Shiyali Ramamrita Ranganathan
12 août 1892-27 septembre 1972
Éric de Grolier
Nous savions depuis six ans déjà que Ranganathan était malade : en 1966, il n'avait pu venir à l'Université de Maryland pour le Colloque international sur les « facteurs relationnels en classification », et le discours qu'il aurait dû y prononcer avait été écouté par les participants par audition d'une bande de magnétophone. Mais sa signature apparaissait régulièrement dans chaque numéro de « Library science with a slant to documentation », la dernière en date des revues qu'il avait fondées, et l'on savait qu'il travaillait depuis 1969 à la septième édition de la « Colon classification ». Nous l'avions vu, pour la dernière fois, à la Conférence d'Elseneur, qu'il avait présidée en 1964 : cet homme de soixante-douze ans n'en paraissait pas plus de quarante et il était, certes, beaucoup plus jeune que beaucoup d'entre nous, par son activité, son enthousiasme, sa vigueur... Il est trop tôt encore pour mesurer de manière précise ce que le monde de la documentation perd avec sa mort, et pour évaluer impartialement l'héritage qu'il nous laisse. L'œuvre ranganathanienne est immense en étendue : il a fallu à Das Gupta 405 pages pour en donner la bibliographie jusqu'en 1961 1, et il n'est pas encore possible d'en estimer l'influence exacte. Une grande partie, d'ailleurs, n'en est point disponible à Paris. Il ne peut donc s'agir, en cette brève notice, que d'en donner une vue d'ensemble, malheureusement trop sommaire.
Le « père de la bibliothéconomie en Inde ».
Sir Maurice Gwyer a dit de Ranganathan qu'il était « the father of library science in India ». A cet égard, la comparaison qui convient sans doute le mieux est celle avec Melvil Dewey. De même que celui-ci avait été à l'origine du puissant mouvement de développement des bibliothèques américaines, Ranganathan est sans nul doute celui à qui l'Inde doit la plus vigoureuse impulsion pour la création d'un réseau de bibliothèques modernes. C'est à dessein que nous employons ici le terme de « réseau ». En 1944, à un moment où la notion de réseau de bibliothèques n'était pas encore répandue (l'impact des idées de Jœckel, aux États-Unis, et de Mac Colvin en Angleterre ne devait devenir sensible que bien des années plus tard, et le travail que nous poursuivions nous-même dans le même sens, depuis 1938, n'éveillait en France nul écho), Ranganathan publie une brochure de 36 pages : « Post-war reconstruction of libraries in India », où il trace le plan détaillé (et chiffré) d'un système organisé de bibliothèques. Ce premier programme de ce que nous appellerions sans doute aujourd'hui une « politique nationale de la documentation » fut suivi de toute une série de projets, portant des titres analogues : « Library development plan, with a draft library bill for... » (Plan de développement des bibliothèques, avec un projet de loi de bibliothèques pour...), qui vont de 1945 à 196I.
Le projet pour l'État de Madras fut officialisé en 1948 et la « loi de bibliothèques » qui en résulta servit de modèle pour les « public libraries acts » des trois autres États qui en ont édicté (Andhra Pradesh, Mysore, Maharasdtra). En 1950, l'Université de Delhi - grâce à l'appui de Sir Maurice Gwyer, alors vice-chancelier -publie un gros volume de 462 pages : « Library development plan, thirty-year programme for India, with draft library bills for the Union and constituent States », exposé détaillé des idées résumées, six ans plus tôt, dans la brochure de 1944. En 1964, un numéro spécial de Library science est consacré au même problème ; cette fois, Ranganathan est aidé par l'équipe qu'il a rassemblée au « Documentation research and training centre » de Bangalore et par trois autres bibliothécaires de la même ville : sa propre contribution s'intitule « Fifteen-year library development programme for plan periods 4 to 6 2 »,
L'activité de Ranganathan comme bibliothécaire ne se borne pas à faire des plans. Il allie un goût évident pour la théorie - qui lui vient, sans doute, de son activité antérieure de mathématicien (il a été professeur de mathématiques et a publié toute une série d'articles dans ce domaine entre 1916 et 1928) - à un sens pratique fort développé. La pratique, d'ailleurs, est fondée sur une base théorique, et c'est ainsi que son premier ouvrage de bibliothéconomie est ce que l'on pourrait définir comme une recherche sur les fondements rationnels de cet art : c'est en 193I « The Five laws of library science », dont une deuxième édition paraîtra en 1957. En 1935, il publie un manuel sur l'administration des bibliothèques ; en 194I, un autre sur le « service de renseignements » (reference service) et la bibliographie; en 1942, un autre sur l'organisation des bibliothèques scolaires