Allocutions prononcées en l'honneur de M. Étienne Dennery
Directeur des bibliothèques et de la lecture publique, administrateur général de la Bibliothèque nationale, le 30 septembre 1975
Une cérémonie d'hommage s'est déroulée le mardi 3o septembre 1975 à la Bibliothèque Nationale, en présence de M. Jean-Pierre Soisson, secrétaire d'État aux universités, à l'occasion du départ de M. Étienne Dennery, directeur des bibliothèques et de la lecture publique, administrateur général de la Bibliothèque Nationale. Nous donnons ci-dessous le texte des allocutions prononcées lors de cette manifestation.
Allocution prononcée par M. Georges Le Rider, administrateur général de la Bibliothèque nationale
Monsieur le Ministre,
Je tiens à vous dire combien je vous suis reconnaissant, combien nous vous sommes tous reconnaissants, d'avoir bien voulu être parmi nous ce soir. En ce moment où les bibliothèques vivent une heure difficile de leur histoire et où la Bibliothèque Nationale est amenée à jouer un rôle délicat d'harmonisation et de liaison au sein de ce vaste ensemble, votre présence nous apporte un grand réconfort, car elle témoigne de l'intérêt profond et vivant que vous nous portez et du soutien que vous êtes prêt à nous fournir. De tout cœur je vous en remercie.
Cher Administrateur général,
Lorsqu'en 1964 vous avez été nommé à la tête de la Bibliothèque Nationale et des bibliothèques de France, vous aviez déjà accompli une brillante carrière et notre fierté fut grande d'avoir un administrateur si éminent.
Vous êtes entré en 1923 à l'École normale supérieure dans une promotion brillante, qui compte notamment des antiquisants de valeur : André Bruhl, Jacques Heurgon et Jean Lassus, dont je connais bien les travaux. Après avoir passé l'agrégation d'histoire et géographie vous avez obtenu un prix très recherché qui vous permit de faire le tour du monde, à une époque où une telle entreprise était encore assez exceptionnelle. Vous m'avez souvent indiqué que ce voyage vous laissa de profondes impressions et c'est peu après votre retour que vous avez écrit votre livre Foules d'Asie, nourri d'observations lucides. Dans les années qui suivirent, votre connaissance approfondie de l'Extrême-Orient servit la Commission de la Société des Nations pour le règlement de la question de Mandchourie, dont vous avez été membre en qualité d'expert économique. Vous avez enseigné aussi à l'Institut d'études politiques, à l'École des hautes études commerciales et à l'Institut des hautes études internationales.
Répondant à l'appel du 18 juin, vous avez rallié très tôt la France libre, et le Général de Gaulle vous chargea d'une mission importante dans l'Information à Alger en 1943. En 1945 commença pour vous une nouvelle carrière, dans la diplomatie : vous fûtes d'abord directeur d'Amérique (quel titre évocateur et prestigieux!) de 1945 à 1950, puis ambassadeur à Varsovie de 1950 à 1954, à Berne de 1954 à 196I, à Tokio de 196I à 1964. C'est à cette date que vous fûtes nommé directeur des bibliothèques et de la lecture publique et administrateur général de la Bibliothèque Nationale. Votre passé de voyages et de responsabilités aussi importantes que variées vous avait conféré cette largeur de vues qui vous permit d'ouvrir de nouvelles perspectives au développement des établissements qui vous étaient confiés.
Je parlerai peu de votre action dans le domaine des bibliothèques en général, car d'autres que moi seraient plus qualifiés pour la décrire. Je dirai seulement que vous vous êtes attaché fermement à développer la lecture publique enFrance et que vous avez obtenu dans ce domaine d'indéniables succès. Vous avez d'autre part joué un rôle déterminant dans la création de la Bibliothèque publique d'information, qui vous est apparue dès l'origine comme le complément naturel de la Bibliothèque Nationale. Vous l'avez confiée à l'un de nos meilleurs conservateurs en chef et vous l'avez dotée d'un excellent personnel. Ce n'est pas sans tristesse, je le sais, que vous avez appris qu'elle serait désormais séparée de nous. Mais ses premières années ont été si réussies que vous ne doutez pas qu'elle ne se développe harmonieusement.
