Aux origines du club de lecture
La veillée, élément essentiel de la culture populaire, a été le berceau de la lecture publique. Avec les progrès de l'aphabétisation, le livre y apparaît peu à peu. Cette lecture publique à haute voix devient l'un des éléments d'un enseignement mutuel populaire qui s'organise spontanément en marge de l'enseignement officiel. L'idée est reprise, avec un programme impératif, par le gouvernement de la République en 1848. C'est à Jean Macé qu'il appartiendra d'articuler la lecture publique sur la bibliothèque. La lecture collective disparaît au début du xxe siècle; elle revient après 1945, tout en s'écartant de l'instruction, sous son aspect de lecture critique, promesse d'enrichichissement. De nombreuses citations, illustrant l'article, attestent cette évolution.
La révolution industrielle a posé avec une ampleur sans précédent le problème de la formation des individus dans une société évoluée où les compétences techniques sont un élément essentiel de la vie collective. Le débat idéologique ouvert sur l'instruction publique par la Révolution française ne sera sans doute jamais clos. Les classes dirigeantes, lorsqu'elles ne rejetaient pas l'idée d'instruire les masses laborieuses, considéraient avec inquiétude l'institution de l'école primaire imposée aux communes par la loi Guizot (1833). L'école enseignait à lire, à écrire et à compter, mais elle ne préparait pas à l'exercice d'un métier et négligeait entièrement l'éducation morale. Les besoins que l'instruction suscitait chez ceux qui avaient appris à lire en feraient des déclassés par rapport à leur milieu, des désadaptés dans la société, par conséquent des criminels en puissance, si ces besoins n'étaient pas satisfaits par d'autres moyens que la littérature de colportage ou le roman-feuilleton, condamnables l'un et l'autre. Telle est sommairement présentée, l'image de l'école dans l'opinion publique vers 1840, à droite comme à gauche. Il y avait un large consensus sur les moyens à mettre en oeuvre pour répondre au besoin de lire et de connaître qui se répandait dans les classes laborieuses : création d'une presse populaire instructive et moralisatrice, publication de bons livres à des prix accessibles, fondation de cours populaires et de bibliothèques populaires. L'histoire des cours et celle des bibliothèques populaires ont été étroitement liées, à l'origine tout au moins. Les cours populaires ont souvent été dotés de bibliothèques, et la bibliothèque populaire a parfois été le lieu de lectures publiques qui ont rapproché son activité de celle des cours.
C'est certainement la veillée qui a été le berceau de la lecture publique. Elle était un élément essentiel de la culture populaire. C'est le moment et le lieu d'échanges privilégiés où les éléments les plus traditionnels de la vie populaire se perpétuent avec l'écoute des récits, des contes et des légendes racontés par les anciens, où aussi la nouveauté pénètre avec le commentaire des événements, grands ou petits, qui touchent la vie de chacun et de tous. Après 1830, le livre a tout naturellement fait son apparition à la veillée. Le conteur et le liseur ont tour à tour animé les longues soirées d'hiver. Louise Michel, née dans un village de Haute-Marne en 1830, témoigne dans une page de ses Mémoires, de cette mutation de la veillée traditionnelle : « Un arrière-grand-père avait acheté autrefois toute une bibliothèque au poids... Les romans s'étaient usés dans les veillées de l'écrégne où la lectrice mouille son pouce à sa bouche pour retourner les pages et laisse tomber sur les infortunes des héros une pluie de larmes de ses yeux naïfs.
L'écrégne, dans nos villages, est la maison où, les soirs d'hiver, se réunissent les femmes et les jeunes filles pour filer, tricoter et surtout pour raconter ou écouter les vieilles histoires du feullot qui danse en robe de flamme dans les prèles (prairies) et les nouvelles histoires de ce qui se passe chez l'un ou chez l'autre... » (Ed. Maspero, 1976, p. 5I, voir aussi p. 22.)
Dans les milieux populaires semi-alphabétisés de la France du siècle dernier, la lecture collective à haute voix est une manifestation spontanée. Tous ceux qui ont étudié alors la vie du monde ouvrier et du monde paysan ont relevé le fait; les auteurs qui se penchent aujourd'hui sur les modes de la culture populaire le soulignent avec complaisance : celui qui savait lire et disposait de sources d'informations qui lui permettaient de sortir du cercle des préoccupations quotidiennes, celui qui pouvait entrer dans l'univers merveilleux du conte ou du feuilleton, communiquait tout naturellement à ses parents et à ses camarades de travail ce qu'il avait appris, et essayait de leur faire partager le plaisir de sa lecture.
Un prospectus diffusé par la bibliothèque populaire protestante de Lyon en 1830 donne un petit tableau de genre tout à fait propre à édifier sur les bienfaits de la lecture dans la vie familiale : « [Les enfants] s'établissent avec importance dans un recoin de leur demeure, se mettent à lire et se récrient de temps en temps de surprise et d'admiration. Les petits frères, les petites sœurs, quelquefois le père et la mère s'approchent avec curiosité ; l'enfant raconte alors la jolie histoire qui l'intéresse si vivement; bientôt toute la famille veut l'entendre, et le petit orateur, fier d'être écouté, recommence sa lecture à haute voix. » (Cité par Marianne Carbonnier : La Bibliothèque populaire protestante de Lyon au XIXe siècle. Mémoire pour le Diplôme supérieur de bibliothécaire, 1976.)
