Les chartistes et les bibliothèques
Fondée le 22 février 1821 pour porter remède à la situation inquiétante des archives et des bibliothèques négligées depuis le début de la période révolutionnaire, l'École des Chartes voit son orientation définie par l'Ordonnance du 31 décembre 1846 qui la régit encore pour l'essentiel. Les chartistes qui avaient vocation à servir dans les bibliothèques ne s'y imposèrent que dans le dernier quart du xixe siècle. Certains tel Léopold Delisle contribuèrent grandement au renouveau des bibliothèques françaises. Toujours formés à l'analyse et à l'interprétation des documents, les chartistes se trouvent depuis I968 initiés aux techniques d'exploitation massive des textes et suivent depuis 1970 des cycles de conférences destinées à élargir le champ de leur investigation.
Le 11 décembre 1971, l'École des Chartes célébrait le 150e anniversaire de sa fondation au cours d'une cérémonie à laquelle participèrent MM. Olivier Guichard, ministre de l'Éducation nationale, Jacques Duhamel, ministre des Affaires culturelles, Étienne Dennery, Administrateur général de la Bibliothèque nationale, Directeur des bibliothèques et de la lecture publique, Jean Chatelain, Directeur des musées et Guy Dubosc, Directeur des archives de France, ainsi que des représentants de l'Académie des inscriptions et belles lettres et de l'Université. L'œuvre accomplie par les chartistes dans les bibliothèques fut notamment évoquée par M. Guichard et par M. Michel François, Membre de l'Institut, Directeur de l'École.
L'École des chartes a été fondée par une Ordonnance royale en date du 22 février 1821; elle est donc fille du roi Louis XVIII mais aussi contemporaine des débuts du mouvement romantique. Pour les historiens de la littérature et du livre, elle est postérieure au style Didot, contemporaine de Chateaubriand, mais surtout du Faust de Delacroix, de la Préface de Cromwell et du mouvement Jeune France, mais antérieure aux reliures à la cathédrale : elle se situe ainsi dans une époque où la société française, après la secousse révolutionnaire et l'épopée impériale, éprouvait le besoin de reprendre racine dans le passé. En fait, elle répondait à un besoin : la Révolution française avait regroupé en de vastes dépôts archives, manuscrits et livres anciens tout en supprimant les ordres religieux -notamment les Bénédictins - qui avaient si longtemps fourni à la Monarchie son contingent d'érudits. On conçoit donc que l'empereur Napoléon, lui-même membre de l'Institut et protecteur de l'Académie des inscriptions et belles lettres, ait déjà envisagé la création de l'école dont Louis XVIII allait signer l'acte de naissance.
L'Ordonnance de 182I fixait le nombre des élèves à douze; ceux-ci devaient être nommés par le ministre de l'Intérieur sur proposition de l'Académie des inscriptions et belles lettres et recevoir un traitement. Les deux professeurs de l'École devaient être recrutés l'un parmi les « employés » du Dépôt des manuscrits de la Bibliothèque royale, l'autre parmi ceux des Archives du Royaume : ils seraient chargés d'apprendre aux élèves à « lire divers manuscrits et à expliquer les dialectes français du Moyen âge ». L'École était placée sous l'autorité conjointe du Conservateur des Manuscrits et du Garde des Archives. La durée de la scolarité était fixée à deux ans.
Un seul point avait été oublié dans ce beau programme : prévoir des emplois pour les élèves : si bien que, dès le 19 décembre 1823, les cours durent être interrompus faute d'auditeurs. Ce fait émut assez l'Académie des inscriptions et belles lettres et le monde savant pour que le ministre de l'Intérieur, le Comte de la Bourdonnaye, chargeât le chef du personnel de son ministère de rédiger, avec l'aide du Secrétaire perpétuel de l'Académie, Dacier, un rapport qui servit de base à une nouvelle ordonnance royale - celle du 19 décembre 1829. Cette fois, l'enseignement devait s'étendre sur trois ans; pour être admis à suivre les cours, il suffisait d'avoir dix-huit ans et d'être bachelier mais, à la fin de la première année, un concours était ouvert pour désigner six à huit élèves pensionnaires recevant un traitement de 800 francs et participant aux travaux du Département des manuscrits de la Bibliothèque royale et à ceux des Archives; à leur sortie de l'École, les anciens élèves, proclamés « archivistes-paléographes » devant l'Académie des inscriptions et belles lettres, selon un rite qui persiste toujours, avaient en principe droit à la moitié des postes vacants dans les bibliothèques - Bibliothèque royale exceptée -ainsi que dans les archives et les dépôts littéraires.
