Le rôle de la lecture dans le développement des enfants et des adolescents de nos sociétés en transformation

Marc Soriano

En dépit de la situation privilégiée de la France qui possède quelques-uns des meilleurs artisans du livre pour enfants et une industrie du livre pour la jeunesse en pleine expansion, qui a développé la scolarisation et multiplié les recherches en sciences humaines sur l'enfant, il existe une crise de la lecture en France. En effet le poids des non-lecteurs reste important et la littérature de jeunesse est soumise à diverses influences qui privilégient les livres de série par rapport aux ouvrages originaux « expérimentaux » ce qui entraîne de la sorte une certaine passivité chez l'enfant. Les causes en ont été décelées : influences des mass media, abaissement du niveau scolaire moyen, difficile intégration du livre dans la vie de tous les jours, structure économique de l'édition soumise aux impératifs de la concurrence. Des études et des expériences ont été entreprises pour porter remède à cette crise : recherches sur l'apprentissage de la lecture et la pédagogie de l'enseignement du français, effort des artisans du livre pour enfants pour traiter de problèmes actuels, création de bibliothèques pour enfants.

I. Une crise en pleine prospérité

La situation de la lecture des jeunes, en France, au début de cette décade 1970-1980, est paradoxale. Elle justifierait, si l'on se fiait aux chiffres des tirages et à la progression des bénéfices, un bulletin de victoire ou au moins un solide optimisme. Et pourtant, il n'est pas excessif de parler dans ce domaine d'une crise qui préoccupe sérieusement les pouvoirs publics et tous ceux qui, professionnellement ou non, s'occupent sérieusement de la lecture des jeunes.

Commençons par indiquer brièvement les données du problème qui peuvent paraître et sont effectivement favorables :

Nos traditions : Quelques-uns de nos artisans du livre pour enfants sont classés parmi les meilleurs et connus dans le monde entier. Parmi les auteurs, il suffira de citer Perrault, la Comtesse de Ségur, Jules Verne, Marcel Aymé, Saint-Exupéry ; parmi les auteurs-dessinateurs : Benjamin Rabier, Christophe, Jean de Brunhoff; parmi les auteurs-éditeurs, Hetzel et le « Père Castor » ; parmi les critiques Mme Lahy-Hollebecque et Paul Hazard.

L'explosion scolaire : Nous avons commencé à pourchasser l'analphabétisme dès la fin du XVIIIe siècle. Des lois fondamentales (celle de Guizot en 1833, celles de Ferry en 1881) ont instauré un enseignement primaire qui est devenu peu à peu gratuit et obligatoire pour les garçons comme pour les filles. Cet effort de scolarisation s'est encore élargi après la guerre de 1939-45 par la gratuité de l'enseignement secondaire, l'institution du pré-salaire dans la plupart des grandes écoles et surtout par le prolongement de la scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans, en 1959. Parallèlement un grand effort était mené dans le secteur pré-scolaire, avec un développement sans précédent des écoles maternelles qui accueillent en 1968-1969 plus de 2 millions d'enfants, soit 52 % des enfants de 3 ans, 81 % des enfants de 4 ans et 92 % des enfants de 5 ans. C'est là un progrès particulièrement important et qui concerne de près, malgré les apparences, le problème de la lecture des jeunes, car cet âge où l'enfant ne lit pas encore est cependant celui où il acquiert des préhabitudes et des orientations qui détermineront - ou ne détermineront pas - en lui le goût de la lecture. Cet effort de démocratisation, lié à la poussée démographique de l'après-guerre, a abouti chez nous à ce que Lucien Cros a appelé l'explosion scolaire qui se traduit, à titre d'exemple, par plus de 4 millions de lycéens (contre 200 ooo au début du siècle). Cette « massification » de la population scolaire a entraîné, parmi beaucoup d'autres conséquences, la constitution ou l'élargissement d'un public - ou plus exactement de publics enfantins homogènes - qui disposent de pouvoirs d'achat considérables et qui deviennent l'enjeu de luttes sévères (le plus connu est celui des « teen-agers », mais il y en a d'autres).

Notre industrie du livre : Autre facteur que nous aurions pu juger favorable : la France a été avec l'Angleterre un des premiers pays européens à s'industrialiser, à bénéficier des progrès techniques et d'un niveau de vie élevé concernant des couches relativement larges de la population. Le livre - et singulièrement le livre pour enfants - s'est constitué en industrie dès la seconde moitié du XIXe siècle. La concentration des entreprises qui caractérise la seconde moitié du xxe siècle - et qui s'est encore accentuée dans notre pays au cours de ces 20 dernières années - nous donne, au moins théoriquement, la possibilité d'améliorer la qualité de nos ouvrages pour les jeunes tout en abaissant leur prix par une augmentation massive des tirages.

L'infrastructure de nos « mass-media » : Notre télévision n'a pas été l'une des premières à se développer mais elle a rattrapé en grande partie son retard. Nous disposons de possibilités étendues sur le plan audio-visuel, pour soutenir une large campagne en faveur de la lecture.