Dans son Histoire du mouvement ouvrier (I, p. 182), Édouard Dolléans fait un beau portrait d'ouvrier, celui d'Henri Troncin, tailleur qui militait à la Société des droits de l'homme entre 1830 et 1840, « qui avait coutume de faire le soir des lectures à ses camarades ». Jean Macé souligne le fait dans les premiers rapports qui lui viennent des bibliothèques communales du Haut-Rhin : « De l'autre côté de Colmar, à mi-chemin du Rhin, est la bibliothèque de Sundhoffen... 122 familles y ont demandé 1303 volumes... C'est qu'en effet les lectures se sont faites en famille. On se rassemblait d'habitude chez les grands-parents, et l'un des enfants, une jeune fille la plupart du temps, lisait le livre à haute voix... La bibliothèque de Malmerspach... a débuté en avril 1862... Nous retrouvons ici les lectures en commun, mais dans d'autres conditions qu'à Sundhoffen. Il se forme des groupes de 12 à 15 personnes et le livre est confié au plus lettré de la société. Cela s'est d'ailleurs établi tout seul, sans que la commission s'en soit mêlée. » (Morale en action, p. 86 et 95-96.)
On multiplierait les citations qui attestent la généralité du phénomène dans les milieux populaires urbains et dans les campagnes. Il est concurrent d'un autre phénomène lui aussi largement attesté, et pas seulement dans les sociétés compagnonniques où il était une tradition : la création par les ouvriers les plus instruits de classes du soir qui concurrençaient, à Paris surtout, les cours organisés par les autorités ou par des associations comme l'Association polytechnique, dont la pédagogie ne convenait pas toujours à la qualité du public. Martin Nadaud a laissé un précieux témoignage à ce sujet. Maçon de la Creuse, fils de maçon, il suit son père à Paris au printemps de 1830. C'est la saison où les maçons creusois quittent leurs villages pour gagner les chantiers parisiens où ils resteront jusqu'à l'hiver. Martin Nadaud a 15 ans, et il avait appris les rudiments à l'école. Mais il se remet à l'étude à Paris et suit les cours ouverts par la ville au cloître Saint-Merri : « Les maîtres s'aperçurent dès les premiers jours que j'avais déjà un bon commencement, et on me nomma moniteur d'une table, chargé comme tel de faire lire les commençants et surveiller leurs cahiers d'écriture.
Je ne tardai pas à comprendre qu'étant ainsi occupé je perdais mon temps : je fus donc obligé de chercher une école payante, afin de pouvoir faire des progrès plus rapides.
Le hasard me fit rencontrer, un soir, un de mes jeunes concitoyens, appelé Guéret. Il allait à l'école rue Bourtibourg, chez un nommé Jouane, instituteur de profession. Guéret me dit tant de bien de son maître qu'il me décida d'y aller aussi.
Placés l'un à côté de l'autre, nous nous encouragions mutuellement pour apprendre nos quatre règles. M. Jouane nous faisait faire aussi des dictées, et j'avoue que nous en avions assez besoin l'un et l'autre.
J'avais bien conscience de mon ignorance relativement aux règles de la grammaire, et mon maître en corrigeant mes dictées me le faisait assez savoir. En effet, il m'accablait d'observations que je trouvais oiseuses ; la plupart me rentraient par une oreille et me sortaient par l'autre. Ce n'est pas la règle des participes, me disais-je, dont je n'aurai peut-être jamais besoin, pas plus que l'analyse des phrases qu'il m'importe le plus de savoir, ce qui m'est utile et immédiatement nécessaire, c'est d'acquérir des connaissances et d'apprendre à raisonner sur les choses de mon métier. » (Léonard, maçon de la Creuse. Ed. Maspero, p. 91-92.)
Il s'en ouvre à son père qui lui fait suivre des cours de dessin et de géométrie appliquée, et quelques mois plus tard, Martin Nadaud ouvre sa propre école du soir : « Je finis par me dire qu'étant entouré de bons et laborieux jeunes gens qui ne savaient pas même signer leur nom, il me serait facile d'en réunir une douzaine dans ma chambre pour leur apprendre ce que je savais. Je fis part de cette idée à plusieurs d'entre eux qui en parurent contents... Puis, comme le désir de m'instruire était toujours très grand, je me disais : ce moyen d'instruire les autres me paraît bon aussi pour m'instruire moi-même...
Je ne fus pas longtemps sans m'apercevoir de la satisfaction qu'avaient mes jeunes élèves... au bout de quelques mois, ceux qui ne connaissaient pas leurs lettres parvinrent à écrire passablement. D'autres apprenaient assez vite leurs quatre règles et je pouvais leur faire faire de petites dictées...
Le livre que je mis entre les mains de mes élèves était les Paroles d'un croyant de l'abbé de Lamennais, livre étonnant d'audace, de vigueur de style et bien conçu surtout pour amener les peuples à détester les rois. Il leur convenait beaucoup... Enfin, les plus avancés, les compas à la main s'efforçaient de saisir les premiers principes de géométrie descriptive que je m'étais mis dans l'esprit, bien que je ne fusse pas parvenu à donner à ces plans cette finesse de touche exigée par le professeur.
Puis, chaque jour, une demi-heure avant de nous en aller, on fermait livres et cahiers et, devant les plans collés au mur, nous parlions de construction... Si cette conversation répétée nous ennuyait, nous passions aux questions politiques et sociales dont nous étions loin de nous désintéresser. C'est en effet à cette époque de 1838 à 1848 qu'on vit naître des journaux socialistes et publier surtout beaucoup de brochures. Je ne manquai pas de me procurer... les plus révolutionnaires et d'en faire la lecture à mes élèves » (id. p. 93 96).