Les cours reprirent sur ces nouvelles bases le 2 janvier 1830. Ils ne tardèrent pas à se heurter à la contestation des élèves; déjà ceux-ci dénonçaient la sécheresse des études, l'incapacité des professeurs et réclamaient un enseignement de séminaire. Cependant, l'arrivée de Guizot au Ministère de l'Instruction publique allait, en favorisant les études historiques, permettre à l'École des chartes de s'imposer définitivement. Pour y parvenir, ses anciens élèves comprirent qu'il leur fallait s'exprimer et disposer de leur revue propre; c'est pourquoi, le 24 mars 1839, après quelques dîners et palabres, Leroux de Lincy, Douet d'Arcq et quelques jeunes historiens fondaient la Société de l'École des chartes et décidaient de lancer la Bibliothèque de l'École des Clzartes; Le 3I décembre 1846 enfin, le ministre Salvandy faisait signer par le roi Louis-Philippe l'Ordonnance qui régit encore pour l'essentiel l'École : les élèves qui devaient être bacheliers, seraient recrutés sur examen, transformé ultérieurement en concours; les études et examens seraient réglés par un Conseil de perfectionnement composé du Garde général des Archives, du Directeur de la Bibliothèque royale et du Directeur de l'École ainsi que de cinq membres de l'Académie des inscriptions et belles lettres.
On voudra bien nous excuser d'avoir insisté sur la naissance de l'École des chartes. Mais nous pensons que cette petite histoire rappellera aux lecteurs de ce Bulletin les premières étapes d'une autre qui se poursuit encore actuellement : celle de la naissance de l'École nationale supérieure de bibliothécaires, issue de nécessités différentes et d'autres préoccupations, si bien que les rapports des deux établissements se situent d'emblée sur un plan de complémentarité d'esprit et de vocation.
L'École des chartes avait fonctionné en ses débuts à la Bibliothèque royale avant d'être transférée aux Archives de France puis d'occuper dans les bâtiments de la Sorbonne des locaux primitivement destinés à abriter la Faculté de théologie. En fait, si l'École des chartes entretint toujours d'étroits rapports avec les bibliothèques, les premiers archivistes-paléographes se trouvèrent surtout orientés vers les archives. Si l'on parcourt les anciens Livrets de l'École des chartes, on constate, en effet, que l'ordonnance de 1829 étant restée lettre morte, aucun chartiste n'avait pu entrer dans les bibliothèques entre 1830 et 184I. Le 29 février 1839, une nouvelle ordonnance leur ouvre les portes de la Bibliothèque royale mais en 1844 ils ne sont que trois à avoir pu bénéficier de cette faveur. En 1867, sur 222 anciens élèves de l'École, quinze seulement ont trouvé des emplois de bibliothécaire dont treize à Paris et deux en province. En fait, une solide tradition voulait alors que nombre de postes de bibliothécaires fussent réservés en manière de sinécures à des gens de lettres ou tout simplement à des amis du Pouvoir, si bien que Vallet de Viriville, alors professeur à l'École des chartes, pouvait dénoncer avec indignation dans les dernières années du Second Empire, le cas d'une grande bibliothèque de province possédant un beau fonds ancien dirigée par un professeur de danse sachant à peine lire et écrire, assisté d'un ex-conducteur de diligence complètement illettré. On conçoit dès lors, soit dit en passant, que les bibliothèques françaises aient pris vers cette époque un retard dans tous les domaines.
