La restauration des livres et des estampes au Japon

Michel Melot

La Bibliothèque nationale du Japon, « National Diet library », a été créée sur le modèle de la Bibliothèque du Congrès. Elle dépend directement de la Diète, assemblée nationale. Mais si les dispositions essentielles de la « National Diet library » n'ont rien d'extrêmement original, il faut se déchausser pour paraître dans l'atelier de restauration. Les ouvriers y travaillent assis par terre, jambes croisées, sur des nattes. Tous les meubles sont au ras du sol. C'est certainement l'endroit le plus curieux de la bibliothèque. Là, treize ouvriers spécialisés restaurent les pièces anciennes, c'est-à-dire datant de « l'ancien régime » du Japon, avant

1868. Les livres plus récents sont reliés dans un atelier de reliure jumelé mais installé « à l'occidentale », et géré par une entreprise privée qui occupe seize ouvriers dans les locaux de la « National Diet Library » . Cet atelier ne fait, avec d'anciennes machines, qu'un travail ordinaire de reliure industrielle. Ces deux services sont regroupés sous l'autorité d'un bureau administratif de quatre bibliothécaires assurant la planification du travail et la liaison avec les départements. Le budget de l'ensemble est de 20 millions de yens par an (250 ooo F) couvrant les dépenses de matériel et de fourniture et le paiement de l'entreprise privée mais non les salaires des employés de la « National Diet Library ».

Dans ce climat chaud et humide, avec des papiers extrêmement délicats, ce sont les insectes (vers et fourmis blanches) qui donnent aux restaurateurs l'essentiel de leur travail. De nombreux livres sont achetés avec plus de lacunes que de texte et la principale opération est de combler ces lacunes. La méthode employée est d'une délicatesse toute japonaise et les ouvriers y déploient une habileté extraordinaire. Dans un papier spécial très fin, appelé « mino gami » (non exporté), on détache une pièce de la forme et de la dimension (quelques millimètres généralement) de la lacune à combler. Pour cela, on dessine le contour de cette pièce au pinceau fin et légèrement humide. On la détache ensuite avec les doigts, laissant les contours humides se déchirer selon le tracé du pinceau, avec tous leurs filaments. La pièce est posée sur le trou à combler; on passe sur les contours une colle spéciale, et les filaments du papier neuf vont s'imbriquer d'eux-mêmes dans le papier ancien, sans aucune opération de presse. Il suffit de laisser reposer et les deux papiers vont se recoller à la manière de la cicatrice d'un organisme vivant. Le papier japonais, fait de fibres végétales pures, est presque un organisme vivant. Bientôt une simple différence de teinte marquera l'endroit de la restauration.

Pour les pièces les plus malades, on recolle le tout sur un autre papier plus épais et solide « Hosokawa Si » appliqué légèrement humidifié au pinceau, collé à la manière d'une résille sur la pièce ancienne et pressé ensuite entre deux épais papiers buvards très moelleux « Bunko Kami ». La colle employée est une poudre blanche « Gin Jyo Hu » que l'on fait cuire dans un four. Elle passe pour être d'autant meilleure qu'elle est plus vieille et l'on garde des réserves de colle cuite sous le plancher pendant cinq ou six ans. On la récupère alors à moitié pourrie et l'on extrait les parties non pourries qui (une fois retrempées dans l'eau) font la colle de qualité supérieure.

Pour restaurer les livres à double page, on emploie un papier spécial, très fin, le « Ganpi (on a récemment découvert que Rembrandt a utilisé un papier de ce genre) et pour certaines restaurations délicates un papier à texture très serrée, le « Kouzo Shi » que l'on peut colorer à volonté dans un bain de teinture, pour obtenir les différents ocres ou crèmes des papiers anciens.