En 1840, l'ouvrier serrurier Jérôme-Pierre Gilland, écrivain et journaliste, qui fut une des belles figures de la littérature et du mouvement ouvriers avant l'Empire, vint rendre visite au faubourg Saint-Antoine à son voisin Agricol Perdiguier. Il a longuement raconté sa visite et, dans le texte qu'il publiera dix ans plus tard, on peut lire ceci : « Après avoir causé avec moi de différentes choses fort intéressantes, il me fit visiter sa classe... Au milieu de la pièce, il y avait plusieurs tréteaux sur lesquels étaient disposées de longues planches de sapin formant une table pour les élèves dont les ustensiles de toutes sortes, les dessins et les modèles s'appuyaient à une espèce de support qui servait en même temps d'appui aux lumières pendant la veillée. Quelques bancs étaient rangés le long des murs, quelques escabeaux sous la table : il y avait des livres partout, répandus à chaque place, comme pour solliciter les élèves à l'étude. Ces livres étaient choisis avec beaucoup de discernement, et changés de temps à autre afin d'éveiller l'attention par l'attrait des nouveautés et la différence des sujets. Quelques-uns de ces livres pourtant y restaient invariablement. C'étaient : le Contrat social, le Livre du peuple et les Évangiles : la philosophie, la politique et la morale appliquées à la vie pratique, et accessibles aux intelligences les plus humbles.
Certains voisins studieux, et les meilleurs camarades des élèves venaient là, le soir, se reposer, causer et lire ; il y régnait un ordre parfait. Le maître était doux, bienveillant et affable ; les élèves polis, attentifs et sérieux. Agricol Perdiguier exerçait la plus heureuse influence sur ce bon monde de travailleurs qui l'entouraient. » (Gilland. - La vie des hommes obscurs, dans la Feuille du Village, 185I.)
On voit que dans la classe de Nadaud comme dans celle de Perdiguier, on ne dissocie pas formation technique, instruction générale et formation idéologique. Le livre voisine avec la table de dessin, incitation permanente à une lecture qui se substitue volontiers à l'enseignement. Perdiguier avait fait de son pauvre logement une petite bibliothèque ouvrière et il y pratiquait déjà l'exposition des nouveautés.
Les bâtisseurs de l'instruction populaire et les pionniers de la bibliothèque populaire voient très vite le parti qu'ils peuvent tirer de ce besoin de communiquer et d'instruire qui érige en maître celui qui sait lire. Ils vont reprendre à leur compte la redécouverte des modes d'enseignement mutuel faite spontanément dans le monde ouvrier et proposeront de les appliquer à l'instruction des classes laborieuses. Pour les uns, tel Michelet, la lecture publique doit être directive, voire même imposée, à la fois militante et instructive et contribuer à conforter la République naissante : « Les masses ne savent pas lire et ne veulent pas lire, parce que c'est une fatigue pour l'homme peu habitué. Il faut que la République agisse sur ces masses pour exiger la lecture, qui est impossible aujourd'hui. Les journaux, bibliothèques circulatoires, écoles d'adultes, etc. agiront, mais à la longue. Je voudrais quelque chose qui agît immédiatement. Je ne vois que trois moyens...
I° Des clubs de lecture publique où le meilleur lecteur lise pour tous un bulletin en deux parties, l'une centrale, émanée du gouvernement, l'autre locale, émanée du département, et qui intéresse les paysans, en leur donnant des renseignements utiles sur l'état des marchés...
2° L'affichage universel de bulletins en très gros caractères, plus courts encore, illustrés de figures coloriées qui saisissent les yeux...
3° Le colportage habilement organisé et fait par des chansonniers : la chanson patriotique habilement employée comme organe de la République, sa voix populaire... » (Lettre à Béranger du 16 juin 1848, citée par Paul Viallaneix dans « La Voie royale : essai sur l'idée du peuple dans l'œuvre de Michelet ». Paris, 197I, p. 372-373.)
La date de cette lettre, écrite quelques jours avant les Journées de juin qui sonnèrent le glas de la Révolution de 1848, explique son anxiété, son impatience et le caractère excessif de propositions qui placent l'éducation populaire à un niveau très bas. Le gouvernement de la République, qui fit de la lecture publique une institution officielle, ne l'entendait pas ainsi. Ministre de l'instruction publique du 24 février au 5 juillet 1848, Hippolyte Carnot organisa dès le mois de mai des lectures publiques à Paris. Il les annonce dans le Moniteur universel du 4 mai par un communiqué qui expose les motifs et l'esprit de cette institution éducative d'un type nouveau : « Dans les trop rares occasions qui jusqu'ici lui en étaient offertes, le peuple a montré combien il était sensible aux jouissances les plus délicates de l'intelligence et du goût ; il est temps qu'il soit appelé à participer largement à ces nobles plaisirs de l'esprit qui sont aujourd'hui un besoin général, et semblaient devoir rester le partage exclusif d'une classe privilégiée.
Pour satisfaire à ce qu'on pourrait nommer la dette de la République envers le peuple, le ministre de l'instruction publique a déjà décidé l'établissement de bibliothèques populaires dans les divers quartiers de Paris privés de cette source d'instruction. Cette première mesure va être agrandie et complétée par des séances publiques, où des lecteurs, choisis parmi les gens de lettres et les professeurs les plus distingués de l'université, initieront leur auditoire à la connaissance des chefs-d'œuvre de notre littérature nationale. Ce ne seront pas des cours, mais de simples lectures du soir, auxquelles viendront se joindre seulement les détails historiques indispensables sur l'auteur et sur l'ouvrage. La monarchie avait institué jadis les lecteurs du roi ; la République institue aujourd'hui les lecteurs du peuple.
