Marcel Bouteron
Julien Cain
Avec Marcel Bouteron, mort à Vence le 9 juillet 1962, dans sa quatre-vingt-cinquième année, vient de nous quitter un homme qui honorait les bibliothèques françaises, qui sut leur donner une organisation depuis longtemps attendue et qui, en même temps, par l'importance de ses recherches et de ses publications, prenait place parmi les meilleurs historiens de notre littérature. C'est un long article qu'il conviendrait de lui consacrer; nous ne pouvons ici, en évoquant les qualités exceptionnelles de l'homme, que rappeler trop brièvement, sa vie et ses travaux.
Marcel Bouteron était né au Mans le 3 août 1877. Après ses études secondaires, il prépara et obtint sa licence en droit en 1900 puis entra l'année suivante à l'École des Chartes. Il devait obtenir le diplôme d'archiviste-paléographe en 1905 avec une thèse sur Arnoul, évêque de Lisieux (1141-1184). Étude sur les manuscrits de ses lettres, poésies et sermons et sur quelques points de sa biographie.
Il entra alors comme attaché à la Bibliothèque de l'Institut dont le conservateur était alors Alfred Rébelliau, professeur à la Sorbonne, ancien bibliothécaire de l'École normale supérieure, qui était assisté d'Adolphe Régnier et d'Henri Dehérain, bibliothécaires. Il chargea Marcel Bouteron d'inventorier la série de manuscrits dite « ancien fonds de la Ville de Paris ». Le travail ne devait être publié qu'en 1928, mais il était terminé en 1914. Bouteron, nommé bibliothécaire, fut chargé, d'autre part, de cataloguer la Bibliothèque d'histoire de la France contemporaine qu'on organisait dans l'Hôtel Thiers de la place Saint-Georges. Au lendemain de la guerre de 1914, Marcel Bouteron reprit sa place à la Bibliothèque de l'Institut aux côtés d'Henri Dehérain qui avait remplacé Rébelliau. Lui-même devait en devenir le conservateur en 1934, quand Dehérain fut mis à la retraite, et occuper cette fonction jusqu'en 194I, date à laquelle M. Tremblot lui succéda.
Ce fut pour Bouteron une période de grande activité littéraire. En même temps qu'il poursuivait la publication des œuvres de Balzac, dont il sera parlé plus loin, Marcel Bouteron faisait du romantisme français l'objet de ses études; des volumes comme Muses romantiques (1926), Danse et musique romantiques (1927), Pologne romantique(1937)sont sortis de là. L'Alliance française le chargeait de tournées de conférences aux États-Unis, au Canada, dans divers pays d'Europe, en Belgique, en Hollande, en Angleterre, en Irlande, en Allemagne, en Suisse, en Pologne, en Hongrie.
En 192I le bureau de l'Institut de France chargea Marcel Bouteron de prendre la succession de Georges Vicaire à la collection Spoelberch de Lovenjoul à Chantilly. Il était assurément désigné pour assurer la conservation de ce rassemblement incomparable de documents intéressant l'histoire de la littérature française du XIXe siècle. Il devait assurer cette conservation pendant plus de trente ans, jusqu'en 1952, date à laquelle M. Jean Pommier, professeur au Collège de France, le remplaça.
Marcel Bouteron, qui avait reçu en 1932 le prix Vitet de l'Académie française, qui avait été nommé membre correspondant de l'Institut genevois en 1936, qui avait été couronné du Laurier d'or de l'Académie polonaise, fut élu le 18 mars 1940 membre de l'Académie des sciences morales et politiques, section « Morale ».
La seconde guerre était venue. Les circonstances obligèrent Marcel Bouteron à accepter des responsabilités nouvelles. Il abandonna sa chère Bibliothèque de l'Institut pour l'Inspection générale des bibliothèques et des archives, demeurée vacante par suite de la retraite de Charles Schmidt. Quand on écrira l'histoire de ces années, on dira tout ce qu'il fit pour maintenir parmi ceux qu'il visita dans une France tragiquement divisée l'espoir dans un avenir meilleur, apportant toute son assistance aux hommes, s'efforçant de préserver l'intégrité des collections. Cet érudit parfait n'était jamais resté insensible aux besoins d'un monde en évolution ; il avait parfaitement compris que les bibliothèques ne tiennent pas en France la place qu'elles occupent dans d'autres pays. Nous nous étions tous deux fréquemment, dans les années précédentes, entretenus des problèmes d'organisation qui nous paraissaient essentiels si l'on voulait la réforme profonde dont la nécessité apparaissait aux bibliothécaires français. Ceux-ci, groupés dans leur Association, présidée alors par M. Pierre Lelièvre, qui devait désormais jouer un rôle particulièrement important, avaient formulé des vœux précis, parmi lesquels la création d'une Direction des Bibliothèques.