Le développement des sciences humaines concernant l'enfant : Une des données les plus positives de notre situation, c'est le développement tumultueux de la recherche concernant la lecture : En psychologie et en psychopédagogie (Château, Mialaret, Pieron, Wallon, Wittwer, Zazzo), en sociologie et sociologie de la littérature (Bourdieu, Chombart de Lauwe, Escarpit et Passeron), en psychanalyse (Dr Delay, Dolto-Marette, Lacan), en linguistique (Guillaume, Benveniste, Martinet, Molho, Mounin, Ruwet), en sémiologie (Barthes, Richaudeau) et dans le domaine tout aussi fondamental de la pratique (Bibliothèque de l'Heure Joyeuse, Bibliothèque La Joie par les livres). Ces recherches qui se recoupent ou qui collaborent ont montré que le rôle de la lecture n'est pas simplement d'instruire ou de divertir, comme on l'a cru longtemps, mais qu'il s'agit bien davantage d'un processus formateur d'ensemble, d'une communication (dans les deux sens) entre la société des enfants et celle des adultes. Cette communication commence très tôt. A travers une lecture-jeu qui est aussi pré-exercice et création (et d'abord auto-création) l'enfant poursuit un travail de compensation - semblable mais non identique à celui du rêve nocturne analysé par Freud - et de révision perpétuelle de son image du moi, travail sécurisant dans la mesure où il s'agit d'une expérience virtuelle, mais qui n'en est pas moins effectif et dynamique, car il s'agit d'un apprentissage accéléré de la société où il doit et désire d'ailleurs trouver une place; au cours de ce travail qui s'effectue au rythme qui convient à chacun, l'enfant et l'adolescent assument et jugent dans les meilleures conditions les « modèles » de sagesse et de folie que leur société leur propose, par une série d'oppositions, d'identifications et de sublimations qui lui permettent d'élaborer et d'approfondir sa personnalité. En bref, nous savons mieux à présent que la lecture est une conquête décisive et irremplaçable qu'il nous faut à tout prix maintenir.

Quelques chiffres : Certaines données pourraient justifier une certaine autosatisfaction. Un livre pour enfant connaît au départ un tirage de 10 à 50 000 exemplaires alors que les tirages initiaux pour les livres destinés aux adultes, dans leur majorité, se situent entre 1 200 et 10 000, la majorité des titres ne dépassant pas le tirage de 3 000. Un livre pour enfant sur dix crève ce qu'un sociologue a appelé le « mur des cent mille exemplaires », alors que la proportion d'un succès de même importance, dans le secteur adulte, est de l'ordre de 1 %.

Les symptômes de la crise.

Toutefois les observateurs et les analystes ont noté un certain nombre d'indices qu'il faut bien considérer comme inquiétants.

Le poids des non-lecteurs : Dans le secteur des adultes, des statistiques convergentes font apparaître qu'une proportion de 50 à 55 % de Français (et en particulier 5 agriculteurs sur 6) ne lisent jamais de livres. L'enfance se définissant malgré tout par l'imitation plus ou moins nette des « modèles » adultes, comment imaginer qu'une pareille situation chez les adultes n'aura pas de conséquence chez les jeunes ? Aussi bien d'autres enquêtes, celle de H. Gratiot-Alphandery et Maurette en Brie, en 195I, celle de l'équipe de Robert Escarpit chez les conscrits de Bordeaux en 1962, celle, publiée en 1971, d'André Mareuil dans des écoles primaires et dans plusieurs lycées, s'accordent toutes sur un point : l'existence d'un véritable désert culturel dont la délimitation est moins géographique que socio-professionnelle et qui commence en plein coeur de Paris. Au moins aussi grave est la conclusion d'André Mareuil qui a effectué son enquête dans des classes terminales et qui note que la proportion des « piètres lecteurs » (maîtrisant mal les mécanismes de la lecture ou ne manifestant aucun intérêt intellectuel) y atteint 3 à 4 élèves sur 10.

On peut percevoir d'autres signes de crise en observant certaines transformations que le jeune public a imposées aux livres qui lui sont destinés.

Rajeunissement des tranches d'âge : Ce qu'on lisait à 13, 14 ou 15 ans, il y a 50 ans, se lit à 10-II ans aujourd'hui; quant à la tranche d'âge II-12 ans, elle lit les ouvrages qui autrefois étaient édités pour les adolescents. Les adolescents, eux, dès que possible, sans quitter pour autant la littérature dite pour la jeunesse lisent des livres pour adultes... ou bien ne lisent plus. En même temps que l'enfant se hâte de fuir le plus vite possible son enfance, les adultes qui ont quitté définitivement la leur refusent souvent des lectures appropriées à leur âge et se contentent d'ouvrages de pur divertissement (romans policiers) ou plus souvent encore de bandes dessinées ou de ciné-romans.

Disparition progressive de la littérature pour les filles : autre phénomène notable et très spectaculaire : une branche non négligeable de la littérature pour la jeunesse, la littérature « rose » (sentiment et larmes aux yeux) pour petites filles, est de plus en plus nettement refusée par son public, alors qu'elle avait prospéré tout au long du XIXe siècle et jusque dans l'entre-deux guerres. Les filles boudent toute collection qui leur serait spécialement destinée et ne consentent à lire un livre que s'il s'adresse aux « garçons et filles ». Le personnage de la petite fille méritante qui veut ressembler à sa maman - qui a fait verser tant de pleurs juvéniles - est peu à peu effacé au profit de la « super-girl » qui, soit seule, soit dans une « bande », parvient à résoudre des énigmes - de préférence policières - que les adultes n'ont pas su démêler. Tout se passe comme si la jeune lectrice refusait le modèle féminin avec lequel elle s'est si longtemps identifiée au profit d'un autre modèle, celui de petite fille virile. A noter que cette étape de refus ne dure guère et que devenue une jeune fille, la fillette retrouve la littérature rose dans sa forme la plus navrante, celle des ciné-romans qui développent indéfiniment le mythe de la dactylo qui épouse son patron.

