Le classement par incipit musicaux
HISTOIRE D'UN CATALOGUE
Parmi les nombreux catalogues que nécessite le classement des œuvres musicales, il semble que celui qui s'établit par incipit musicaux devrait faire l'objet des préoccupations premières puisqu'il constitue en fait le seul catalogue direct de la matière. Cependant, les grandes bibliothèques musicales - aussi bien européennes qu'américaines - l'ont jusqu'à présent négligé, et, seul, le Département de la musique à la Bibliothèque nationale a entrepris la constitution d'un semblable fichier. Il est vrai qu'il est celui qui demande le personnel le plus nombreux et le plus spécialisé, celui aussi qui pose le plus de problèmes car le choix du principe de classement ne manque pas de soulever bien des discussions puisqu'il s'agit de résoudre ce paradoxe : ordonner en lexique une matière qui échappe de par sa nature même à toute espèce de classement et à laquelle il faut donc substituer des symboles connus, faciles à lire et faciles à classer.
C'est au sujet de la musique folklorique qu'a été posée officiellement pour la première fois la question lorsque, en 1899, le banquier, collectionneur et musicologue D. F. Scheurleer eut l'idée de mettre au concours dans le Zeitschrift der internationalen Musikgesellschaft le problème suivant : « Welche ist die beste Methode, um Volks- und volksmässige Lieder nach ihrer melodischen (nicht textlichen) Beschaffenheit lexikalisch zu ordnen ? 1 » Trois ans plus tard étaient publiées dans les Sammelbände der internationalen Musikgesellschaft les solutions proposées par Oswald Koller de Vienne et Ilmari Krohn de Helsinki 2. En 192I, reprenant la question, Wilhelrn Heinitz suggérait à son tour une méthode de classement 3. Plus récemment, Béla Bartók dans la préface à son ouvrage Hungarian folk music 4 et S. B. Hustvedt dans son Melodic index of child's ballad tunes 5 ont proposé différents procédés de classement pour les mélodies folkloriques. Celui du professeur Hustvedt est certainement l'un des plus ingénieux et il a reçu entre autres l'approbation presque totale de William J. Entwistle 6 et de Samuel P. Bayard 7. D'autre part il y a quelques années, Marius Schneider avait élaboré pour les travaux qu'il poursuivait à l'Institut espagnol de musicologie, un système personnel dont il n'a pas publié les résultats. Mais ce domaine de l'ethnomusicologie n'entre pas dans les attributions de notre département, car il pose des problèmes particuliers que ne peuvent résoudre que les spécialistes. De plus, dans ce cas, un tel catalogue n'a pour but que de rapprocher les versions différentes d'une même chanson afin d'en pouvoir comparer toutes les variantes et en tirer, par exemple, des enseignements sur le génie musical de tel ou tel peuple.
Il en est tout autrement pour la musique dite savante (« Kunst-Musik » pour les Allemands) qui est celle qui nous intéresse ici, car il s'agit alors avant tout d'identifier les compositions anonymes et de résoudre les énigmes des contrafacta ; c'est l'une des tâches les plus longues, les plus délicates, les plus utiles aussi et les plus intéressantes qui soit demandée au bibliothécaire musical. Même dans le cas d'une pièce avec paroles, le catalogue par incipit littéraires ne suffit pas toujours : comment deviner en effet que l'énigmatique Philephos aves adapté par Leonhard Kleber au début du XVIe siècle dans sa tablature, dissimule tout simplement le Filles vozrs avez mal gardé de Heinrich Isaac dont le bon organiste allemand avait sans doute déguisé les paroles par excès de décence ? Comment savoir que Gaude virgo et Je ne puis vivre sont une même pièce d'Isaac, Per faire toujours et O disprudenza fonte une même chanson de Johannes Martini, que la chanson française du manuscrit Pixérécourt Ai-je rien fait contre vous devient dans un manuscrit italien de la même époque dont le copiste ignorait évidemment le français Sayuyenes set conver nous? Et comment étudier des manuscrits tels que le 757 de Vérone ou le 78 C28 du Cabinet des estampes de Berlin copiés sans aucunes paroles? Ces exemples concernent tous la période polyphonique du XIVe au XVIe siècle, mais les époques suivantes ont aussi leurs problèmes et la question des fausses attributions par exemple, est cruciale pour le XVIIIe siècle où l'on peut rencontrer une même symphonie attribuée suivant les éditions à cinq auteurs différents : Haydn, Pichl, Fränzl, Filtz et Bach.
