Les collections Jean et Henriette Lebaudy à la Bibliothèque de Versailles
En 1962, nous présentions au public la première partie de la Bibliothèque Lebaudy : manuscrits d'âges divers, imprimés et gravures du XVIIe siècle. Nous admirions les eaux-fortes de Callot ou d'Israël Silvestre, les éditions rarissimes, voire uniques, de L'Astrée ou des Maximes de La Rochefoucauld, les premières séparées ou collectives de Corneille, Racine, Molière, côte à côte avec des lettres de Louis XIV, Louvois, du grand Condé, et de ce journal autographe du neveu de Colbert, Torcy, secrétaire d'État aux Affaires étrangères dans une incomparable reluire de maroquin mosaïqué. Jean Lebaudy nous avait confié ces merveilles dont la recension emplit quatre gros volumes. Le reste de la collection, ouvrages antérieurs au XVIIe siècle, et surtout ceux du XVIIIe siècle, nous était promis pour plus tard; les deux époux s'en réservaient l'usufruit au dernier survivant. Son mari mort en janvier 1970, Mme Jean Lebaudy eût pu, aux termes de la donation, garder longtemps encore cette partie, la plus spectaculaire. Mais, généreusement, elle a renoncé à ses droits et tenu à ce que le tout fût dès maintenant réuni à Versailles, dans cette salle de notre belle galerie, choisie d'un commun accord pour l'abriter.
Nous écrivions, il y a dix ans : « Des bibliothécaires jansénistes invoqueraient la prédestination. Depuis cinquante ans que M. Jean Lebaudy, un des membres les plus éminents de cette Société (si fermée) des bibliophiles françois, qui ne compte, pourvus par cooptation, que quarante sièges, comme l'Académie, depuis cinquante ans que M. Jean Lebaudy recherche et collectionne, on dirait qu'il l'a fait dans la pensée unique et le dessein conducteur de compléter un jour les fonds de la Bibliothèque de Versailles qu'il ne connaissait pas, tant l'ensemble qu'il lui a donné s'adapte merveilleusement au cadre où il a bien voulu le placer et vient combler, dans des séries pourtant riches déjà, de graves lacunes... » Cette vérité, patente avec les pièces alors en notre possession, l'est tout autant avec celles qui viennent de nous être confiées.
Voici, par exemple, la Nef des Fous de Sébastien Brant, qui manquait à notre remarquable série d'incunables. Nous n'avions pas de Montaigne antérieurs à 1600 : les voici tous, à une exception près. Que dire encore de ces deux Rabelais, de 1573 et 1596, qui sont chacun l'un des deux seuls exemplaires connus, et de ces livres d'Heures dans leur reliure contemporaine, aux cires de couleurs, de ces suites d'estampes pour la Passion ou la Vie de la Vierge d'Albert Dürer, de ces très rares provenances, Henri III, Louise de Lorraine, Marguerite de Valois, première femme d'Henri IV.
Quant au XVIIIe, la démonstration est plus facile encore : il nous est venu, par les confiscations révolutionnaires, des maisons royales ou princières, un nombre important de volumes, maroquins à dentelles ou à plaques dorées, aux armes ou aux chiffres prestigieux, demeurés comme à fleur de coin. Mais il s'agit la plupart du temps d'œuvres offertes par leur auteur et revêtues par ses soins d'une parure digne du donataire. En fait nos rois ne faisaient point profession de bibliophilie et ils n'ont pas cherché à se procurer systématiquement, pour leur cabinet personnel, les productions de l'art livresque considérées aujourd'hui comme les chefs-d'oeuvre de l'époque. Ajoutez à ces raisons certains détournements, officiels ou clandestins, comme on en voit toujours dans les années troubles. Et de fait, la Bibliothèque de Versailles n'a hérité d'aucun exemplaire des trois sommets de l'art de l'illustration au XVIIIe siècle. Nous déplorions sur nos rayons l'absence des Contes de La Fontaine, dans l'édition de 1762, dite des Fermiers généraux (avec les gravures d'Eisen), ou dans celle, plus rare, de 1795, où Fragonard a déployé tout son libre génie. Quant aux estampes de Moreau le Jeune, que la postérité a qualifiées de « Monument du costume », et dont les suites complètes se comptent sur les doigts de la main, nous n'avions que deux gravures séparées, rognées aux bords, sans marges, bien qu'encore étincelantes dans cet état mutilé.