C'est seulement dans le dernier quart du siècle que les chartistes s'imposeront dans les bibliothèques, non pas en vertu de textes législatifs mais par des qualités d'ordre et de méthode, et cela dans les domaines les plus variés, qui n'avaient bien souvent rien à voir avec les matières enseignées sur les bancs de l'École. A l'époque où Vallet de Viriville faisait la statistique désabusée citée plus haut, l'un des rares bibliothécaires chartistes de l'époque, Léopold Delisle, achevait la rédaction du tome 1 du Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale. Quelques années plus tard, il quittait le Département des manuscrits pour prendre la direction de la Bibliothèque nationale. Il abordait aussitôt avec un esprit nouveau les problèmes que posait alors le chaos des collections et appuyait ses réformes sur des théories très modernes pour l'époque : « la bibliographie, la bibliothéconomie, écrit-il, sont devenues des sciences et des arts dont la complication s'augmente d'année en année »; aussi saluait-il « cette révolution dont la marche ne saurait être arrêtée, qui augmente et renouvelle à chaque instant l'outillage des bibliothèques, phénomène analogue à ce qui se passe dans les laboratoires scientifiques et dans les ateliers industriels ». On ne s'étonnera donc pas s'il affirme dans ces conditions : « aujourd'hui, un apprentissage est aussi indispensable pour administrer une bibliothèque que pour conduire un bateau, pour construire un édifice ou pour monter, entretenir et faire marcher sans accident les différentes pièces d'un mécanisme compliqué ».
Chacun connaît l'œuvre accomplie par Léopold Delisle à la Bibliothèque nationale. Elle partait de principes simples : la nécessité de représenter tous les livres figurant dans les fonds de l'établissement dans des fichiers accessibles aux lecteurs, celle aussi de mettre dans les meilleurs délais à la disposition des mêmes lecteurs l'ensemble de la production imprimée française ainsi qu'une sélection extrêmement large d'ouvrages étrangers. Telles sont les raisons pour lesquelles il fit recenser en un temps record l'ensemble du fonds imprimé et publia régulièrement la liste des nouvelles acquisitions. On sait que ce principe d'efficience l'amena à interrompre la publication de catalogues méthodiques et à simplifier le système de classement des volumes sur les rayons. Mais en même temps il arrachait au Parlement les crédits nécessaires pour la publication du Catalogue général et en engageait l'impression. C'est seulement après son départ que la Guerre de 1914-1918 et une certaine forme de « perfectionnisme » vinrent ralentir le rythme de publication des volumes. Léopold Delisle manifesta de même une hardiesse exceptionnelle pour son temps en face des problèmes se posant à l'ensemble des bibliothèques. C'est ainsi qu'il réclama la création d'une « bibliothèque circulante, uniquement consacrée à faciliter les travaux scientifiques entrepris en province »; c'est ainsi également qu'il se montra frappé par l'absence de politique du gouvernement d'alors en matière de lecture publique et qu'il écrivit à ce sujet : « à Paris et dans les grandes villes, entre les bibliothèques populaires et les bibliothèques scientifiques d'un ordre élevé, devraient se placer des bibliothèques intermédiaires composées d'un nombre restreint d'ouvrages usuels, 100 000 au maximum et quelquefois moins de 10 000, dans lesquelles les habitués n'auraient pas à subir les lenteurs de communication inévitables dans les dépôts où le nombre des agents préposés au service ne sera jamais en rapport avec les distances à parcourir à travers un dédale de galeries où se pressent sur des rayons mal éclairés des millions de volumes et de brochures ».