La Bibliothèque Nationale a été de votre part l'objet de soins particuliers. Ce grand établissement ne peut que fasciner ceux qui ont le privilège de l'administrer. L'admiration et l'attachement que vous lui portez éclatent dans vos écrits, notamment dans l'allocution que vous avez prononcée lors de l'inauguration de la Bibliothèque royale Albert Ier à Bruxelles en 1969 et dans la communication que vous avez faite plus récemment à l'Académie des sciences morales et politiques. Vous avez été frappé par l'extraordinaire richesse des documents qu'elle contenait, par leur exhaustivité en ce qui concerne la production nationale et par leur caractère encyclopédique pour la production étrangère. Vous avez souligné avec force que le rôle de la Bibliothèque Nationale est dû à sa permanence même et à sa possibilité indéfinie d'absorption. Elle ne se laisse pas impressionner par les modes, par les événements passagers. Elle les consigne, les assimile, les met en fiches, au même titre que la production courante et régulière qui, quelques années plus tard, est tout aussi recherchée. La Bibliothèque Nationale est la mémoire exacte du pays, c'est ce qui lui donne une place essentielle dans la vie de la nation.
Pénétré de cette conviction, vous avez, au cours de ces onze dernières années dirigé votre activité en plusieurs sens. Un des éléments les plus spectaculaires de votre œuvre est cette politique d'extension que vous avez menée avec ténacité, car vous jugiez que cet établissement doit être tourné vers l'avenir en même temps qu'il s'attache à conserver le passé et qu'il ne doit pas seulement assumer la tradition, mais répondre aussi avec hardiesse aux besoins nouveaux de son époque. C'est une des plus belles leçons de votre action. Ainsi vous avez considérablement étendu le domaine de la conservation en obtenant le dépôt légal du disque et celui des œuvres audiovisuelles et multi-media, dont l'importance est sans doute destinée à grandir sans cesse. Cette extension de la conservation est allée de pair avec l'extension des bâtiments. Vous avez fait construire l'immeuble du 61 rue Richelieu et c'est vous qui le premier avez eu l'idée d'acquérir l'ensemble immobilier Vivienne-Petits-Champs, achat pour lequel Monsieur le Ministre a bien voulu mettre à notre disposition les moyens nécessaires. Cet immeuble nous permettra de résoudre de très pressants problèmes de locaux, à la fois pour le personnel et les collections. En même temps vous avez amorcé une heureuse politique de décentralisation, transférant certains services à Redon, au Mans et à Auxerre. Je tiens à vous exprimer ma reconnaissance particulièrement vive pour votre œuvre dans ce domaine.
Vous avez clairement compris aussi que le temps était venu de moderniser les méthodes de catalogage par l'utilisation des moyens nouveaux de l'informatique. Sur ce point des progrès décisifs ont été accomplis sous votre administration. Je citerai la mécanisation de l'IPPEC, la création du Bureau pour l'automatisation des bibliothèques, l'automatisation depuis le Ier janvier 1975 du numéro hebdomadaire (« Livres ») de la Bibliographie de la France. Le Centre bibliographique national, que Monsieur le Ministre vient d'instituer et qu'il a placé sous l'autorité de l'Administrateur général de la Bibliothèque Nationale, recueillera le fruit de vos efforts et de vos réalisations.
L'intérêt que vous avez porté aux méthodes de catalogage a été suscité en partie par l'impulsion que vous avez su donner aux publications de cette Maison. Il y en a eu beaucoup sous votre administration et je ne saurais les citer toutes; je me limiterai aux titres qui sont présents dans tous les esprits : le Catalogue général des livres imprimés depuis 1960 dont le premier volume a paru en 1965 et en compte maintenant une trentaine (ce catalogue que nous appelons familièrement le « Pierrot », car sa conception est due à M. Roger Pierrot, conservateur en chef du Département des imprimés); le Catalogue collectif des périodiques ; le Répertoire des annuaires français; la réimpression du Catalogue général de l'Histoire de France, et je n'oublierai pas les nombreux guides que vous avez fait rédiger et qui sont très appréciés du public. Je signalerai aussi le soutien nécessaire et efficace que vous avez apporté à un groupe de conservateurs qui souhaitaient s'occuper du livre ancien et qui envisagent de dresser un inventaire des collections conservées dans toutes les bibliothèques de France.