Les lectures du soir dureront une heure; elles auront lieu deux fois par semaine, dans douze locaux situés, autant que possible au sein des quartiers les plus populeux de Paris... »
Une circulaire précisait la méthode pédagogique de la lecture publique. Freslon, successeur de Carnot à l'instruction publique, continua l'entreprise et l'étendit aux grandes villes de province. Une circulaire du 5 novembre 1848 reprend le texte de la précédente : « Ces lectures ... sont particulièrement destinées à initier le peuple à la connaissance des chefs-d'œuvre de notre littérature nationale. Il ne s'agit point de faire, à cet effet, un cours de littérature, ni une rhétorique française, ni des leçons d'esthétique, mais simplement une série de lectures. Une lecture bien faite porte son commentaire avec soi. Bien lire est un mérite infiniment rare, et la part est assez belle de qui y peut atteindre.
Vous devez donc, en général, vous abstenir de faire de la critique... Mais il sera bon que la lecture d'un ouvrage soit précédée de détails biographiques sur l'auteur, d'une appréciation générale de son talent et de son influence, d'une indication des sources où l'on pourrait puiser des renseignements plus complets sur l'homme et sur l'époque. Elle devra être aussi, au besoin, accompagnée d'explications et d'éclaircissements nécessaires à l'intelligence du texte. En un mot, il faut que les auditeurs remportent de la séance, outre la conscience et la satisfaction d'avoir été instruits, le désir et les moyens de s'instruire eux-mêmes davantage... » (Circulaire du ministre de l'instruction publique, 5 novembre 1848.)
Les textes n'étaient pas laissés au libre choix des lecteurs. Un programme impératif était joint à la circulaire, où les œuvres étaient regroupées sous trois titres : prose, poésie, histoire. Les deux premiers contenaient, à quelques ouvrages près, les grands auteurs des XVIIe et XVIIIe siècles; le troisième énumérait les historiens du XIXe siècle (Barante, Guizot, Lamartine, Michelet, Mignet, Ségur, Thierry, Thiers, Vaulabelle et Villemain). Une circulaire du 16 décembre 1848 invita les préfets à organiser ces lectures dans les principales villes des départements et leur demandait de « veiller à ce que les séances de lecture ne perdent jamais de leur caractère propre, qu'il ne puisse s'y introduire aucune controverse, aucune discussion soit littéraire soit politique ».
Au cours de l'hiver de 1849, Sainte-Beuve assista à quelques-unes de ces lectures et y consacra sa causerie du lundi 21 janvier 1850. Il faut lire ce texte où Sainte-Beuve jette un coup d'oeil à peine nostalgique sur les raffinements des cénacles de sa jeunesse littéraire et où il reconnaît avec sérénité l'intérêt qu'il y a à « vulgariser les belles choses, sembler même les rabaisser un peu, pour mieux élever jusqu'à elles le niveau commun ». Il considère, sinon avec sympathie, du moins avec une extrême attention et avec un très grand respect le comportement et les réactions du public ouvrier des lectures publiques du soir. Ses observations et les notes que lui a communiquées Emile Souvestre, qui faisait les lectures à la salle du conservatoire de musique, lui permettent d'exposer une pédagogie pratique pour l'initiation littéraire d'adultes mal dégrossis et les meilleurs moyens « d'aborder..., sans avoir l'air de professer, les intelligences peu préparées et qui n'ont pas reçu une première couche régulière de connaissances 1 ».
L'élite ouvrière de Paris a accueilli très favorablement les lectures du soir. Les auditeurs étaient nombreux. En temps ordinaire, ils étaient trois cents au conservatoire, et on comptait encore en hiver quatre-vingts à cent personnes, venues de loin, après une longue journée de travail pour suivre la lecture dans une salle qui n'était pas chauffée. Le fait atteste la soif d'instruction de la classe laborieuse. Celle-ci eut aussi ses publicistes et ses pédagogues. L'un d'eux, l'ouvrier typographe Henri Leneveux proposa dans sa Propagande de l'instruction (186I) que des lectures publiques fussent faites dans les campagnes. Le projet, certes, n'était pas original, mais l'esprit dans lequel il est formulé était nouveau : il ne fallait pas que les lectures soient moralisantes, c'est-à-dire ennuyeuses : « Il ne faudrait pas échouer dès le début, en se laissant aller au désir de lectures édifiantes... Les lectures publiques échoueraient (et ce serait un mal plus grand que de n'en pas avoir tenté la réalisation) si on ne leur donnait dès l'abord un grand intérêt dramatique. A défaut du théâtre, les naufrages, les voyages, les récits de bataille même, s'il le fallait absolument, peuvent captiver l'intérêt de l'auditeur et lui donner ce qui est si difficile à obtenir, l'habitude de la lecture publique. » (Cité par G. Duveau : La Pensée ouvrière sur l'éducation..., p. 298.)
On voit apparaître ici une et peut-être deux idées nouvelles. Tout d'abord, le plaisir de la lecture. Leneveux se rencontre avec Jean Macé, qui a recommandé d'introduire le livre de récréation dans les bibliothèques. La seconde idée - mais peut-être est-ce trop solliciter le texte que de l'affirmer avec autant de netteté -, c'est la nécessité d'animer, de dramatiser la lecture pour captiver et maintenir l'attention de l'auditeur. Leneveux aurait-il eu l'intuition de pratiques qui n'apparurent que quelques années plus tard dans les bibliothèques des sociétés d'instruction populaire et qui se généralisèrent un siècle plus tard avec les techniques du livre vivant ?