et de « colleges ». Un « Library manual » suivra en 195I. En 1973 paraît un nouveau livre (posthume) sur les bibliothèques scolaires : « New education and the school library ». Cependant, c'est surtout en matière de catalogage que Ranganathan innove. Une première édition d'un « Classified catalogue code » sort dès 1934; elle sera profondément remaniée après que son auteur aura senti la nécessité de dépasser le pur « empirisme » des catalographes et de fonder, désormais, la pratique de leur travail sur - encore une fois - une théorie: celle-ci est exposée dans « Theory of library catalogue » (1938) et se succéderont alors quatre autres éditions du Code de catalogue systématique (la dernière en 1964) et un « Dictionary catalogue code » (2 éditions, 1945 et 1952) ainsi qu'un manuel « Library catalogue : fundamentals and procedure » (1950). Ceci, sans préjudice d'une série d'articles sur des points particuliers de la technique catalographique, par Ranganathan lui-même ou par ses disciples 3.
Le classificateur.
En dehors de l'Inde, c'est cependant comme auteur de la Colon classification (C.C.) que Ranganathan connaîtra la renommée, et une renommée que l'on peut bien qualifier de mondiale. Ici encore, la comparaison qui s'impose est celle avec Dewey. D'ailleurs, c'est à celui-ci que Ranganathan, dans tous ses exposés de caractère « historique », s'est constamment référé : pour lui, l' « Ère de la classification » avait commencé en 1876, et se divisait ensuite en trois périodes, la « Pre-Facet period » allant jusqu'à la « greffe » opérée sur la D.C. par Otlet et La Fontaine, la « Transition to-Facet period » - celle de la Classification décimale universelle - et enfin la « Facet period », qu'il datait de 1933 à 1975 4
Quelques réserves que l'on puisse faire sur cette chronologie, il n'en reste pas moins que la publication de la « Colon classification » en 1933, après huit ans d'incubation, marque un tournant dans l'histoire de la classification documentaire. Quatre ans après, en 1937, paraît la première édition des « Prolegomena to library classification » où Ranganathan, après Berwick Sayers et H.E. Bliss, tente d'établir des « canons » de classification, complétés par des « postulats » et des « principes »; ces « Prolégomènes » auront deux autres éditions (la dernière en 1967). De 1942 à 1950, Ranganathan élabore sa théorie des « catégories fondamentales », qu'il applique pour la première fois à la C.C. dans sa 4e édition (1952). Celle-ci est, en fait, une « deuxième version » de la classification; son auteur n'aura pas le temps de mener à bien la « troisième version » - 7e édition - qui devait voir le jour en 197I, mais qui reste inachevée et ne paraîtra pas, probablement, avant 1974. Les modifications incorporées à cette troisième version ne sont pas aussi essentielles que l'introduction des « catégories fondamentales 5 ».
Entre temps, la C.C., qui a dû son inspiration à la technique taxonomique occidentale (lors du séjour de Ranganathan en Angleterre, où il a été l'élève de Berwick Sayers en 1924-1925), est devenue à son tour une source de renouvellement des théories et de la pratique des classifications documentaires en Europe (et, dans une moindre mesure, aux États-Unis). En 1948, la Fédération internationale de documentation (F.I.D.) demande une étude à Ranganathan : « Classification and international documentation 6 », qui marque le véritable début de son influence internationale. Cette même année, il voyage en Occident pour la première fois depuis 1925; ses idées, exposées à des bibliothécaires dont la plupart allaient, en 1952, former le Classification research group (B.I. Palmer qu'il avait déjà connu en Inde en 1942; D.J. Foskett, D.W. Langridge, A.J. Wells...), influencent profondément alors ceux qui vont devenir les propagandistes des « classifications à facettes » - le terme lui-même venant de Ranganathan. Celui-ci est aux États-Unis en 1950, puis de nouveau en Europe à plusieurs reprises; il devient une sorte de « gourou » universellement respecté même de ceux qui n'acceptent pas tous ses « postulats ». En 195I, la F.I.D. décide de réorganiser une Commission de classification « générale )) (c'est-à-dire consacrée à l'étude de la classification documentaire en général, et non pas à celle de la C.D.U. en particulier), dont le principe avait déjà été voté deux fois, en 1932 et 1946, mais qui n'avait jamais réellement fonctionné. Ranganathan est nommé rapporteur de la commission et, en cette qualité, il va publier pendant douze ans une série de rapports qui lui permettent d'explorer le problème de ce qu'il appelle la « classification en profondeur » (depth classification) c'est-à-dire celle qui s'applique aux « micro-documents » (articles de périodiques, etc. 7).