En 1974 a paru le volume consacré aux Enrichissements de la Bibliothèque Nationale entre 196I et 1973. Il commémore un étonnant rassemblement d'objets précieux que vous avez fait acquérir au cours de ces dernières années. La Bibliothèque Nationale, en effet, a pour vocation, non seulement de réunir les publications actuelles, mais aussi de compléter les fonds anciens et les collections des départements spécialisés. Vous avez fort bien rappelé qu'une grande bibliothèque qui n'accorderait pas la priorité à cette politique d'acquisition perdrait rapidement sa force vitale. Il serait trop long d'évoquer ici tous les enrichissements dignes d'être cités. Mais personne n'a oublié les acquisitions de l'Arsenal relatives à Nodier et au théâtre, la Rose de Bohème entrée au Département des Cartes et Plans, les Daumier dont s'est enrichi le Cabinet des Estampes, la première édition de la Farce de Maître Patelin entrée au Département des imprimés, les Heures de Marguerite de Navarre aux miniatures raffinées et les Cahiers de Marcel Proust qui ont constitué un remarquable apport au Département des manuscrits, la belle collection de monnaies grecques et de pierres gravées d'Henri Seyrig acquise par le Cabinet des médailles, la tablature de luth du XVIe siècle entrée au Département de la musique. Pour avoir négocié moi-même avec vous certaines acquisitions de mon Département, je sais l'intérêt profond que vous portiez à cet aspect de notre activité et l'énergie que vous avez dû déployer pour dégager ou obtenir de l'extérieur les crédits nécessaires. Tous les conservateurs en chef ont envers vous dans ce domaine une dette de gratitude.
La vitalité de la Bibliothèque Nationale s'est manifestée aussi avec éclat pendant ces onze années grâce à soixante-deux expositions qui ne déçurent jamais leurs visiteurs. Particulièrement marquantes furent celles que vous avez consacrées aux plus belles gravures du monde occidental, à la librairie de Charles V, à Dürer, à Chagall, à Valéry, aux livres (pour l'Année du livre), aux trésors d'Orient, aux sorcières, à Péguy, à Ravel. Pour permettre à la Bibliothèque Nationale de supporter le rythme de ces expositions, vous avez développé un service d'organisation actif et efficace et vous avez su dans chaque cas faire appel à des conservateurs dont la compétence et le dévouement ont fait l'admiration générale. Je tiens en outre à vous féliciter de la qualité que vous avez su donner aux catalogues et j'indiquerai que j'ai toujours pris un très grand plaisir à lire vos préfaces toutes de finesse, où le style coule de source, où l'érudition est tempérée par la sensibilité de l'amateur d'art.
J'ai longuement parlé de votre œuvre, je voudrais conclure sur une note plus personnelle en disant quelques mots de vous-même tel que je vous ai connu au cours de ces onze ans. Celui qui vous rencontrait pour la première fois était aussitôt frappé par votre affabilité souriante, par votre accueil ouvert et bienveillant. A vous connaître mieux, tous ceux qui vous entouraient percevaient en vous bien d'autres qualités : votre sens de l'humour tout d'abord, qui vous permettait, en les replaçant dans une plus juste lumière, de dédramatiser les situations les plus difficiles; une intelligence pénétrante, habile à connaître les hommes et à analyser les événements; la patience aussi, dont vous-même avez dit, dans le discours que vous avez prononcé lors de l'inauguration de la Bibliothèque Albert Ier, qu'elle était la qualité commune à l'ambassadeur et au directeur de bibliothèque; cette ténacité discrète avec laquelle, paraissant attendre que les problèmes se dénouent d'eux-mêmes, vous mettiez tout en œuvre pour obtenir le résultat souhaité, sans vous lasser ni vous décourager. Vous nous avez montré enfin comment la modération et la prudence peuvent être non seulement des armes dans l'action, mais aussi des vertus d'humanité. « De faute de prudence, écrivait Montaigne, on retombe en faute de cœur, qui est encore moins supportable. » Je crois, Monsieur l'administrateur, que vous avez su ne jamais tomber en faute de cœur.