Pour Michelet, pour Carnot, pour Leneveux, la lecture publique est une activité en soi. S'il fallait la situer dans le cadre des activités intellectuelles, elle apparaîtrait comme une variété de conférences ou de cours populaires du soir. Même si la circulaire ministérielle marque soigneusement la différence, Sainte-Beuve, qui intitule sa causerie « Des lectures publiques du soir, de ce qu'elles sont, et de ce qu'elles pourraient être », affirme sans ambages que, pour avoir quelque portée, ces lectures doivent s'articuler sur deux cours complémentaires d'histoire et de littérature. Pour les promoteurs de la bibliothèque populaire en revanche, la lecture collective s'articule tout naturellement sur celle-ci : « La bibliothèque communale apporte une source de connaissances aux habitants des campagnes. MM. les curés et les maires, secondés par les instituteurs, la rendront utile aux habitants, soit en leur facilitant les moyens de lire dans la mairie, soit en organisant, le dimanche, les jours de fête et surtout pendant les longues soirées d'hiver, des réunions publiques où des lectures à haute voix pourront amuser, instruire et moraliser. Ces réunions seront suivies avec empressement. L'homme plongé dans l'ignorance trouve insensiblement du plaisir à écouter une lecture ; sa mémoire a retenu quelque chose, il veut en apprendre davantage ; il ne sait pas lire, mais il s'occupera de l'instruction de son enfant. » (Jules Radu. Exposé au conseil de la Société des bibliothèques communales, 3 mars 1850.)
C'est à Jean Macé que revient le mérite d'avoir articulé fortement la lecture publique sur la bibliothèque et d'avoir formulé une pédagogie en proposant ce qu'il a appelé la leçon de bibliothèque. Dans sa circulaire du 2 avril 1867 aux groupes de la Ligue de l'enseignement, il rappelle un texte publié deux mois plus tôt dans le second bulletin de l'association. C'est la reproduction d'un article anonyme paru en 1864 sous le titre imagé et suggestif de « La courte échelle du savoir ». L'auteur y montre l'impossibilité pour le ministre de l'instruction publique de mener à bien la grande œuvre d'éducation populaire avec la part minime du budget de l'État qui lui est allouée. Il appartient aux hommes de bonne volonté, qui sortent chaque année en grand nombre des grandes écoles et des collèges de seconder le ministre. C'est ce qu'ont déjà fait à Paris les Sociétés Polytechnique et Philotechnique. Il faut le faire maintenant dans toute la France. Il s'agit donc bien de promouvoir une instruction des adultes de forme mutuelle. Mais la méthode présente une difficulté : « Parmi les hommes bons, honnêtes et instruits, beaucoup, il est vrai, sont d'une timidité singulière... Cette apathie, cette timidité sont un obstacle à vaincre par ceux qui accepteront le rôle de propagateur de l'instruction mutuelle... » Macé reprend l'idée au profit de la Ligue : « Conçue ainsi par ses adhérents, la Ligue transformerait la France en une vaste école mutuelle où les aînés se feraient partout les professeurs de leurs cadets. C'est là... le côté le plus important de l'œuvre de la Ligue, le plus difficile à mettre en train, il est vrai, parce qu'il demande un effort de parole publique auquel trop peu sont habitués chez nous... Je puis indiquer... aux timides un moyen excellent de s'aguerrir à bon marché. C'est la leçon de bibliothèque faite aux lecteurs inexpérimentés sur ceux des livres mis à leur disposition qui demandent, pour exercer une attraction sur eux, quelques explications préliminaires et l'annonce préalable de ce qu'on peut y apprendre. La lecture des passages les plus frappants du livre, interrompue à l'occasion par quelques commentaires, devant remplir la plus grande partie de la séance, la perspective d'improvisation s'y réduit à peu de chose, et le livre est toujours là, en guise de branche où s'accrocher, pour l'orateur qui risquerait de se noyer. » (Les Origines de la Ligue de l'enseignement, p. 267.)
Le texte expose la méthode mais il reste muet sur la matière de la leçon de bibliothèque. Jean Macé s'était déjà expliqué à ce sujet devant le comité de la Société des bibliothèques communales du Haut-Rhin. Il considérait au départ le catalogue comme un outil fondamental indispensable à la vie de toute bibliothèque : « On activera très efficacement la circulation des livres en mettant sous les yeux de tous les habitants de la commune l'état de leurs richesses... Tel qui ne songeait pas à lire sera tenté bien souvent par un titre, et les livres cachés dans les armoires auront bien plus de chances d'en sortir si leur existence est révélée par des catalogues se promenant dans la commune. » (Séance du 15 décembre 1863. Morale en action, p. 6I.)