Livres de série et livres expérimentaux : Autre caractéristique très remarquable de la littérature pour enfants de ces dernières années. L'écart s'accroît entre une production commerciale de niveau assez bas (suites centrées autour des « enquêtes » ou des « aventures » d'un même personnage, toutes plus ou moins coulées sur le même moule et d'une qualité esthétique médiocre) et une production de valeur éditée souvent par de petites maisons dont le circuit de distribution est insuffisant, ou parfois écrite dans une langue qui dépasse les possibilités des jeunes lecteurs auxquels elle est censée s'adresser. Cette concurrence aboutit au succès de la littérature facile qui, servie par des moyens puissants ou flattant les goûts existants, chasse dans bien des cas la littérature de recherche. Toutefois, - argument bien souvent invoqué - cette production a malgré tout le mérite de rendre l'enfant maître des mécanismes de la lecture.

Conséquence de cet état de fait : les parents mal informés, craignant de ne pas savoir choisir dans une production surabondante et, désireux de ne pas limiter leurs enfants à des lectures sans profit éducatif, contribuent aux succès des ouvrages didactiques (encyclopédies, dictionnaires, etc.), qui correspondent du reste aux réels besoins de documentation des jeunes dans la période de développement scientifique accéléré que nous vivons. Toutefois, ce succès est un élément non négligeable d'une crise de la lecture. Car il s'agit là, la plupart du temps, d'ouvrages de référence que le jeune consulte (ce qui n'est déjà pas si mal) mais qu'il ne lit pas et qui ne lui procurent pas ce sentiment spécifique d'exister autrement, de participer à la vie d'un autre, ce qui est peut-être le profit essentiel de la lecture.

Retour de l'analphabétisme? Il ne semble pas exagéré, dans ces conditions, de parler d'une nouvelle offensive de l'analphabétisme, plus dangereuse peut-être parce que plus subtile. Malgré notre brillant passé, nous nous trouvons dans le secteur de la lecture devant la situation suivante qui deviendrait rapidement dangereuse si nous la laissions s'installer et se détériorer : d'une part une « élite » de jeunes (mais que vaut une élite qui n'est pas le reflet des forces profondes d'une nation ?) de 10 à 15 % de la population qui, sur le plan des livres est suralimentée; d'autre part, la grande majorité des enfants qui se désintéresse peu à peu de ce que les élites considèrent comme la culture. Dans le domaine des lecteurs juvéniles, nous aboutissons à une ventilation du public enfantin que l'on pourrait décrire ainsi :
- une frange réduite (5 à 10 %) de « bons lecteurs » (c'est-à-dire de lecteurs qui lisent « de toute leur âme » et qui développent leur sens critique). Ils sont surtout nombreux dans les milieux socio-culturels d'orientation confessionnelle ou bénéficiant d'une haute culture politique.
- une quantité importante de jeunes « liseurs » (c'est-à-dire d'enfants correctement scolarisés et ayant atteint la maîtrise de la lecture silencieuse et rapide - 30 à 35 %). Enfants des classes moyennes, ils lisent des séries et achètent aussi des ouvrages de référence. Suralimentés en livres de divertissement, ils courent le risque de devenir des lecteurs « passifs », c'est-à-dire d'être atteints d'une variété d'analphabétisme courante à notre époque : de lire sans utiliser leur sens critique.
- une masse plus importante encore (55 à 65 % de la population juvénile) sont des « piètres lecteurs », soit que les livres ne les intéressent pas par leur contenu, soit qu'eux-mêmes n'aient jamais atteint la maîtrise des mécanismes de la lecture silencieuse. Ceux-là, réduits à la lecture à mi-voix ou à la lecture de textes balisés d'images, glissent rapidement dans la frange de « non-lecteurs » et satisferont des besoins culturels qui resteront nostalgiques, avec les bandes dessinées et les ciné-romans. Les chiffies confirment cette estimation : la production de cette sous-littérature est en pleine expansion.
- Notons enfin que si les tirages en littérature enfantine peuvent paraître satisfaisants comparés aux tirages des livres pour adultes, d'autres chiffres devraient inquiéter : lente augmentation du nombre de titres produits (1906 titres en 1966 et 2282 en 1970) mais constance chaque année de cette production en nombre d'exemplaires (entre 38 et 40 millions par an); en chiffre d'affaires la littérature pour enfants représentait II % du chiffre d'affaires de l'édition française en 1966 et 7,8 % en 1970.

II. Causes de cette crise

La menace que cette crise fait peser sur l'industrie du livre a entraîné depuis une dizaine d'années un certain nombre de cris d'alarme et d'analyses politiques et sociologiques.