Je terminerai en vous priant, cher Administrateur général, de porter vos yeux sur cette table où ont été déposés plusieurs paquets qui contiennent le présent que nous vous offrons et que vous remettra dans un instant Monsieur le Ministre. Nous avons voulu, en réunissant pour vous ces livres que vous aimez, vous exprimer notre respect, notre estime, notre reconnaissance et notre affection.
Allocution prononcée par M. Jean-Pierre Soisson, Secrétaire d'état aux universités
Qu'est-ce qu'une action politique? Selon Merleau-Ponty, « un va et vient entre le réel et les valeurs ». Cette définition s'applique au cheminement des responsabilités qui furent les vôtres, tout au long de votre vie publique.
Avant que le Président de la République ne me confie la charge des universités, je connaissais le professeur à l'École libre des sciences politiques. Expert des relations économiques, vous écriviez en 1938 :
« les peuples qui possèdent d'importantes ressources en matières premières veulent avant tout, pour des raisons politiques et stratégiques, en contrôler la production. Ils ne désirent pas en faciliter l'accès, au prix souvent de sacrifices, à des nations qui pourraient les utiliser contre eux ».
Je connaissais aussi l'universitaire, si proche des pays d'Extrême-Orient, qui annonçait en 1930 dans ce beau livre, Foules d'Asie:
« Pour l'Asie, le pullulement des hommes est-il une cause de désorganisation et de faiblesse ou bien une garantie de puissance future ? Et s'il doit un jour inquiéter le monde, est-ce par les heurts des ambitions qu'un monde décomposé attire ou par la poussée qu'exerce l'irrésistible expansion des foules? ... Le danger de la surpopulation est de créer à la fois cette irrésistible poussée et cette inquiétante faiblesse, de légitimer les ambitions des foules d'Asie et d'attirer contre elles celles des puissances d'Occident. »
Et d'ajouter d'une façon prémonitoire :
« l'anarchie de l'Asie ne sera peut-être pas toujours pour l'Europe et l'Amérique une garantie contre les rancunes qu'elles y ont soulevées ».
Je connaissais également l'homme qui avait choisi, dès 1940, le chemin de l'honneur, en rejoignant le général de Gaulle.
Je connaissais enfin le grand diplomate que vous fûtes, et dont le dernier poste lui avait permis de renouer avec les problèmes de l'Asie.
Mais, en 1964, vous êtes devenu administrateur général de la Bibliothèque Nationale et directeur des bibliothèques. Pendant plus de dix ans, vous avez été le digne successeur de Gilles Malet, premier garde de la librairie du Roi. Je tiens à vous rendre un particulier hommage pour l'œuvre que vous avez accomplie.
Toute votre action a été marquée au sceau de l'ouverture. La politique d'expositions que vous avez conduite a été un succès. Vous avez voulu et vous avez réussi à mettre à la portée d'un vaste public une petite partie des innombrables trésors de la Bibliothèque Nationale. A ce titre, vous avez contribué à la faire connaître. Je sais maintenant que, grâce à vous, elle est appréciée par un grand nombre de Parisiens qui ne sont pas des érudits ou des chercheurs. Vous avez poursuivi sur ce point une action persévérante, que votre successeur développera encore. En effet, les trésors accumulés ne doivent pas être des trésors inutiles. Et la Bibliothèque Nationale doit être aimée, non seulement comme instrument de travail, mais aussi comme dépôt de notre culture.
Je pourrais rendre hommage à tous les progrès qui, sous votre conduite, ont été réalisés par la Bibliothèque Nationale et par l'ensemble des bibliothèques françaises. Je pourrais évoquer le développement considérable des bibliothèques municipales et la constitution du réseau déjà solide des bibliothèques centrales de prêt. La lecture publique vous doit tout. Vous l'avez conçue. Vous l'avez réalisée, chaque jour, avec autant de persévérance que de grande souplesse.