Mais l'expérience le fit revenir sur une conception aussi simpliste. Deux ans plus tard, il développait un projet beaucoup plus élaboré de ce que nous appellerions aujourd'hui l'aide au lecteur : « Une liste ne suffit pas. L'espèce de curiosité vague qu'elle éveille n'est pas à comparer avec l'intérêt que peut inspirer un livre que l'on a entendu juger et dont on connaît le contenu. Pour les livres d'instruction surtout, livres d'agriculture, de science, d'histoire, dont le placement demeure encore, au dire d'un grand nombre de bibliothécaires, assez difficile, un aperçu général de ce qui s'y trouve, quelques explications préalables, une page lue çà et là, réussiraient bien souvent à faire naître l'envie de les lire. Il serait facile de passer en revue dans une seule séance plusieurs volumes, en les choisissant de même nature, et tous les hommes instruits de la commune, à n'importe quel titre, les agriculteurs aussi bien que les autres, pourraient venir en aide à l'instituteur dans cette tâche, qui n'est pas bien formidable : rendre compte à ses voisins, le livre à la main, des lectures qui vous ont paru profitables... Je ne crains pas d'affirmer que partout où s'établiront des conférences de ce genre, les livres d'instruction des bibliothèques cesseront bientôt de dormir sur leurs rayons. » (Séance du 2I décembre 1865. Texte cité par Eugène Véron. - Les Institutions ouvrières de Mulhouse... - Paris : Hachette, 1866. - p. 329-330.)
La leçon de bibliothèque a donc un caractère tout à fait original. C'est bien une leçon au sens précis du terme, puisqu'elle est intégrée à un programme de cours populaires. Pour cette raison, elle porte sur les « livres d'instruction » c'est-à-dire les ouvrages documentaires. Mais elle est aussi une des activités de la bibliothèque populaire conçue pour mettre en valeur un fonds documentaire qui, s'il est l'essentiel pour les promoteurs, n'intéresse que médiocrement le public.
Mais rien n'était figé dans les conceptions de Jean Macé, toujours attentif aux données de l'expérience. En 1870, après avoir encore rappelé le peu d'utilité des salles de lecture dans les bibliothèques communales, il souligne cependant l'intérêt pour celles-ci de disposer d'un local propre. Non pas tellement pour y placer les livres (ceux-ci peuvent être déposés dans une armoire mise n'importe où, dans un couloir par exemple), mais pour y organiser des rencontres : « Il y a pourtant utilité sérieuse à ce que le local consacré à la bibliothèque soit assez spacieux pour qu'on puisse, à certains jours, y réunir une partie des lecteurs et leur faire des leçons, moitié lecture, moitié conversation, sur les livres de pure récréation. C'est une pratique excellente dont ceux qui en auront essayé reconnaîtront bientôt les avantages... Grâce à elle, ces lectures, accompagnées d'explications, peuvent très bien se faire à domicile, surtout dans les villages où tout le monde se connaît... Dans les villes, ce serait un moyen de faire connaissance. » (Bulletin de la Ligue de l'enseignement, n° 5, 1870.)
Il n'est plus question ici de « livres d'instruction », mais de « livres de pure récréation ». Les intentions purement didactiques ont cédé le pas à une attitude plus réaliste devant les refus du public populaire. Macé a compris que l'éducation de celui-ci pouvait aussi passer par les voies du plaisir d'écouter et de lire des histoires. Il devenait dès lors paradoxal de parler de leçon. De fait, l'appellation proposée par Jean Macé n'a pas pris racine. Elle n'était pas ajustée à la réalité de bibliothèques qui s'éloignaient rapidement de l'idéal et des intentions des promoteurs pour devenir de pures bibliothèques de distraction. Mais le modèle exposé par Jean Macé est demeuré. La lecture collective à haute voix a été pratique courante dans les bibliothèques populaires créées par les associations ou dans les collectivités restreintes. La Société Franklin l'avait en effet rangée au nombre des arguments à faire valoir auprès des autorités municipales et des notables de la commune pour obtenir leur concours à la création de la bibliothèque populaire : « Voici le programme bien simple que nous nous permettons d'indiquer à tous les hommes de bonne volonté qui... voudront entreprendre... la fondation d'une bibliothèque populaire... inviter les jeunes gens à faire la lecture à leurs parents illettrés ; faire entrevoir à ceux-ci l'intérêt nouveau d'une veillée d'hiver où ils entendraient l'instituteur ou tout autre à sa place lire à haute voix, en donnant au besoin quelques explications, la vie d'un grand homme, le récit d'un voyage lointain, d'un trait héroïque ou d'une victoire de la France... » (Instruction pour la fondation d'une bibliothèque populaire. Bulletin de la Soc. Franklin, n° 5, 15 nov. 1868.)
Comme dans le texte de Louise Michel cité plus haut, la lecture à haute voix est rattachée ici à la veillée traditionnelle, mais elle apparaît comme un renouvellement de celle-ci. Quant aux lectures proposées, elles sont de même qualité que celles que recommandait Henri Leneveux en 1861.
Le Journal des bibliothèques populaires (c'est le titre du bulletin de la Société Franklin) de mai-août 1899 reproduit un article du journal de l'Econome, une association coopérative de consommation de Sens, qui expose clairement les raisons de cette animation, la façon dont elle est conduite et son articulation sur l'activité de la bibliothèque. On y voit apparaître, greffée sur les séances de lecture collective, une activité dramatique liée au livre : « Il y a quelque temps, un de nos plus dévoués sociétaires adressait au président de l'Économe une lettre dont nous détachons le passage suivant :
« Je m'offre à faire, un soir chaque semaine, si vous voulez bien mettre votre salle des séances à ma disposition, une série de lectures populaires sur les principaux chefs-d'œuvre de la littérature. A ces lectures, tous les membres de la Coopérative, les femmes comme les hommes, pourraient librement assister, et il me semble qu'ils en pourraient profit. « Je crois en effet que la classe ouvrière ignore en général les plus belles œuvres des grands écrivains. »
Elle ne lit guère que des romans médiocres, des feuilletons sans valeur morale et sans mérite artistique. Or cela me paraît profondément regrettable. Tous les esprits cultivés considèrent comme un bienfait de pouvoir lire Corneille ou Molière, Shakespeare ou Victor Hugo. Ils trouvent dans de telles lectures le plus vif et le plus délicat des plaisirs, en même temps qu'un ennoblissement de l'âme tout entière. Pourquoi donc le peuple en serait-il privé? N'a-t-il pas droit, lui aussi, lui surtout, à ces jouissances de l'esprit, à cette culture morale?