Les mass-media contre le livre? Une des causes les plus fréquemment invoquées pour expliquer la crise du livre a été la télévision. Des enquêtes récentes ont fait valoir par exemple que des collégiens de 12 à 15 ans passent dans une proportion de 80 % 4 heures par jour devant la télévision, ce qui entraîne d'abord une limitation du temps qui aurait pu être consacré à la lecture, mais aussi un état d'esprit caractérisé par une sorte de passivité. Parallèlement, on décèlerait chez les jeunes étudiés dans cette enquête une altération et un appauvrissement du vocabulaire qui, à cause de la relation entre le signifiant et le signifié, entraîneraient une schématisation et un appauvrissement de la pensée elle-même. Les massmedia, à la limite, deviendraient un nouvel « opium du peuple », un « divertissement » qui l'éloignerait de la réflexion qui lui serait pourtant nécessaire pour reprendre en main son destin. Ce n'est pas le lieu de critiquer ici une enquête dont il faudrait reconsidérer les méthodes et les données de base. Ses résultats ne nous en semblent pas moins suspects. Lors de l'invention de l'imprimerie, il s'est trouvé aussi des gens pour déclarer que les livres qui éviteraient aux jeunes d'apprendre par coeur les dispenseraient aussi d'exercer leur mémoire et leur réflexion. Dans le nœud culturel où nous sommes, il est possible que nous ne sachions pas encore faire un usage correct de la télévision; mais il ne faut pas être grand devin pour prévoir que les nouveaux mass-media, quand nous saurons les utiliser, contribueront largement à la démocratisation de la culture. Il est sans exemple qu'un moyen de culture s'oppose à un autre moyen de culture. C'est à nous d'apprendre à nous servir de la télévision, à nous de la mettre au service du livre qui reste un moyen d'intériorisation de la culture qu'aucun recours à l'image ne pourra remplacer. D'ailleurs, certaines enquêtes et certaines expériences montrent que déjà, même en milieu défavorisé, le livre reste une activité préférée par les plus jeunes.

« L'explosion scolaire » a eu pour conséquence naturelle et normale un abaissement du niveau scolaire moyen. Il est dû non à quelque infériorité congénitale des classes défavorisées, mais au fait que, comme l'a montré la grande enquête Heuyer-Piéron-Sauvy en 1944, il y a corrélation entre les résultats scolaires (tels qu'ils sont en particulier obtenus en France) et le niveau socio-économique des parents. L'école, qui a été relativement bien adaptée lorsque la scolarisation ne concernait que les classes aisées, ne correspond plus aux besoins des enfants du peuple; elle pallie parfois les disparités sociales, mais plus souvent encore les aggrave. Ces résultats ont été confirmés, précisés et nuancés par les travaux de Zazzo et de Gilly sur les échecs scolaires dans le cycle élémentaire (55 % des enfants se révèlent incapables d'achever ce cycle dans les 5 années prescrites), par ceux de Wittwer sur l'apprentissage de la lecture et des données de base de la grammaire, enfin par ceux de Bourdieu et Passeron sur les « héritiers » et « la reproduction » qui analysent le mécanisme des échecs scolaires au niveau des universités (seulement 28 % des étudiants qui commencent leurs études les mènent jusqu'à leur conclusion normale). Au terme de ces analyses, on comprend mieux pourquoi nos structures scolaires qui ont eu dans le passé leurs mérites, sont dépassées et désadaptées.

Elles reposent sur une conception de la culture et de la langue qui apparaît étrangère et hostile au monde du travail. Le livre est un objet extérieur, d'une haute qualité esthétique sans doute, mais qui apparaît mal lié à la vie de tous les jours et aux préoccupations fondamentales de la vie active. Rien d'étonnant si les enfants de travailleurs, en entrant dans le monde qui est réputé être celui de la culture, s'y sentent dépaysés. Confirmation de cette remarque : un des grands problèmes de la librairie française est depuis 5 ou 6 ans de « démythifier » le livre, de débarrasser le client éventuel du respect sacré - et un peu effrayé - qu'il garde à l'égard de l'imprimé.

Autre cause qui, elle, semble capitale : la structure économique de nos éditions. Soumises aux impératifs de la concurrence, elles sont tentées de donner aux enfants les livres stéréotypés ou de « pure consommation » qu'ils demandent; politique à courte vue puisqu'elle aboutit à plus ou moins longue échéance à rendre passif le jeune lecteur, c'est-à-dire à l'orienter vers des formes de divertissements qui l'éloigneront peu à peu du livre. Autre caractéristique de cette production de série : elle sépare la production de la recherche et remplace l'étude des besoins profonds de l'enfant par une image conventionnelle qui est souvent le reflet en réduction de la mentalité passive que l'on veut obtenir chez l'adulte. Nous avons ainsi une abondante production qui est censée « divertir » l'enfant et qui, évitant soigneusement tout sujet « litigieux », l'éloigne de la réalité.

Cette crise de la littérature pour la jeunesse est finalement aussi une crise de notre éducation et de notre culture. Elle est une étape inévitable de notre évolution démocratique et reflète fidèlement les transformations fondamentales qui s'effectuent sous nos yeux et qui aboutissent à de nouveaux types de rapports humains (notamment à une nouvelle image de la femme, de l'enfant et de la famille).