Je pourrais décrire l'immense effort de constructions que vous avez dirigé, aussi bien pour les bibliothèques universitaires que pour les bibliothèques publiques.
Je pourrais également raconter les acquisitions de manuscrits précieux qui ont été celles de la Bibliothèque Nationale et auxquelles vous avez contribué par votre amour de la littérature, par vos qualités de diplomate et par le réseau des relations amicales que vous entretenez avec de grands écrivains et leurs familles. Je pourrais également mettre l'accent sur l'attention que vous avez portée aux nouvelles techniques de gestion des bibliothèques. Sous votre impulsion, l'automatisation des bibliothèques françaises s'est développée, surmontant petit à petit des problèmes techniques difficiles, gagnant lentement mais sûrement les esprits et rassemblant les convictions.
Aujourd'hui, au moment où vous quittez vos fonctions, le diplomate et l'érudit que vous êtes peut légitimement se féliciter d'avoir conduit une action de bâtisseur et d'ingénieur. Pour toutes ces raisons, nous sommes vos héritiers. Et vos héritiers reconnaissants.
Nous espérons tous donner à votre action déjà si diversifiée les développements qu'elle appelle et nous espérons le faire sous votre autorité morale et en votre présence.
Car nous vous sommes attachés pour des raisons plus simples, mais plus grandes. Et ce sont vos qualités humaines, Monsieur l'Administrateur général, qui justifient plus que tout la manifestation de ce soir. Chargé d'une longue expérience administrative, vous avez accueilli le jeune ministre que je suis avec une courtoisie et une disponibilité auxquelles j'ai toujours été sensible.
Bien que les problèmes des bibliothèques apparaissent parfois à certains de faible importance par rapport aux immenses problèmes de l'enseignement supérieur, vous avez su m'y rendre attentif. Travailler avec vous est un plaisir de l'intelligence et du cœur. Les bibliothèques comme la Bibliothèque Nationale ont obtenu beaucoup, parce que vous avez su beaucoup demander.
Permettez-moi de me souvenir avec émotion du combat que vous avez mené, avec mon concours, pour l'acquisition des locaux de la rue Vivienne.
Ce soir, vous n'avez autour de vous que des amis. C'est difficile de n'avoir que des amis. Ils souhaitent tous le rester longtemps, et l'hommage que nous vous rendons n'est pas un adieu. Dans cette maison, votre place sera toujours réservée : puissiez-vous suivre l'aboutissement de tout ce que vous avez commencé.
Ma volonté est de poursuivre le développement de la Bibliothèque Nationale. Notre hommage sera ainsi de continuer votre œuvre.
Réponse de M. Étienne Dennery
Monsieur le Ministre,
Je vous remercie, Monsieur le Ministre, d'avoir bien voulu honorer cette réunion de votre présence, qui montre bien l'intérêt que vous portez aux bibliothèques. Je vous en remercie d'autant plus qu'en ce moment un certain nombre de bibliothécaires sont un peu désorientés par les mouvements qui les concernent. Et nous savons aussi qu'en cette période de l'année, quand les nuages de l'automne commencent à poindre, votre tâche est particulièrement importante et particulièrement lourde. Nous vous en avons d'autant plus de gré d'être venu.
Mon cher Successeur,
Les paroles que vous venez de prononcer m'ont particulièrement touché. J'ai eu l'impression que l'ancien conservateur en chef des Médailles venait de me décerner sa médaille d'or. J'en ai été vivement touché car j'éprouve moi-même pour vous beaucoup d'estime et de considération. Je connais votre pénétration d'esprit, votre compréhension rapide et votre sagesse de décision, votre humour aussi, qui n'égratigne pas et qui n'est peut-être que le voile pudique de votre érudition.