Dans le grand mouvement de rénovation qui se manifesta au Ministère de l'Éducation nationale au lendemain de la Libération ce projet devait être réalisé. Et c'est à Marcel Bouteron que M. Henri Wallon fit appel quand il voulut donner à la nouvelle Direction un chef. M. René Capitant, devenu ministre, confirma cette désignation. Marcel Bouteron accepta ce qu'il considérait comme un devoir; il sortit de la retraite qu'il venait de prendre comme inspecteur général. Pendant dix-huit mois jusqu'au 18 avril 1946, il remplit la charge de directeur des Bibliothèques de France et de la Lecture publique qui était une des directions de la Direction générale des Arts et des Lettres. Des modifications devaient ensuite intervenir, qui devaient aboutir à une autonomie de la Direction. Le Directeur des bibliothèques reçut le titre de Directeur général et on réunit dans la même personne ses fonctions et celles d'Administrateur général de la Bibliothèque nationale, comme il avait été fait pour les Archives et les Musées. Mais, l'essentiel avait été créé par le décret du 18 août 1945 qui définit les attributions de la nouvelle direction. L'autorité de Marcel Bouteron lui permit de s'entourer de quelques-uns des meilleurs parmi les bibliothécaires, et, parmi eux, on en compte de jeunes, tous animés du même zèle ardent que leur chef; trois inspecteurs généraux l'assistaient, l'un d'entre eux Henri Vendel, apôtre de la Lecture publique, devait mourir peu d'années après.
Marcel Bouteron avait voulu que la nouvelle direction, à côté de ses services administratifs, fût dotée d'un service technique et ce fut là une de ses originalités. Il voulut qu'elle ne fût pas seulement la Direction des Bibliothèques de France, mais aussi celle de la Lecture publique. Cet homme, que sa carrière avait orienté vers l'érudition, avait pleinement conscience de la nécessité d'une « formation intellectuelle et morale de la nation». Ce sont là les termes qu'il employait dans ses rapports au président du gouvernement provisoire de la République française et au ministre de l'Éducation nationale des 22 septembre 1944 et 6 novembre 1944. Il a jeté les bases institutionnelles de la lecture publique rurale en faisant prendre l'ordonnance du 2 novembre 1945 créant les bibliothèques centrales de prêt des départements. Il faudrait mentionner d'autres textes qui furent pris alors : décret du 13 septembre 1945 relatif à l'interchangeabilité, décret du 31 août 1945 concernant l'avancement des bibliothécaires des bibliothèques municipales classées, classement des bibliothèques municipales de Limoges et de Valence, rattachement de la Bibliothèque Mazarine à l'Institut de France et statut du personnel de cette bibliothèque (ordonnance du 13 janvier 1945, décret du 22 septembre 1945), statut des inspecteurs généraux des bibliothèques (décret du 13 septembre 1945).
A ces textes il faudrait joindre ceux qu'il a préparés et dont j'ai repris l'essentiel. Ils intéressent la formation professionnelle, l'organisation de la profession, le financement des bibliothèques universitaires, la construction des bibliothèques, la reconstitution du fonds détruit des établissements sinistrés. Cette liste pourrait se poursuivre encore.
J'ai noté les principales étapes de la carrière de bibliothécaire de Marcel Bouteron. Sans jamais rien négliger de ce qui était son métier, assumant toujours dans leur plénitude les responsabilités qui étaient les siennes, il a mené une carrière de grand érudit au service des lettres françaises.