Il n'est donc pas étonnant que les musicologues aient depuis longtemps reconnu l'utilité d'un tel catalogue et que certains d'entre eux aient eu l'intention d'en établir pour la période concernant leurs travaux. Albert Smijers avait ainsi commencé un index thématique des œuvres des compositeurs néerlandais des xve et XVIe siècles copiés dans les manuscrits italiens; Laurence Feininger avait, paraît-il, l'intention de publier un catalogue thématique de la musique religieuse des xve et XVIe siècles 8 Ces entreprises n'ont jusqu'à présent pas abouti. Par contre, depuis 1954, Jan La Rue, de l'Université de New York, a commencé à constituer un catalogue thématique collectif des symphonies du XVIIIe siècle et son fichier à ce jour ne comporte pas moins de 7.000 incipit 9. A sa suite F. Zimmermann entreprend à son tour celui des sonates du XVIIIe siècle tandis que, en France, Jean Jacquot organise une équipe qui sera chargée de cataloguer la musique de luth.
Dès 1942 à la Bibliothèque nationale lors de la constitution du Département de la musique en département indépendant, on a prévu un catalogue par incipit musicaux où l'on ordonnerait en lexique toute la musique aussi bien vocale qu'instrumentale copiée ou imprimée jusqu'en 1800. Il n'était pas question, bien entendu, d'adopter le système employé par Johannes Zahn qui le premier avait établi un classement pour les mélodies du choral protestant basé sur la métrique du vers 10. Fort heureusement, on n'eut pas non plus l'idée simple - trop simple même - de ramener, comme l'ont fait plus tard Harold Barlow et Sam Morgenstern dans leur Dictionary of mtisical themes 11, tous les thèmes à une tonalité unique, ce qui alourdit dangereusement le classement. On s'est décidé pour une méthode très proche de celle que Koller avait esquissée dans sa réponse à Scheurleer et dans laquelle, avant d'aborder le folklore, il traitait de la musique polyphonique des xve et XVIe siècles. Le travail a été ainsi entrepris sur les bases suivantes : après avoir noté l'incipit musical avec toutes ses parties sur une carte spéciale avec portées imprimées à l'avance, on « siglait » la partie supérieure en lettres suivant le système guidonien, sans tenir compte des accidents ni du rythme. Puis ces lettres étaient classées suivant l'ordre alphabétique en partant de la note la plus grave, et les thèmes étaient ainsi rangés dans un premier groupe d'après la hauteur de la première note, puis de la seconde, troisième et ainsi jusqu'à la cinquième puisqu'il avait semblé que dans tous les cas les cinq premières notes suffisaient pour établir une classification différenciée. Pour la musique ancienne, il avait fallu tenir compte du fait que dans les différentes sources d'une même œuvre, on remplaçait souvent une valeur longue par plusieurs plus petites et, pour cette raison, on omit de sigler les notes répétées. On a pu grâce à ce catalogue faire déjà un assez bon travail d'identification d'anonymes. Cependant, on n'avait toujours pas résolu le problème que Koller avait déjà laissé en suspens et pour la solution duquel il ne comptait plus, disait-il, que sur un heureux hasard. Ce classement, en effet, qui se contente de donner une sorte de photographie de la ligne mélodique du thème en respectant sa hauteur exacte, ne permet pas de rapprocher les différentes transpositions d'une même œuvre. Or, justement, pour toute la musique ancienne c'est la seule question qui importe. Il était donc nécessaire de trouver une méthode qui tienne compte des intervalles sans se préoccuper de la note de départ et pour cela il fallait rejeter le symbole des lettres pour adopter celui des chiffres. C'est sur cette nouvelle base que j'ai repris le fichier en 1949 - il avait d'ailleurs été interrompu depuis quelques années - et pour la musique polyphonique ancienne seulement, suivant un procédé de classement déjà exposé ici même par François Lesure 12. La note de départ étant chiffrée [o] chacune des quatre notes suivantes est affectée d'un chiffre par demi ton, précédé du signe + pour les intervalles ascendants et du signe - pour les intervalles descendants. Douze chiffres suffisent donc pour noter n'importe quel thème puisqu'on ne tient plus compte de la hauteur réelle. Le classement s'ordonne ensuite tout naturellement, le signe + ayant toujours la priorité sur le -. De plus, pour accélérer les recherches, les œuvres sont autant que possible rangées chronologiquement. Certaines formules musicales ayant eu plus de faveur que d'autres, à l'intérieur de ces incipit très chargés, on a établi un sous-classement, basé sur le rythme, 4 représentant la ronde, 2 la blanche, 1 la noire et 1/2 la croche, le chiffre global pour les cinq premières notes étant seul inscrit sur la carte.