Cette transformation n'est pas toujours clairement perçue par ceux qui la vivent. Dans l'état actuel des choses, nous la subissons plutôt que nous ne la maîtrisons. Il est donc normal qu'il y ait un décalage entre l'image que nous nous faisons de nos enfants et ce que nos enfants sont réellement. La transformation de notre société ne se limite pas à son industrialisation ou à l'intervention à tous les niveaux de notre vie de la mécanisation, de la technique, de sources d'énergie nouvelle ou de moyens audio-visuels de diffusion de la pensée. Les vrais problèmes que nous avons à résoudre sont ceux qui concernent notre adaptation à ce nouveau contexte : organisation économique et politique de nos sociétés, droit du travail, respect des droits fondamentaux de l'homme, de la femme et de l'enfant.

Or la littérature pour la jeunesse - et la littérature en général - refusent la plupart du temps d'aborder ces questions considérées comme tendancieuses ou comme ennuyeuses. On ne peut dans ces conditions tenir rigueur aux jeunes qui se désintéressent de livres qui, au sens exact du mot, ne les concernent pas. Ce refus, en lui-même, serait plutôt un signe de santé.

III. Nos efforts pour résoudre la crise

Des signes d'une réelle gravité - les évènements de mai 1968, le progrès de la drogue parmi les jeunes - ont alerté le public sur la profondeur de la crise que nous sommes en train de vivre. Il n'est pas excessif de dire que la France entière s'est transformée depuis 4 ans en un immense laboratoire pédagogique où les initiatives de tout ordre - souvent « sauvages » à vrai dire - se multiplient. Nous n'avons ici à nous occuper que de celles qui concernent le problème de la lecture des jeunes, mais outre qu'elles ne se laissent pas facilement isoler, elles seraient incompréhensibles si on ne commençait pas par les situer dans leur contexte, par les rattacher au vaste mouvement de rénovation en cours.

Une première série de solutions mises à l'épreuve actuellement concerne l'apprentissage de la lecture.

Pour répondre au besoin du nouveau public qui entre dans le circuit de la scolarisation, les chercheurs ont été amenés à opérer des révisions déchirantes des méthodes pratiquées depuis un siècle et même de la méthode globale. Les méthodes de lecture actuellement préconisées exigent que cet apprentissage se fasse naturellement, sans coercition, à la date et au rythme qui conviennent à chaque enfant. Cette date et ce rythme correspondent en effet à des maturations internes qu'il n'est ni possible ni souhaitable de hâter ou de retarder.

Une autre série de recherches s'efforce d'associer les mécanismes de la lecture aux intérêts profonds de l'enfant, à son activité. Les disciples de Célestin Freinet poursuivent ses expériences qui ont abouti à des résultats spectaculaires, en particulier dans le secteur de la poésie. Des colloques et des séminaires qui ont eu lieu à Nice en 1970 et 197I ont fait le point sur les premiers enseignements que l'on peut tirer de ces travaux. La France passe - et depuis longtemps - pour un pays qui ignore ses poètes et où, par surcroît - contrairement à ce qui se passe en Angleterre ou en U.R.S.S. - la poésie pour enfants n'existe pas. Or, en développant la créativité des enfants de leurs classes, en leur faisant écrire des poèmes, c'est-à-dire en leur faisant découvrir la poésie comme pouvoir d'expression personnelle, des instituteurs sont parvenus à sensibiliser un grand nombre d'enfants aux meilleurs de nos poètes. Expérience à suivre donc. On peut toutefois déjà en retenir que l'apprentissage de la lecture (et de la culture) doit mobiliser dès le départ les forces actives de l'enfant et pour y parvenir, les appliquer aux sujets qui l'intéressent le plus, c'est-à-dire le monde où il vit, les enfants et les adultes d'ici et d'ailleurs, et lui-même.

D'autres chercheurs ont remis en question l'enseignement du français tel qu'il se pratique dans notre enseignement primaire et secondaire. Des psycho-pédagogues et des spécialistes de linguistique, par exemple J. Wittwer, ont analysé par des épreuves systématiques les étapes qui conduisent l'enfant à la compréhension vraie des fonctions grammaticales fondamentales, comme le sujet, le complément d'objet, l'attribut, les compléments circonstanciels, etc... Les résultats montrent que ces fonctions, actuellement enseignées en France entre 8 et 10 ans, ne peuvent être vraiment assimilées avant l'âge de 12-13 ans. Notre enseignement, en exigeant de l'enfant des assimilations prématurées qui dépassent ses possibilités entraîne chez lui une déperdition d'énergie qui pourrait être mieux employée.

On peut s'étonner aussi que les progrès de la linguistique contemporaine n'aient pas encore entraîné une remise en question de nos méthodes d'enseignement de la grammaire. De plus en plus nombreux sont les instituteurs qui souhaitent - étape essentielle vers une maîtrise plus grande des mécanismes de l'expression - qu'on adopte dans l'enseignement une conception structurale de la grammaire, dans laquelle l'essentiel n'est plus le mot, mais le « syntagme », c'est-à-dire le groupe de mots formant une unité fonctionnelle d'expression. Peu importe que l'enfant connaisse les différentes catégories d'adjectifs, d'articles et de pronoms, analyses qui actuellement exigent de lui un travail analytique dont il n'est pas encore capable. Il est capital en revanche qu'il comprenne la fonction adjective et qu'il sente que « des élèves qui bavardent » peut tout aussi bien se dire « les élèves bavards ». Or, précisément il est très tôt capable de distinguer ces équivalences.