Si ce n'est des insectes, les papiers japonais ne souffrent guère. Ils supportent l'humidité sans se tâcher. On ne les lave jamais. D'ailleurs les magasins très modernes de la « National Diet Library » sont entièrement climatisés à 22-23° et 55-60%. Les rayons de livres anciens sont parsemés de pastilles insecticides. Les autres traitements employés contre les insectes sont des fumigations et l'exposition au soleil répétée tous les six mois. Le mode de conservation que les Japonais considèrent comme idéal pour leurs papiers est la boîte de saule, bois extrêmement répandu au Japon qui est non seulement peu apprécié des insectes mais présente encore la propriété de ne se consumer que lentement dans un incendie, et rarement complètement. Cependant c'est dans des boîtes en carton que les livres anciens illustrés sont conservés dans la réserve de la « National Diet Library ». Le conservateur, M. Suzuki, estime leur nombre à six mille, y compris les gravures séparées

Ce n'est pas à la « National Diet Library » qu'il faut chercher la plus belle collection d'estampes japonaises mais au département des estampes du Musée national de Tokyo où l'on en conserve environ 14 000, sous la reponsabilité de M. Kikoshi.

On sait que lorsque le Japon s'ouvrit au monde extérieur, les estampes furent découvertes avec enthousiasme par les Européens qui en achetèrent à bas prix des cargaisons entières. C'est ainsi que Théodore Duret et Cernuschi rapportèrent les livres illustrés qui constituent aujourd'hui la grande collection japonaise du Cabinet des estampes de Paris. Les Japonais, eux, ne s'intéressaient que médiocrement à un art qu'ils jugeaient populaire et sans valeur. C'est la vogue que les estampes connurent en Europe et en Amérique qui attira l'attention des Japonais sur elles. Les amateurs durent alors racheter des collections à l'étranger. Aujourd'hui les estampes anciennes sont presque introuvables sur le marché, où elles atteignent des prix exhorbitants. En revanche florissante est l'industrie des reproductions d'estampes anciennes, à partir de photographies reportées sur le bois qu'on grave à la manière ancienne (les artistes japonais dessinaient leur motif sur un papier fin qu'on collait sur le bois et que le graveur pouvait suivre directement). Des éditeurs, dont le plus célèbre est M. Watanabe, s'en sont fait une spécialité. Le Musée national possède aussi son atelier de reproduction. Il existe bien entendu des faussaires mais comme on ne trouve plus ni les papiers très fins, ni les encres légères de jadis, on distingue assez vite un faux d'un original en regardant l'estampe par transparence.

C'est pourquoi toutes les estampes sont collées sur leur papier de montage par deux très légers points de colle de façon qu'on puisse les soulever et en admirer la qualité à l'envers. C'est une erreur de coller une estampe japonaise sur ses quatre côtés. Au musée national elles sont montées sur un papier fort spécial. Celui de la « National Diet Library » le « Kyo ku Shi » est marqué au filigrane de la bibliothèque et assez semblable au papier de montage utilisé au Cabinet des estampes de Paris. Chaque gravure est protégée par un passe partout et une couverture en carton souple, le tout collé sur un seul côté. Ces montages sont systématiquement refaits, par roulement, tous les 10 ans. L'atelier de restauration du musée ne comprend que cinq ouvriers, mais le montage est, en ce qui concerne les estampes leur seule occupation. D'une part ils ne préparent pas d'expositions; les pièces du Musée ne sortent que pour des raisons exceptionnelles et en règle générale ne sont pas prêtées. D'autre part, la restauration est pratiquement inexistante pour les estampes. On conserve les estampes dans l'état où on les trouve. Une estampe restaurée perd aussitôt de sa valeur et l'on n'y touche qu'à l'occasion d'accident minimes, de petites déchirures. A Kyoto, certains ateliers restaurent les estampes au mépris des règles générales observées au Japon. Mais Kyoto est une ville à part, à la fois d'avant-garde et la plus traditionaliste, la ville intellectuelle qui conserve le génie japonais. On se souvient que récemment un tableau français fut volé lors d'une exposition à Tokyo. Le gardien de la salle tenta de se faire hara-kiri. De nos jours cet acte parut incroyable et lorsque j'en demandai la raison, on me répondit simplement : c'était un homme de Kyoto...

On peut se procurer les papiers japonais mentionnés ci-dessus et non exportés chez le plus grand marchand de papier de Tokyo : Haibara, n° I, 2-chome, Nihonbashi Dori, Chuoku, Tokyo. Le livre à consulter sur les papiers japonais est celui de H. R. et T. K. Tindale, the Hand-made papers of Japan, Tokyo, Ch. E. Tuttle & Co., 1952. - 4 vol. et 5 enveloppes sous emboîtage.