Le documentaliste.
En 1948, Ranganathan fait partie d'un Comité pour la documentation créé un an plus tôt au sein de l'Indian standards institution, et il publie en cette qualité le projet d'un Centre national de documentation. Deux ans après, on le retrouve président du Comité technique chargé de préparer l'organisation d'INSDOC (Indian national scientific documentation centre). Et, en 1972, un de ses derniers articles sera consacré à examiner les fonctions que devra exercer le Centre national de documentation pour les sciences sociales, dont il a dès 1959 préconisé la création 8. Pour lui, il n'y a pas et ne doit pas y avoir de barrière entre « bibliothéconomie » et « documentation » et, de plus, les frontières entre bibliothèques encyclopédiques et bibliothèques spécialisées / centres de documentation sont en train de disparaître 9. A partir de 1962, il va pouvoir se consacrer à promouvoir ces idées, comme « Honorary professor » du DRTC (Documentation research and training centre) fondé à Bangalore par le premier ministre Nehru, sur l'initiative de P.C. Mahalanobis, mathématicien éminent, directeur de l'Institut de statistique national et ami de Ranganathan. Depuis 1963, le DRTC organise chaque année un Séminaire annuel, dont le niveau peut être qualifié d'international 10.
L'éducateur.
Ranganathan a toujours eu la passion de l'enseignement, ou plutôt de la formation. Son tout premier article, en 1916, est une « Introduction à l'étude de la formation du caractère ». Il est d'abord professeur durant sept ans dans l'État de Tamil Nadu, où il est né, puis à l'université de Madras, avant d'être chargé de réorganiser sa bibliothèque. Dès 1929, il redevient professeur, mais cette fois c'est la bibliothéconomie et non plus les mathématiques qu'il enseigne : en fait, il fonde à Madras une École de bibliothécaires, sous les auspices de l'Association des bibliothécaires de Madras - dont il est, par ailleurs, l'animateur. En 1956, Sarada, sa femme et son fils R. Yogeswar, donnent 100 ooo roupies à l'université de Madras pour y établir une chaire de bibliothéconomie, la première en Inde, et un " Department of library science" y est joint en 196I. En 1962, enfin, Ranganathan devient « National research professor in library science » au DRTC de Bangalore; il y conduira des séminaires jusqu'à sa mort. Il a défini lui-même sa technique d'enseignement : utilisation de la méthode comparative, « peu de conférences, un minimum de discours unilatéral, pas de dictée de notes, pas de gavage ». L'étudiant apprend par auto-instruction, discussions en classe et en groupes, « tutorial work » (travail guidé), rédaction d'essais, colloques hebdomadaires, et en participant à un séminaire annuel 11. Le professeur suscite la réflexion des étudiants, pratiquant une sorte de maïeutique socratique 12; il forme des disciples, plus que des élèves.
Au cours d'une génération, il y a peu d'hommes dont, dans un domaine donné, l'on puisse dire qu'ils ont été des guides, des animateurs - en un mot, des Maîtres. Paul Otlet et Eugène Morel, avant la guerre et en Europe occidentale, Walter
Hoffman et Nicolas Roubakine, respectivement en Europe centrale et orientale, ont joué ce rôle. S.R. Ranganathan l'a assumé, un peu plus tard, non seulement pour l'Inde, mais pour toute la communauté internationale 13. Même si l'on n'admettait pas toutes ses idées, il était impossible de ne pas être séduit par l'ardeur de ses convictions, le rayonnement de sa personnalité. Il émanait de ce travailleur infatigable, de ce chercheur toujours prêt à remettre en question les résultats de ses propres travaux, une aura qui ne pouvait laisser indifférent. Disparu, son œuvre restera, très longtemps encore, une source d'inspiration.