Or, du La Fontaine de 1762, la collection Lebaudy aligne deux exemplaires de tout premier tirage, avec des figures découvertes ou refusées, et dont l'un se présente dans la reliure spécialement conçue par le maître Gravelot et exécutée à une vingtaine d'exemplaires seulement, pour les Fermiers généraux souscripteurs de l'édition. Il s'y joint un album de tirage à part et de dessins de Choffard pour les culs de lampe...
Deux exemplaires également pour les Contes de 1795. De l'œuvre si prisée de Fragonard, le premier nous montre 35 sur 38 gravures en deux et souvent trois états : l'eau forte pure, la gravure terminée avant-lettre et l'état définitif avec signatures. Rarissimes sont les eaux-fortes, puisqu'elles n'ont été tirées qu'à titre d'essais, pour indiquer au buriniste comment il convenait de terminer la plaque de cuivre d'abord mordue à l'acide. Le second exemplaire, plus précieux encore, compte 37 eaux-fortes sur 38 (il n'en existe qu'un autre aussi complet) et il est enrichi de cinq dessins originaux de Fragonard...
Quant au « Monument du costume », il est double lui aussi, et ces trois suites d'estampes, de Freudeberg et Moreau le Jeune, que l'on regardait au xixe siècle déjà comme « le plus bel ouvrage que le siècle précédent eût produit en ce genre », ces trois suites de douze estampes chacune sont toutes ici en premier tirage, avec les rarissimes feuillets portant le titre et le texte explicatif. Il s'y joint, isolées, bon nombre d'épreuves en des états que l'on ne rencontre plus : eaux-fortes, essais, gravures avant légende ou numéro, pièces toutes exceptionnelles, que pourchassent en vain les amateurs.
Il faudrait des pages et des pages pour mentionner seulement la valeur du reste. Des fameuses Chansons de Laborde, autre chef-d'oeuvre de Moreau le Jeune, la collection Lebaudy possède le plus bel exemplaire connu : le plus haut de marges, le seul à se trouver relié en quatre volumes et maroquin citron. Une suite de format in-quarto, en épreuves d'artiste à grandes marges, l'accompagne. Accompagnés de même sont le Molière de Boucher (1734), dont l'album in-folio paraît être le seul connu de ce format avec toutes les vignettes tirées à part et 12 rarissimes figures à l'eau-forte - le Molière de 1773 (Moreau le Jeune) avec une suite grand-octavo, sans légende, et à très larges marges... Et encore les Fables de La Fontaine d'Oudry (1755-1759), dont le recueil, en supplément, ne comprend pas moins de 31 eaux-fortes et 78 épreuves avant-lettre, devenues introuvables, un record!
Citons encore, en hâte, les exemplaires uniques imprimés sur peau de vélin, les Géorgiques ou le Temple de Gnide de Montesquieu. Ces deux volumes, déjà inestimables, sont enrichis encore de dessins originaux d'Eisen.
Le Virgile de 1743 est truffé lui aussi, des dessins de son illustrateur Cochin, le Vadé de 1796, des gouaches de Monsiau, le Télémaque de 1802, l'un des deux sur peau de vélin, de 24 esquisses à l'encre de Chine, et, sous la Révolution, l'Almanach historique de Rabaut de Saint-Étienne, l'un des trois sur peau de vélin, nous montre six beaux dessins de Moreau le Jeune.
Faut-il s'arrêter sans saluer, en tirage de l'époque, la caricaturale et violente satire des Caprices de Goya, ou, dans sa reliure mosaïquée, attribuée à Padeloup et restée d'une fraîcheur sans égale, le Daphnis et Chloé de Longus, dont l'illustration, gravée à petit nombre, est due au Régent... Terminons sur une pièce qui fait rêver. Imaginons Marie-Antoinette d'Autriche, à seize ans, fiancée; elle arrive de Vienne en mai 1770, pour épouser le Dauphin, le futur Louis XVI. Elle est tout juste entrée en France. La voici à Châlons-sur-Marne. Tout le monde lui fait fête. On lui montre un spectacle de gala : la Partie de chasse de Henri IV, une comédie de Charles Collé. Elle ne sait pas très bien le français encore. Aussi lui offre-t-on le texte imprimé dans un maroquin rouge à larges dentelles, à ses armes. C'est le premier volume, pense-t-on, aux fleurs de lys et dauphins, que tient dans sa petite main, une princesse dont la jeunesse et la grâce préfigurent alors l'espoir de la France...