Quand le libraire Louis Conard, voulut, après l'œuvre de Flaubert et l'œuvre de Maupassant, publier l'oeuvre de Balzac dans sa belle collection sortie des presses de l'Imprimerie nationale, et qu'il s'adressa pour l'établir, en même temps qu'à Henri Longnon, à Marcel Bouteron, il donna à l'activité de ce dernier, à sa vie même une orientation qui devait être décisive. Marcel Bouteron considéra aussitôt avec amour, en même temps qu'avec crainte, cette matière immense qui s'offrait à lui. Il y a quarante ans, l'habitude n'était pas encore prise d'appliquer à la publication des grands textes modernes les méthodes de l'érudition que l'on réservait aux seuls textes considérés comme classiques. Chacun des romans de Balzac fut l'objet d'une étude approfondie, les variantes furent notées avec soin. Marcel Bouteron vit bien tout le parti qu'il pouvait tirer de la collection Spoelberch de Lovenjoul; il put, en utilisant l'exemplaire de l'édition Furne annoté par Balzac lui-même, présenter un texte rigoureusement établi; il le compléta par des notes, des variantes et des éclaircissements, et par de précieuses notices biographiques sur les personnages de chaque roman. Le premier volume de l'édition Conard parut en 1912; le quarantième et dernier devait paraître en 1940; après la Comédie humaine, Bouteron s'était attaqué au théâtre et aux œuvres diverses pour lesquelles il avait poussé très avant ses recherches dans la presse périodique. Il avait entre temps, de 1935 à 1937, publié les dix volumes de la Comédie humaine dans la collection de « La Pléïade ». Il achevait l'édition des deux derniers volumes des Lettres à l'étrangère, Mme Hanska (1933-1950), en même temps qu'il mettait à jour la correspondance échangée entre Balzac et son amie Zulma Carraud (1935). Marcel Bouteron ne cessa, pendant plus de trente ans, d'étudier les aspects les moins connus du romancier comme des personnages auxquels il avait donné le jour. On ne saurait dénombrer ici les articles qu'il leur a consacrés, et dont quelques-uns ont été recueillis dans ses Études Balzaciennes (1954) que préfaça M. Jean Pommier, son successeur à la Bibliothèque de Lovenjoul, dans les huit volumes des Cahiers Balzaciens (1923-1928), dans les deux volumes de Balzaciana (1925-1927). Il devait, sur ma demande, tenter en 1937, pour le Musée de la Littérature créé lors de l'exposition internationale de Paris, de résumer par quelques exemples le problème de la création littéraire tel que Balzac l'avait conçu.
On ne cessera de regretter que cette connaissance unique de l'homme et de l'œuvre, cette connaissance puisée aux sources et qu'il ne cessait d'approfondir, Marcel Bouteron n'ait pas voulu qu'elle servît de base à la grande étude d'ensemble qu'on attendait de lui et dont, avec son rare talent d'écrivain, il aurait su faire une œuvre rayonnante. Les années passèrent, riches de découvertes : Marcel Bouteron continuait d'amasser les matériaux les plus rares, que d'autres qui sont ses disciples ont déjà utilisés, qu'un maître d'œuvre qualifié saura assembler un jour. En attendant on ne compte pas les travaux qu'il a suscités en France-quelques-uns des auteurs des thèses les plus récentes lui doivent beaucoup - comme dans plusieurs pays étrangers, où son nom est connu et honoré.
Il faudrait enfin parler de l'homme. Il était naturellement bon, il ne connaissait ni l'orgueil, ni l'envie. Il s'écartait discrètement, mais fermement de ce qui lui paraissait entaché d'intrigue ou d'obscures manœuvres. Il croyait à l'amitié -j'ai moi-même éprouvé la sienne dans des heures difficiles - et il était entouré d'amis qui continuèrent de se réunir auprès de lui quand la retraite fut venue. Les Balzaciens avaient fait de lui leur pape, un pape toujours souriant. Sa vie avait été heureuse jusqu'à ce que le plus cruel des maux vînt l'atteindre. Ce grand liseur dut cesser de lire; sa mémoire lui était demeurée fidèle, son esprit restait toujours vif, ouvert à toutes choses; il écoutait la radio, recueillait les nouvelles que lui apportèrent tous ceux qui montaient jusqu'à l'appartement qu'il occupait dans son cher Institut. C'est là que je l'ai vu pour la dernière fois, le vendredi 8 juin, la veille du jour où, avec Mme Marcel Bouteron qui fut l'admirable compagne de toute sa vie, il s'apprêtait à rejoindre son fils installé à Vence. Je venais lui dire au revoir; ce devait être un adieu. Il devait mourir quelques jours plus tard, loin de la maison qu'il avait aimée et servie.