Or cette époque fut en même temps l'une des plus brillantes de l'érudition chartiste et les chartistes qui entrèrent alors en assez grand nombre dans les bibliothèques surent mettre leur science au service de leur profession; ainsi Ernest Babelon et Henri Bouchot qui marquèrent de leur empreinte le Cabinet des médailles et le Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale; Henri Lemaître qui fit carrière au Département des imprimés de la Bibliothèque nationale et retraça l'histoire du Dépôt légal dans un livre resté classique; Henri Omont qui recensa les ouvrages de la série X des imprimés de la Bibliothèque nationale et en profita pour signaler et étudier les premières impressions grecques; passé ensuite au Cabinet des manuscrits, il donna, avec Ulysse Robert, une nouvelle impulsion au Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France et le mena près de son achèvement. Peu à peu, dès lors, les chartistes semblent élargir leurs horizons; c'est ainsi qu'Ernest Coyecque, qui devait créer à la fin de sa vie le Minutier central des notaires parisiens, se battit longtemps contre vents et marées pour développer les bibliothèques publiques parisiennes dont il fut l'inspecteur; vers la même époque, Charles Schmidt, inspecteur des Archives et des Bibliothèques, suit attentivement les progrès des premières bibliothèques pour enfants, puis Henri Vendel déploie ses efforts pour développer la lecture publique en un temps où l'État ne s'y intéresse guère. Faut-il rappeler enfin le rôle joué par Marcel Bouteron dans la naissance de la Direction des bibliothèques et de la lecture publique ainsi que l'action de Pierre Lelièvre en faveur de la création de l'École nationale supérieure de bibliothécaires et celle d'André Masson pour le recensement des fonds des bibliothèques sinistrées au cours de la dernière guerre et leur reconstitution?
Si l'on se livre au petit jeu qui consiste à chercher quelles sont les fonctions exercées par les archivistes-paléographes, on arrive aux résultats suivants :
Bibliothèques ..... 157 1
Archives ..... 280 2
Musées et monuments historiques................................. 30
Enseignement supérieur..... 60 3
C.N.R.S....................................................... 52
Administration et organismes divers............................... 22 4
Ecclésiastiques ................................................ 10
Ajoutons, pour compléter ce petit tableau d'une note triomphaliste, qu'un chartiste est membre de l'Académie française et que six autres sont membres de l'Académie des inscriptions et belles lettres. Et, n'oublions point, parmi les anciens élèves étrangers, un cardinal canadien, Mgr Flahiffe, archevêque de Winnipeg.
Tâchons de discerner au-delà de ce bilan, ce que peut-être le « profil » du chartiste d'aujourd'hui. Il s'est à peu près toujours trouvé orienté au départ vers l'École des chartes par goût de l'histoire. Mais non pas de n'importe quelle histoire : presque toujours, il a rêvé vers douze ans, comme tant d'écoliers, de devenir archéologue mais il a persévéré dans son rêve car il est avant tout par vocation un « antiquaire », c'est-à-dire qu'il souhaite sauvegarder et scruter sous tous les aspects les témoignages des temps révolus - ce qui l'amènera durant toute sa vie à rechercher pour l'étude d'une situation présente comme pour celle du passé le document original et précis. Après son baccalauréat, il s'est orienté normalement, pour entrer à l'École des chartes, vers une première supérieure préparatoire et une première supérieure spécialisées (« hypocharte » et « charte »). Là, il a étudié pendant deux ou trois ans l'histoire et notamment celle de la France des origines à 1914, il s'est exercé à lire et à traduire couramment le latin, a approfondi une langue vivante et fait un peu de géographie historique. Une fois « intégré », il sera initié pendant les deux premières années de sa scolarité à la compréhension, à l'analyse et à l'interprétation des documents. Il apprendra donc à déchiffrer les plus anciens d'entre eux (paléographie), à en étudier la langue (philologie), à les analyser et à en faire la critique formelle (diplomatique), à les situer sur un plan institutionnel, littéraire, économique et juridique (sources de l'histoire de France, histoire des institutions, droit privé); depuis 1968, il se trouve également initié aux techniques d'exploitation massive des documents (méthodologie de l'histoire quantitative, statistique) 5 ; il reçoit aussi un enseignement de base en bibliographie, en histoire du livre, en archivistique et en archéologie. Depuis 1970, il effectue d'autre part un stage d'enseignement de l'informatique et prend part à des cycles de conférences destinés à lui permettre d'élargir le champ de ses investigations 6. En même temps il suit normalement au cours de sa scolarité des études dans un autre établissement d'enseignement supérieur (licence s'il n'est pas encore entièrement licencié lors de son entrée à l'École et maîtrise; École du Louvre; Institut d'études politiques; Institut national des langues et civilisations orientales; pour l'histoire de la musique, Conservatoire national de musique).