Je crois, d'autre part, que la plupart des vrais chefs-d'œuvre peuvent très bien être compris et goûtés par tous, même par ceux qui n'ont reçu qu'une instruction très incomplète. Les beautés en sont assez éclatantes pour frapper tous les yeux : il suffit de les montrer. Ce qui distingue précisément les chefs-d'œuvre immortels, c'est qu'ils ne sont pas seulement écrits pour une petite élite d'hommes cultivés, mais pour tout un peuple. Pourquoi donc toute une partie du peuple continuerait-elle à les ignorer?
Il ne s'agit donc pas d'instruction proprement dite : je ne veux rien enseigner. Je me propose seulement de faire connaître par des lectures suivies, accompagnées des explications nécessaires, les œuvres les plus intéressantes et les plus belles de la littérature moderne, pièces de théâtre, poèmes, romans, récits historiques, etc. Je lirai successivement des comédies de Molière ou de Beaumarchais, des tragédies de Corneille ou des drames de Victor Hugo, des romans de Balzac ou des récits de Michelet. Peut-être donnerai-je ainsi à mes auditeurs le goût de la lecture et la curiosité de ce qui est vraiment beau. En tout cas je leur procurerai quelques heures de distraction saine et bienfaisante, - et cela seul me paraît mériter la peine que je suis prêt à me donner. »
L'organisation a suivi immédiatement, et tous les mardis soirs, à huit heures et demie, dans la salle du Conseil d'administration, notre très distingué sociétaire et ami a développé son programme, devant un auditoire attentif... Des extraits de la Légende des Siècles, Ruy-Blas, le Roi s'amuse, Pêcheur d'Islande, de Loti, le Cid, le Médecin malgré lui ont particulièrement été goûtés du public; et nous ne saurions trop féliciter les ouvriers qui ont suivi ces lectures d'avoir répondu à nos sentiments. En créant ces lectures, nous sommes dans la tradition coopérative : nous voulons contribuer au développement moral de la classe ouvrière, comme nous aidons à son émancipation économique...
Aux attraits mêmes de la lecture publique, dont le charme est fait d'une diction pure et de la chaleur de l'enthousiasme, nous avons voulu en ajouter d'autres, destinées [sic] à compléter notre but, en prolongeant, en variant l'intérêt.
Ainsi, la bibliothèque de l'Econome possède les ouvrages dans lesquels le lecteur a puisé le texte de ses lectures ; et à l'issue de la séance, les ouvrages sont mis à la disposition des auditeurs, qui peuvent les emporter chez eux.
Enfin, l'un de nos lecteurs - car le dévouement est contagieux - a imaginé de s'adjoindre, pour l'interprétation dramatique, quelques jeunes gens de bonne volonté qui lui donnent la réplique. Cette innovation a l'avantage d'animer davantage encore la physionomie de nos séances. L'un de ces jeunes gens, dans le Gendre de M. Poirier, a eu dernièrement un très vif succès, il faut espérer que son exemple sera suivi par d'autres...
M. Joseph Cernesson, président de la Société l'Econome, donne quelques détails intéressants sur le fonctionnement des lectures populaires et sur leur résultat au point de vue de la propagation du goût de la lecture et de l'étude.
Depuis que les lectures ont été établies, dit notre correspondant, on s'arrache littéralement les volumes à emporter. L'avantage de ces lectures choisies, dont le sujet est affiché pendant huit jours dans le magasin de la Société coopérative, c'est d'appeler l'attention de nos sociétaires sur telle ou telle œuvre. Pendant le quart d'heure d'attente, le sociétaire, immobilisé dans le vestibule, a sous les yeux une affiche annonçant :
Mardi prochain : Molière
« Le Médecin malgré lui »
Le nom de Molière, le titre de la pièce, se gravent malgré lui dans sa mémoire, comme le ferait la réclame d'un pédicure. Aussi, Molière est aussitôt demandé à la bibliothèque, lu, rendu, redemandé.
L'attention est sans cesse sollicitée sur une œuvre nouvelle, jamais plus d'une à la fois; on se dit : il faut bien que cela ait de la valeur, puisqu'on va nous le lire. De sorte que nos lectures profitent non seulement aux assistants, mais encore aux autres.
J'ai dit qu'après sa lecture, le lecteur, transformé en bibliothécaire, distribuait séance tenante les livres. Tous les volumes du dernier envoi de la Société Franklin ont passé déjà, en moyenne, par quatre ou cinq mains, et je vous enverrai quelque jour, à titre de renseignement, une statistique des ouvrages demandés, classés selon la faveur dont ils jouissent auprès de nos lecteurs.