Mais cette manière d'enseigner la grammaire entraîne dans son sillage une suite de remises en question et de réformes fondamentales. Notre enseignement de la langue maternelle est actuellement fondée sur l'explication de textes qui s'effectue elle-même sur des morceaux choisis (de grands écrivains).

Les réformateurs ont remis en question ces deux pratiques. Les extraits, généralement trop brefs et choisis pour des raisons esthétiques, ne parviennent pas le plus souvent à éveiller réellement l'intérêt de l'enfant pour la lecture. Quant à l'explication de texte, elle est effectuée dans une perspective essentiellement littéraire qui suppose chez l'enfant la présence effective du goût esthétique qu'il s'agit justement de susciter en lui.

Aussi a-t-on, à titre expérimental, proposé à un certain nombre de classes un livre entier, choisi par les élèves eux-mêmes dans une liste d'ouvrages recommandés par les professeurs. Ce livre, Le Lion de Joseph Kessel a été étudié -mieux vaudrait dire trituré ou mis en pièces détachées - par diverses équipes librement constituées qui l'ont abordé tour à tour ou simultanément sous l'angle de la zoologie, de la géographie, de la vraisemblance psychologique, de l'esthétique, etc... Au cours de cette mise en pièces, bien entendu, de nombreuses remarques d'ordre grammatical, linguistique et stylistique ont été effectuées et ont été assimilées par les élèves qui, à cette occasion, ont souhaité lire une foule d'ouvrages de référence sur les lions, sur la chasse, sur la géographie et l'histoire de l'Afrique, sur ses problèmes passés et actuels.

A la suite de cette expérience récente (1970-197I) à laquelle J. Kessel avait donné son plein accord, on s'est demandé si l'on ne pourrait pas réduire l'opposition artificielle qui sépare en France le livre de classe et le livre de divertissement. Les enfants en effet sont à un âge où le « divertissement » - s'il est bien choisi et judicieusement traité comme centre d'intérêt - contient plus d'enseignements qu'un livre de classe ennuyeux et mal digéré. Pourquoi, dans ces conditions - il s'agit d'une tendance constante de la pédagogie française qui semble se généraliser maintenant - ne pas leur donner à lire en classe de la littérature pour la jeunesse, s'il est démontré qu'ils la lisent et l'assimilent mieux que la littérature pour adultes, consommée par surcroît sous sa forme la plus indigeste, celle d'extraits que l'explication de textes transforme en outre en concentrés de textes ?

Une objection vient tout de suite à l'esprit : si on explique, ou plus exactement, si l'on travaille en classe sur des livres de divertissement pour enfants, ne court-on pas le risque que l'enfant soit insuffisamment préparé à aborder les chefs-d'oeuvre de l'art adulte, qu'il sorte de l'enfance avec un bagage de simples classiques pour enfants ?

Cette objection est de celles qui comptent. Toutefois, si l'on veut éveiller l'intérêt de l'enfant pour l'art, le plus efficace reste malgré tout de le mettre en contact avec une œuvre qui le touche personnellement. Même si cette œuvre apparaît comme mineure, elle formera son goût et l'orientera le moment venu vers les chefs-d'œuvre du répertoire adulte. Le vrai danger, c'est une éducation trop ambitieuse qui, à cause de ses ambitions mêmes, passe « au-dessus de la tête de l'enfant » et laisse passer les années de sa formation sans lui procurer une véritable expérience du plaisir de la lecture.

Il n'est d'ailleurs nullement interdit d'alterner, de donner aux enfants des oeuvres écrites pour eux - par des bons et par des grands écrivains - et aussi des oeuvres pour adultes adaptées à leur intention et choisies parmi celles qu'ils sont en mesure de comprendre.

On l'a compris, cette bataille des programmes et des techniques qui se déroule actuellement en France est en réalité une bataille beaucoup plus profonde. C'est la conception même de notre langue qui est en question. On retrouve ce débat fondamental dès le Projet d'instructions pour l'École Élémentaire, élaboré en 1963 par une commission animée par l'Inspecteur général Rouchette, puis dans les Propositions pour une Rénovation de l'enseignement du français, établies en 1969 par l'Association Française des Professeurs de Français (plus connues sous le titre de Manifeste de Charbonnières), enfin dans les Conclusions de la Commission ministérielle pour la rénovation de l'enseignement du français mise en place en mars 1969 et présidée par le poète Pierre Emmanuel. Deux images tout à fait différentes de notre langue s'affrontent : d'une part, l'idée d'un capital artistique qui s'est matérialisé dans les grandes œuvres qu'il s'agit de comprendre et de conserver; d'autre part, l'idée que le français est d'abord un moyen d'expression et de communication que le jeune lecteur doit parvenir à maîtriser et à utiliser pour exprimer son univers intérieur et l'hypothèse que, sans ce préalable, notre littérature deviendrait bientôt un cimetière qui ne serait plus fréquenté que par des érudits.

