croissante du nombre des candidats entre lesquels il devient de plus en plus difficile de faire un choix tant leur motivation s'avère, pour la majorité d'entre eux, incertaine.
Il n'en est que plus nécessaire de poursuivre l'amélioration de l'enseignement professionnel aux différents niveaux, de briser cet esprit de routine qui fait encore trop souvent considérer notre métier comme un refuge, de donner enfin à l'homme du livre, qui est dès maintenant celui de tous les medias, un profil, une dimension, une autorité qui rendront plus que jamais ridicules des affirmations telles que celle qu'on a pu lire l'an dernier dans un hebdomadaire à grand tirage, où un leader politique transalpin était décrit comme un « petit homme ascétique au visage triste de bibliothécaire »!
Je ne voudrais pas mettre un terme à ce voyage autour de ma vie professionnelle sans reconnaître ce que je dois, qui est immense, à tous ceux qui n'ont cessé de me manifester leur compréhension, de m'apporter leur collaboration, de m'accorder leur appui et, pour beaucoup, leur amitié; vous m'excuserez de ne pas les énumérer, bien qu'un grand nombre d'entre eux soient ici aujourd'hui, la liste en serait trop longue et j'aurais peur encore de commettre quelque oubli, mais j'emporte la gerbe précieuse de leur souvenir dans le jardin secret de ma mémoire et de ma gratitude.