Mesdames, Messieurs,
La réunion d'aujourd'hui me paraît réconfortante, car elle est placée sous le signe de l'amitié. Il s'y mêle aussi un peu de tristesse, puisqu'il s'agit de célébrer un départ, une séparation. La retraite a toujours suscité des sentiments très contradictoires. Pour les uns, elle est la réalisation d'un rêve longtemps caressé, celui du pêcheur à la ligne. Pour les autres, elle est la « petite mort ». On prend sa retraite comme on prend une maladie, à cette différence près qu'elle est inéluctable, et qu'on a toute son existence pour s'y préparer.
Dans ma vie, Mesdames et Messieurs, j'ai fait successivement trois métiers. Ils m'ont tous trois passionné. L'Enseignement, parce qu'il ressortit de la recherche et qu'il est très attachant d'apprendre aux autres à apprendre. En second lieu, la Diplomatie, car il est captivant de tenter de comprendre les intérêts d'une nation et sa politique, et d'essayer de les infléchir dans le sens des intérêts et de la politique du pays que vous représentez. Et enfin, l'Administration : mais l'administration de la Bibliothèque Nationale à la tête de laquelle j'ai eu l'honneur de succéder à Julien Cain, n'est pas une administration comme les autres. On la quitte rarement avec plaisir. Avec ses 8 millions de livres, la Bibliothèque Nationale est un lieu inspiré, un lieu où règne l'esprit, le Temple de la Lecture. Winston Churchill avait coutume de dire qu'il n'y a pas d'investissement plus rentable que de mettre du lait dans la bouche des bébés. Il n'y en a pas de plus valable que d'aider des idées et des connaissances à pénétrer dans la cervelle de leur père. L'établissement de la rue Richelieu est l'une des deux ou trois plus grandes bibliothèques nationales du monde. Le fait que près des 2/5 de lecteurs durant l'été soient des étrangers montre bien le rôle qu'elle joue sur le plan international.
Je pourrais, Mesdames et Messieurs, vous parler d'autres bibliothèques qui, dans le cadre de la Direction ont fait depuis quelques années un remarquable travail. La politique de construction des bibliothèques universitaires a été très active et il faudra bien que, dans un avenir prochain, elles reçoivent les crédits de fonctionnement nécessaires au développement de leur activité. La lecture publique, à laquelle je me suis particulièrement intéressé, a pris son élan avec Mlle Garrigoux, et 150 bibliothèques municipales de plus de 400 m2 de plancher ont été construites en dix ans. Le nombre des lecteurs des bibliothèques municipales a doublé, celui des centrales de prêt a sextuplé. Une grande bibliothèque publique d'information est, vous le savez, en construction au centre de Paris.
Mais nous sommes à la Bibliothèque Nationale. Et c'est d'elle que je dois vous parler. M. Le Rider l'a déjà fait d'ailleurs en termes excellents. Deux préoccupations m'ont notamment guidé : I) L'ouverture d'abord, c'est-à-dire l'élargissement de son public et de son rôle, dans les limites bien entendu où les soucis de la conservation le permettent. De nombreuses mesures ont été prises dans ce sens (élection d'un comité de lecteurs, création d'un important service d'accueil, initiation à la recherche dans la Bibliothèque Nationale, d'étudiants du 3e cycle, publication de guides, triplement de la vente des catalogues, doublement des visites d'exposition, multiplication par 50 du nombre de photocopies). 2) Mais le deuxième souci, fondamental celui-là, concerne la maîtrise d'une documentation qui devient de jour en jour plus envahissante. « Je ne vois qu'un moyen de conserver cette collection maniable », disait en substance, il y a 125 ans Renan, dont j'ai le plaisir de voir ici la petite fille, « je ne vois qu'un moyen de conserver cette collection maniable, c'est de la clore ». Eh bien! Rien n'a été clos et le flot continue à monter. En 1972, deux fois plus de livres entraient chez nous qu'en 1962, 10 ans auparavant.