Au début de la deuxième année, cependant, commence la « grande affaire », avec le choix de la thèse qui contribuera très largement à déterminer les orientations ultérieures et qui comporte obligatoirement l'analyse et l'exploitation massive de documents originaux 7. Les élèves sont d'ordinaire suivis par un professeur de l'école et un spécialiste de l'extérieur. On les rencontre à ce stade dans les séminaires de recherche de l'École pratique des hautes études ou de l'Université et ils s'adonnent d'ordinaire à ce travail avec une telle passion qu'ils consacrent à peu près toutes leurs vacances à des recherches dans des bibliothèques ou des dépôts d'archives.
La préparation de la thèse se poursuit en troisième année. A ce stade, on en arrive à une spécialisation grâce à un système d'options parmi lesquelles la bibliologie (conçue comme l'étude du livre sous tous ses aspects) est obligatoire pour les futurs bibliothécaires de même que l'histoire des institutions pour les futurs archivistes et l'archéologie et l'histoire de l'art pour les futurs muséographes.
Les élèves de l'École des chartes déposent leur thèse au début de leur quatrième année. Ils se consacrent dès lors entièrement à leur formation professionnelle, qui prend, dans les bibliothèques comme dans les archives, figure d'un stage de six mois effectué d'abord à Paris puis en province et qui est suivi d'un concours de recrutement.
Comme la plupart des étudiants d'aujourd'hui, le jeune chartiste attend avec impatience cette période qui correspond pour lui à un premier contact avec la vie active. Il effectue d'abord à Paris une série de travaux pratiques dirigés, sur un rythme assez intensif, afin de compléter sa formation et ses connaissances sont contrôlées par un système de notation continue; en même temps, il visite bibliothèques et centres de documentation parisiens et doit fournir à l'issue de chaque visite un rapport qui sera noté. Puis il va participer à l'activité des bibliothèques d'une grande ville de province et rédige en même temps un travail qui doit prendre figure d'une contribution personnelle et effective à l'activité de l'établissement auquel il est alors plus particulièrement attaché (d'ordinaire une bibliothèque municipale).
La formation qu'il a reçue auparavant permet à notre bibliothécaire postulant de se sentir à l'aise au milieu des documents de bibliothèque. Ayant reçu une formation juridique, sachant démonter un texte ou une institution, il s'adapte aisément aux problèmes administratifs. De même, des expériences récentes ont montré que sa formation de philologue l'aide à se familiariser avec certains problèmes d'analyse documentaire. Dans ces conditions, les découvertes qu'il fait au cours de son stage sont avant tout d'ordre psychologique et humain; il rencontre de futurs collègues ayant une autre formation, il constate que les bibliothécaires ont pour rôle essentiel de mettre livres et documents au service du public et qu'en cela réside l'unité profonde du corps dont il va faire partie. Ayant appris à l'École des chartes qu'il vaut mieux fournir un bon instrument de travail que proposer l'interprétation brillante mais éphémère de quelque fait littéraire, économique ou politique, il ne se trouve pas dépaysé par le langage qui lui est tenu. Aussi, d'après ce qu'ils m'ont dit, les élèves des récentes promotions que j'ai pu suivre ont-ils ressenti cela comme un enrichissement. Et il n'est pas rare de voir des chartistes abandonner la recherche pour se tourner vers la lecture publique. Selon plusieurs de ceux-là, leur adaptation en ce domaine s'est trouvée facilitée par ce qu'ils avaient appris au cours de leurs études lorsqu'ils s'étaient trouvés amenés à analyser à travers les documents le contexte social, professionnel et culturel.