Tel que, ce fichier a rendu de grands services et il nous permet de répondre à bon nombre de demandes émanant surtout de musicologues étrangers. Mais pour être tout à fait efficace, il faudrait évidemment qu'il couvrît toute la production musicale de trois siècles, idéal dont nous sommes encore très éloignés et dont l'accomplissement nécessitera encore bien des années de travail. En 1954, lors des Journées internationales d'études sur la musique instrumentale organisées par le Groupe d'études musicales de la Renaissance, les participants avaient émis le vœu que soit établi un catalogue unique des incipit musicaux qui aurait été centralisé à Paris et auquel toutes les bibliothèques musicales auraient participé. Un système de reproduction photographique des fiches aurait ensuite permis aux organismes qui en auraient manifesté le désir de pouvoir constituer à leur tour un fichier de ce genre 13. Malheureusement, faute d'un personnel suffisant, les bibliothèques étrangères n'ont pu assumer un tel travail supplémentaire et notre département a dû continuer seul. Toute notre réserve a été ainsi traitée, les manuscrits anciens du département des manuscrits et, grâce aux microfilms, un nombre assez important de manuscrits des bibliothèques de province et de l'étranger.
Bien que tous les musicologues aient reconnu depuis longtemps déjà la nécessité urgente de ce catalogue, s'il n'a jamais été possible de mener un travail d'ensemble, le seul qui aurait pu être rapidement fructueux, c'est aussi parce qu'il a toujours été impossible d'arriver à un accord sur le choix du système de classement, et lorsque, en 1954, le professeur Carl-Alan Moberg, président de la Société suédoise de musicologie, organisa une rencontre à Uppsal pour discuter cette question sur le plan international, le Congrès fut obligé (comme il me l'écrivit lui-même) d'ajourner la discussion avant d'avoir pu arriver à aucune décision. Il est bien compréhensible que les bibliothécaires, formés aux méthodes exactes de la bibliothéconomie, marquent une certaine répugnance à patronner un classement aussi approximatif et à constituer un catalogue dont la consultation restera toujours réservée aux seuls spécialistes puisque eux seuls pourront corriger les données exactes du classement de base par les données non moins nécessaires de leur intuition musicale. Mais si l'on est bien pénétré de l'idée qu'il n'existe pas de méthode parfaite et qu'on ne pourra jamais prétendre qu'à des solutions approchées, alors on reconnaîtra que notre système est l'un de ceux qui réduisent au maximum l'écart de différenciation.
Il se pourrait enfin que les progrès des machines électroniques puissent offrir à notre catalogue, dans un proche avenir, d'intéressantes possibilités. On sait que plusieurs essais sont en cours en particulier dans le domaine de la lexicographie. L'examen des résultats déjà obtenus et la recherche d'une technique adaptée à nos problèmes particuliers s'impose si nous voulons accroître l'efficacité d'un instrument de travail qui, tel qu'il est, rend déjà d'appréciables services.