L'application de l'Informatique dans les bibliothèques et l'achat d'un immeuble contigu et qui augmentera la surface de plancher de plus du 1/5, sont des remèdes qui feront date dans l'histoire de la Bibliothèque. J'espère que vous ne m'en avez pas trop voulu, Monsieur le Ministre, pour mon insistance vraiment très indiscrète. Mais je vous suis infiniment reconnaissant d'avoir si bien compris, avec votre collaborateur M. Berthet, la nécessité dans laquelle la Bibliothèque se trouvait de s'étendre, pour accueillir plus de lecteurs, pour permettre au personnel (celui surtout de la chaîne du livre) de travailler dans des conditions plus efficaces et pour emmagasiner une documentation de plus en plus abondante, à une époque notamment où, à la suite d'une assez large négociation, il a été reconnu, il y a un an, que le dépôt légal avait aussi la responsabilité effective des phonogrammes et celle des nouveaux supports audiovisuels. Il est vrai aussi, par accord avec le Comité de décentralisation et la Datar, que l'extension de la rue Vivienne devait coïncider avec l'installation par la Bibliothèque Nationale de centres régionaux, l'un par exemple pour les nouveaux supports à Redon, un autre pour la restauration à Auxerre et un autre pour la Bibliothèque nationale de prêt au Mans. L'extension de notre Bibliothèque est donc aujourd'hui un fait acquis, un fait acquis d'une importance considérable.
Mes chers collaborateurs, je ne voudrais pas terminer cette allocution sans m'adresser à vous, à ceux de la Bibliothèque Nationale, mais aussi de toutes les bibliothèques. Avec moi vous avez été à la peine et je tiens à vous remercier de tout cœur. Je ne citerai que quelques-uns d'entre vous, ceux par exemple qui ont été géographiquement tout proches. Et d'abord mon adjoint Paul Poindron, qui est la compétence et l'expérience même, une compétence et une expérience acquises non seulement dans les livres mais par les contacts avec les réalités. Autour de lui, les Inspecteurs généraux. Ils s'en vont dans les provinces répandre la bonne parole et pourfendre les sceptiques. Comme les mousquetaires de Dumas ils étaient trois, et toujours comme dans Dumas, ils sont devenus quatre. Il est souhaitable que leur nombre s'accroisse, mais cette fois que ce ne soit pas, comme dans Dumas, 20 ans après. Mlle Kleindienst et les conservateurs en chef sont l'armature de la Bibliothèque Nationale. Si Poindron sait tout, ou presque tout sur les bibliothèques en général, Mlle Kleindienst sait tout (ou presque) sur la Bibliothèque Nationale en particulier. Elle est le travail même. Et si vous prenez le frais le soir dans la cour Tubeuf, il vous arrivera de la rencontrer traînant sa petite brouette pleine de dossiers jusqu'au bord. Pour parler de jeunes, je citerai le nom de mon assistant Denis Pallier, au jugement pénétrant, loyal et sûr, qui m'a souvent aidé de ses avis. Et puisque je parle de ceux qui sont géographiquement près de moi, laissez-moi nommer Mme Valette, toujours de bonne humeur (elle y a bien du mérite). Et aussi Rey, qui étant toujours partout est en même temps toujours proche, et auquel pourrait s'adresser, tant sa bonne volonté est grande, la réponse de Calonne à Mme Du Barry qui lui demandait un service : « Si c'est possible c'est fait. Si c'est impossible, ce le sera... »
Monsieur le Ministre, Mesdames, Messieurs, la vie du personnel des bibliothèques est une vie faite de sacrifices. Le bibliothécaire prépare la recherche, la rend plus aisée, y participe souvent. Mais c'est le lecteur auquel revient le succès de la découverte. Le bibliothécaire fait aimer la lecture mais ce n'est pas lui qui en retire l'avantage. Ce travail, il l'accomplit avec conscience. Mais laissez-moi souhaiter, dans un dernier vœu, que les mérites des personnels des bibliothèques soient bien reconnus et appréciés à leur juste valeur. Et laissez-moi aussi vous remercier affectueusement et de tout cœur pour l'aide que vous m'avez donnée et dont je vous suis infiniment reconnaissant. Je compte bien revenir à la Bibliothèque Nationale. Mais ce ne sera pas comme ancien administrateur général, mais comme lecteur ou comme ami, ou comme les deux à la fois. Au revoir et peut-être à bientôt.