Toute formation, cependant, a ses forces et ses faiblesses. Formé à la critique et à l'étude des documents originaux, le chartiste a le culte de la précision. On sait que celle-ci est liée à une certaine forme d'honnêteté intellectuelle qu'on peut juger chez lui parfois un peu trop scrupuleuse. Lorsqu'il est persuadé que les textes lui donnent raison, l'archiviste-paléographe devient intraitable; ainsi firent certains d'entre eux lors de l'affaire Dreyfus qui, convaincus de l'innocence de l'inculpé - mais parfois aussi de sa culpabilité - n'hésitèrent pas à clamer leur opinion fondée sur l'examen matériel des textes. Ainsi s'explique aussi le fait que tant d'entre eux se soient fait tuer de 1914 à 1918, ce qui valut à l'École la croix de guerre et la légion d'honneur à titre militaire. Il n'en reste pas moins qu'on peut leur reprocher une certaine rigidité et une certaine tension lorsqu'ils résistent au nom du Fait à une dynamique dont le succès leur paraît problématique. Du moins s'efforcent-ils même alors de fournir des dossiers objectifs et précis, susceptibles de « débroussailler » les problèmes les plus épineux.
Au total, la vocation de l'École des chartes est de donner une formation fondée sur l'analyse, la critique, l'édition et la mise en valeur des textes et documents, et d'être ainsi une filière vers toutes les professions se consacrant à la préservation, à l'exploitation et à la mise à la disposition du public du patrimoine culturel d'hier et d'aujourd'hui. Elle dispense dans ce but une formation qui était déjà « pluridisciplinaire » plus d'un siècle avant que ce mot n'eût été inventé. Axée sur des professions concrètes, elle insiste sur l'analyse matérielle des documents et des situations. Pour elle, formations scientifique et professionnelle sont donc étroitement liées, même si la part qui devait être réservée à chaque aspect de cette formation fit parfois entre archivistes-paléographes l'objet d'âpres controverses dont les plus ardentes remontent peut-être à 1908, lorsque deux associations s'affrontèrent, dont les vues en ces domaines étaient diamétralement opposées...
Qu'il soit permis à l'auteur de cet article, qui fit partie durant plus de vingt ans du corps scientifique des bibliothèques, qui en franchit tous les grades, que sa carrière conduisit dans des bibliothèques de vocation différente avant qu'il ne devienne professeur à l'École des chartes, et qui enseigne à l'École nationale supérieure de bibliothécaires depuis la création de celle-ci, d'exprimer à ce propos son opinion personnelle sur des problèmes souvent évoqués avec des collègues bibliothécaires. Il est en fait factice d'opposer une certaine forme d'activité scientifique et l'exercice de la profession de bibliothécaire « sur le terrain ». Le bibliothécaire chargé de conserver un fonds ancien doit évidemment savoir comment on travaille sur un tel fonds pour mieux guider ses lecteurs, de même que le bibliothécaire de lecture publique se trouve tout naturellement amené en certaines occasions à diriger des enquêtes sur le public auquel il s'adresse. De même encore, les progrès des techniques documentaires ou bibliothéconomiques exigent des recherches variées auxquelles les bibliothécaires ne pourront jamais rester étrangers. Cette dualité inhérente à la profession n'ira pas sans imposer au cours d'une carrière une vigilance perpétuelle et des recyclages fréquents, mais cela n'est-il pas aujourd'hui le cas d'à peu près tous les métiers ? Le bibliothécaire venu de l'École des chartes fournira dans tout cela, demain comme hier, son apport original auprès de son camarade issu de l'École nationale supérieure de bibliothécaires. Il se heurtera au cours de sa carrière aux mêmes difficultés, aux mêmes problèmes de « reconversion », et la diversité de la formation de départ sera pour l'un comme pour l'autre une source d'enrichissement.