Cette bataille qui suscite de nombreuses polémiques parmi les intellectuels et les professionnels de l'enseignement, commence à intéresser le grand public. Un des arguments le plus fréquemment invoqué par les novateurs et qui rencontre une large adhésion, c'est le fossé qui sépare l'enfant - être tourné vers le présent et l'avenir - et les livres et la culture qu'on lui offre qui sont principalement orientés vers le passé. Non pas certes qu'il faille jeter notre passé par dessus bord et se consacrer à l'étude exclusive de l'art contemporain. Mais on peut se demander s'il ne serait pas plus efficace de partir du présent, de l'expérience réelle de l'enfant, et de remonter peu à peu vers le passé, en insistant sur les lignes de connexion qui font que le passé nous aide à mieux comprendre le présent. Cette idée simple, défendue depuis déjà une vingtaine d'années dans son domaine par le grand historien Fernand Braudel, a tendance à se généraliser de plus en plus dans le domaine de l'enseignement du français et de la lecture publique.

Cette crise de la lecture et du livre pour la jeunesse est naturellement ressentie aussi au niveau des artisans du livre pour enfants. Là aussi nous assistons à un véritable bouillonnement d'initiatives et de projets. Un certain nombre d'écrivains, bravant les impératifs non écrits qui leur défendent d'aborder les « sujets litigieux », s'efforcent au contraire de traiter par priorité des sujets actuels, réels, susceptibles d'aider le jeune lecteur à comprendre et à améliorer le monde qui sera le sien. Il est à remarquer que ces ouvrages, qui sont d'ailleurs dus à d'authentiques artistes, rencontrent très rapidement un large succès. Parmi les sujets « nouveaux », traités au cours de ces dix dernières années, notons les problèmes de la guerre et de la résistance (abordés par R. Antona, R. Aurembou, G. Fonvilliers, P. Gamarra, Y. Meynier), du racisme (L. Anker-Garin, A. Clair, B. Solet), du travail et de la vie quotidienne (M. A. Baudouy, P. Gamarra, M. Gilard, A. Piguet, C. Vivier), du nouveau rôle acquis peu à peu par la femme (M. Gilard, Y. Meynier, J. Saint Marcoux), etc... 2.

Parallèlement, les historiens, théoriciens et critiques de la littérature pour la jeunesse développent leurs recherches et leur action. Parmi les travaux les plus récents, citons l'étude importante de M. J. Chombart de Lauwe : Un Monde autre, l'enfance (Payot 197I) qui est une analyse des modèles enfantins proposés par la littérature adulte aux XIXe et XXe siècles. Une Lecture historique de Jules Verne de Jean Chesneaux (Maspéro 197I) qui montre concrètement à quel point un célèbre écrivain pour la jeunesse a exprimé les conceptions pédagogiques et politiques de son temps.

Des conférences, des cours publics suivis de discussions ont été organisés notamment par l'Association « La Joie par les livres » et l'École pratique des hautes études. Des revues, des articles toujours plus nombreux, des émissions de radio et même ces derniers temps de brèves séquences de télévision, alertent le grand public sur l'urgence qu'il y a à réfléchir sur ces problèmes.

Les chroniques régulières rendant compte de la production de littérature pour la jeunesse se font de plus en plus nombreuses. Parallèlement, des parents, d'opinions politiques et philosophiques différentes, élaborent une « plate-forme minimale » d'exigences concernant le livre pour enfant, plate-forme destinée à rallier une sorte d'unanimité et à peser sur le marché. Il est en effet très clair que les éditeurs ne se borneront plus à vendre le maximum de papier et s'efforceront de mieux servir les intérêts réels de l'enfant s'ils parviennent à se rendre compte que cette nouvelle politique est aussi la plus rentable.

Les artisans du livre insistent sur la nécessité, déjà exprimée avec force par Henri Wallon dans le numéro spécial de la revue Enfance en 1956, d'associer plus étroitement la recherche et la production. A ce propos, il faut réserver une attention particulière aux recherches que mènent actuellement des spécialistes de linguistique sur le « Français fondamental » et sur lesquelles des comptes rendus réguliers sont publiés dans la revue Le Français dans le Monde. Ces spécialistes expriment le vœu que les artisans du livre - auteurs et éditeurs en particulier -se soucient du niveau linguistique réel des classes d'âge auxquelles ils s'adressent. Ce n'est pas là limiter l'inspiration d'un artiste à un nombre de mots déterminé mais au contraire lui faire comprendre que son « message » n'atteindra pleinement son destinataire que s'il lui apprend, par référence au réel, à élargir le « code » qui permet entre eux la communication. Dans la situation complexe qui est la nôtre, nous suivons aussi avec une grande attention les expériences menées à l'étranger et nous efforçons de multiplier les contacts et les échanges de points de vue (réunions d'écrivains soviétiques et français pour enfants en 1969, colloques de Nice sur la poésie et l'enfant en 1970 et 1971, etc...).

Un effort particulier est mené au niveau des bibliothèques, et d'une manière générale au niveau de tous les points de vente ou de rencontre entre l'enfant et le livre. Les bibliothèques de classe et les bibliothèques centrales d'établissement se développent. On s'efforce aussi de modifier leur atmosphère, de les transformer en lieux de rencontres et d'éveil où l'enfant se sent chez lui, où il découvre le lien entre les connaissances que ses cours lui livrent séparément, entre le travail de classe et la lecture personnelle.