Il y a aussi un élément dont on ne tient peut-être pas assez compte dans ce classement méthodique des préférences des lecteurs, c'est l'état dans lequel les volumes sont rendus. On recommande avec raison de soigner les livres prêtés, de les tenir proprement. Mais je me défie un peu des livres qui me sont rendus dans un état de conservation trop parfait : ce grand respect révèle souvent plutôt l'indifférence que les habitudes d'ordre. Aussi, vous le dirai-je ? il ne me déplaît pas de voir des ouvrages livrés neufs, rendus un peu fatigués. Cela fait plaisir de voir un Molière, un Victor Hugo, revenir un peu « culottés » si l'on peut s'exprimer ainsi... »
La lecture publique semble avoir disparu avec la lecture populaire et avec la bibliothèque populaire au début de ce siècle. Le mot et la chose se sont effacés de la mémoire des pédagogues et des bibliothécaires. Devenue vacante et vidée du sens qu'elle avait eu pendant plus d'un demi-siècle, la locution a pu être réutilisée par Eugène Morel dès 1910 pour désigner la fonction de la bibliothèque d'information et de culture qu'il souhaitait substituer à la bibliothèque populaire. Quant à la chose, elle a à peu près disparu de la littérature professionnelle entre 1900 et 1945. Non que l'on ait cessé de s'occuper de la lecture populaire. Bien au contraire. Mais les premières années du siècle, où la bibliothèque populaire s'éteignait doucement, et celles de l'entre-deux-guerres furent marquées par la recherche fiévreuse et passionnée de solutions aux maux dont souffraient les bibliothèques publiques, savantes ou populaires, inadaptées aux besoins de la société : organisation des bibliothèques cantonales circulantes, création des premières bibliothèques enfantines, premiers essais de bibliobus, élaboration de plans de réseaux de lecture publique, etc. Dans ce bouillonnement d'idées, dans ces projets avortés pour la plupart, dans ces expériences encore incertaines, le problème des institutions, ceux de l'administration et de l'organisation des bibliothèques retiennent avant tout l'attention. On ne parle plus de lecture collective, sauf peut-être dans les bibliothèques enfantines de Paris. En dehors de ce petit secteur, la question de l'animation est à peine évoquée. Elle ne l'est pas dans les ouvrages d'Eugène Morel ni dans le cycle de conférences sur la bibliothèque moderne qu'il organise de 1910 à 1913 2. Les enquêtes entreprises par l'Institut international de coopération intellectuelle dans les années trente effleurent le problème 3. La pratique de la lecture collective était si bien oubliée, que lorsque les associations de culture populaire ont recherché, après 1945, les moyens de développer le goût du livre et de la lecture dans le grand public, elles ont mis au point des techniques de lecture vivante (club de lecture, veillée-lecture, livre vivant) sans avoir apparemment jamais soupçonné que, sous des formes empiriques et beaucoup plus frustres, ces activités avaient été préconisées et pratiquées par leurs devanciers un siècle auparavant. Il y a sans nul doute une distance considérable entre ces premiers balbutiements de l'animation des bibliothèques et la pratique élaborée et théorisée des animateurs d'aujourd'hui. Mais on retrouve dans les textes cités plus haut les caractéristiques, les composantes et les fonctions du club de lecture tel qu'il a été conçu et mis en oeuvre par les animateurs de Peuple et culture 4. Comme aujourd'hui le club de lecture, la lecture publique s'inscrivait dans un projet général d'éducation populaire qui voulait ignorer les clivages politiques et sociaux. En 1860 comme en 1945, l'éducation populaire manquait de cadres. Elle a utilisé en 1860 la méthode mutuelle : celui qui savait déchiffrer lisait pour les autres. Il n'en a pas été autrement après 1945. Les niveaux de lecture étaient seulement différents : celui qui sait lire et comprendre lit pour les autres et les conduit à une lecture lucide et critique. Après un faux départ, la lecture populaire a admis le côté ludique de la culture et abandonné sans retour la lecture des œuvres moralisantes et édifiantes, et même celle des œuvres purement didactiques qui restaient sans portée sur le public. Intellectualiste et paternaliste dans ses premiers pas, elle s'est peu à peu écartée de l'instruction et a trouvé ses voies propres. Les promoteurs ont pressenti, sans toutefois l'exprimer aussi clairement que les animateurs de notre temps, que la culture populaire était avant tout une culture vécue et que l'éducation populaire devait partir de la sensibilité et de l'expérience. Rejet de l'intellectualisme, mise en jeu du plaisir de la lecture, incitation à l'effort par l'orientation vers d'autres œuvres et par l'invite à une lecture solitaire et intériorisée, on peut lire tout cela sous la plume des théoriciens du club de lecture. Et cela se trouve aussi dans la circulaire ministérielle du 5 novembre 1848.
La lecture publique et le club de lecture sont aussi des facteurs de vie sociale et aident à établir le dialogue entre les participants à partir des données qui leur sont communes. La formule de Jean Macé, « moitié lecture, moitié conversation », se retrouve enrichie sous la plume de Geneviève Cacérès : « Le club de lecture est la connaissance d'un livre, un début de réflexion commune sur ce qu'il contient, sur les problèmes qu'il évoque. C'est une conversation, un dialogue... c'est aussi une fête de la sensibilité, un parlement au petit pied où chacun apprend à mieux discuter, à mieux réfléchir, à trouver de nouvelles raisons d'agir et d'agir plus efficacement. » (La lecture, p. 117.)
Quel que soit le nom que les diverses générations d'animateurs lui ont donné, la lecture collective à haute voix est une manifestation du besoin instinctif de communiquer inhérent à la nature de tous les êtres qui vivent en société. Elle est liée aussi au besoin de continuité des groupes et à la nécessité de transmettre l'acquis collectif. Lecture populaire, lecture du soir, lecture publique, club de lecture, veillée-lecture, livre-vivant procèdent d'une même générosité et d'une même attitude devant l'héritage écrit. Il s'agit d'aider chacun à en avoir sa part et de l'agrandir encore par les apports de lectures répétées qui sont autant de re-créations et de promesses d'enrichissement.