Autre tentative, qui a immédiatement rencontré le succès, un succès local, mais aussi national et international : la Bibliothèque pilote de Clamart qui va servir de modèle à beaucoup d'autres bibliothèques. Il s'agit d'un établissement de type nouveau, où non seulement l'enfant se sent chez lui, mais où des éducateurs et des bibliothécaires spécialisés lui facilitent l'approche du livre, l'associent aux activités qu'il pratique déjà. C'est le développement créateur des idées encore implicites dans la célèbre initiative de la Bibliothèque de l'Heure joyeuse de la rue Boutebrie (Paris Ve). Plus qu'une bibliothèque au sens classique du terme, la Bibliothèque de Clamart est un établissement qui dérange les idées reçues, qui n'attend pas que l'enfant, trop sollicité, vienne au livre, mais qui le lui amène en lui montrant qu'un bon livre est en prise directe sur la vie.

Cette perspective d'animation et d'initiation au livre apparaît dans l'activité menée sous l'impulsion d'initiatives privées par des associations culturelles polyvalentes ainsi que dans un certain nombre d'orientations nouvelles prises par la Direction des bibliothèques et de la lecture publique : multiplication des bibliobus qui viennent offrir un riche assortiment de volumes jusque dans les villages les plus éloignés, « coins des enfants » ou salles pour enfants qui se créent dans les bibliothèques municipales et qui comportent comme il convient une « heure du conte » destinée aux plus jeunes, des activités pratiques (modelage, enquêtes, eux, etc.) associées à la lecture, etc.

Des initiatives commencent aussi à apparaître dans le secteur commercial : un grand magasin parisien a quadruplé son chiffre de ventes en créant un coin de livres pour enfants, dirigé par une spécialiste qualifiée, capable de conseiller utilement parents et enfants et de lier, par une « animation appropriée, le livre pour enfants et les problèmes qui intéressent réellement le jeune public.

Il n'en reste pas moins que ces efforts multiples et qui se déploient dans un grand nombre de directions sont insuffisamment liés; qu'ils ne sont pas regroupés en une politique culturelle d'ensemble, ce qui les rend moins efficaces. Parmi les souhaits que nous formulons, il y a celui d'une définition plus claire de la politique de la culture et de l'enfance, qui par exemple associerait plus étroitement la télévision et le livre dans des programmes communs, la télévision, moyen d'expression de masse, mettant les images au service d'une meilleure acquisition et consolidation des mécanismes de la lecture chez tous les enfants.

A ceux qui ne comprennent que le langage de l'intérêt, il faut expliquer que ce qui est en question, c'est l'avenir d'une de nos industries les plus rentables et les plus prestigieuses. A tous, il faut rappeler qu'au-delà d'une industrie, ce qui est en jeu, c'est l'avenir même de notre culture et de notre espèce. A une époque où l'on se donne tant de mal pour la recherche et la conquête d'énergies nouvelles, on commence à peine à soupçonner que la plus efficace de toutes les énergies reste celle de l'homme. Un homme qui ne se cultive pas, qui ne lit pas, qui n'utilise pas pleinement ses dons, c'est la plus précieuse des énergies qui reste inemployée. dans un monde qui a tellement besoin de devenir meilleur.

Nous ne nous dissimulons pas la gravité de la crise qui frappe notre littérature pour la jeunesse et notre culture toute entière. Elle est comparable à celle qui a caractérisé l'Europe à la fin du Moyen âge, lorsque précisément deux moyens d'expression et de communication de la pensée, l'expression orale et l'imprimé, ont paru s'affronter. La crise de notre époque est vraisemblablement plus grave, non à cause de la prétendue rivalité du livre et de la télévision, mais parce que la jeunesse, regroupée dans les villes, à la fois forte et faible, semble tentée par les solutions du désespoir et refuse parfois sans discernement toutes celles qui lui sont proposées par les adultes.

Mais en confrontant notre expérience avec celle d'amis étrangers, nous nous sommes rendus compte que cette crise n'est pas limitée à la France. Et en cherchant des solutions, nous nous sommes aperçus que cette recherche mobilise une incroyable quantité d'énergies, qu'une foule de gens d'orientations différentes, collaborent dans cette tâche et parviennent ainsi à mieux se comprendre. Nous pensons donc, avec un optimisme qui nous paraît raisonnable, qu'il s'agit là d'une crise de croissance de notre culture et que de cette épreuve naîtra, peu à peu, si nous savons trouver les solutions justes à nos problèmes, une nouvelle culture et une nouvelle société qui concernera cette fois tout homme et qui sera le bien de chacun. 3

  1. (retour)↑  Rapport préparé par M. Marc Soriano pour la section française de l'Union internationale des livres pour la jeunesse (U.I.L.J.) et présenté au 13e congrès de l'Union internationale des livres pour la jeunesse. (Nice 19-2I mai 1972.)
  2. (retour)↑  Rapport préparé par M. Marc Soriano pour la section française de l'Union internationale des livres pour la jeunesse (U.I.L.J.) et présenté au 13e congrès de l'Union internationale des livres pour la jeunesse. (Nice 19-2I mai 1972.)
  3. (retour)↑  Quelques titres sont donnés en annexe.
  4. (retour)↑  M. Soriano remercie R. Dalimier, J. Despinette, R. Dubois, P. Gamarra, M. Gilard, A. Kedros, J. Lauvaux, L. Lebel, V. Lory, L. Mirman, G. Patte, E. de la Potterie qui, par leurs concours, remarques et suggestions, ont contribué à l'élaboration ou à la rédaction définitive de ce document.