La bibliothèque du chapitre de Bayeux et ses « escriteaux »

André Masson

Dans une étude sur la bibliothèque du Chapitre de Noyon, construite en 1506 et restaurée pour son 450e anniversaire 1, nous avons mentionné, à titre de comparaison, celle de Bayeux, qui date du xve siècle, en citant, ne l'ayant pas alors visitée, la description du chanoine Deslandes 2.

La particularité la plus remarquable de cette bibliothèque, édifiée au xve siècle, au milieu du cloître de la cathédrale, est d'avoir conservé, selon le chanoine Deslandes, une numérotation murale correspondant aux « pupitres », aujourd'hui disparus, où étaient placés les manuscrits : « Sur les murs, on voit encore, à 1,80 m de hauteur environ, les cartouches peints où était écrit le numéro du pupitre qui y correspondait. » Or, un manuscrit du Chapitre 3 contient deux inventaires de la bibliothèque, l'un rédigé en 1436, l'autre en 1480, qui énumèrent les livres, par pupitre et par rayon, à raison de deux rayons pour chaque pupitre. Comme dans toutes les bibliothèques du Moyen âge, le pupitre servait à la fois de table de travail et de casier à livres. Les manuscrits enchaînés occupaient une double série de pupitres, cinq de chaque côté de la salle pour 192 volumes en 1436 et sept pour 243 volumes en 1480.

Si de très nombreux inventaires et descriptions anciennes de bibliothèques font connaître des dispositions semblables, et si l'on possède encore en Angleterre et en Italie 4 quelques anciens pupitres, nous ne connaissons, en revanche, aucun exemple de numérotations murales correspondant aux pupitres 5 qui, même si elles existaient ailleurs, ont dû être badigeonnées ou effacées, au cours des avatars subis par les rares salles de bibliothèques du Moyen âge aujourd'hui conservées.

La description du chanoine Deslandes date de quarante-cinq ans et, à notre connaissance, aucune autre mention des inscriptions de Bayeux n'a été faite. Existaient-elles encore et était-il possible de les déchiffrer plus complètement?

Accompagné de M. Leroy, architecte des Monuments historiques, et de Mlle Bertrand, bibliothécaire de la ville de Bayeux 6, avec l'autorisation de Mgr Adam, vicaire général, nous avons procédé le 3 juin 1957 à un examen minutieux des cartouches et constaté qu'ils contenaient non pas des numéros, comme on l'avait cru, mais des rubriques-matières se référant au contenu des livres de la bibliothèque.

Malheureusement, les murs latéraux Est et Ouest de la bibliothèque, sur sa plus grande longueur, ont été percés au xvue siècle de fenêtres plus larges, ce qui a entraîné la disparition partielle des inscriptions. Ce qui subsiste mérite d'être décrit avec précision.

Rappelons d'abord que la bibliothèque du Chapitre occupe le premier étage d'un bâtiment construit au XVe siècle au milieu du cloître aujourd'hui disparu, de sorte qu'elle forme un petit édifice isolé sur le flanc Nord de la cathédrale de Bayeux. On y accède par un escalier, au Sud. La salle mesure, dans œuvre, 10,50 m de longueur sur 6,70 m de largeur. En face de l'entrée, le côté Nord conserve ses trois fenêtres anciennes mesurant 1,80 m de haut sur 0,70 m de large. Les côtés Est et Ouest sont éclairés chacun par trois fenêtres modernes mesurant 2,20 m de haut sur 1,25 m de large. La première et la dernière fenêtre, sur chaque face, aujourd'hui murées à l'aplomb extérieur, restent visibles du dehors et l'embrasure intérieure a été respectée.

Les cartouches, ou plus exactement les phylactères qui portent les inscriptions, à 2,10 m au-dessus du sol, mesurent 10 cm de haut sur 60 à 70 cm de long. L'extrémité du cartouche est arrondie pour figurer un rouleau. Les lettres, en gothique, sont peintes en noir. Elles mesurent de 40 à 50 mm de hauteur. La lecture est assez malaisée, d'autant que quelques-unes des inscriptions semblent avoir été frottées, sans doute lors d'un essai de déchiffrement antérieur. Nous-mêmes avons réussi à aviver les caractères, sans crainte de détérioration, en les humectant très légèrement avec une éponge humide. A la faveur de cette opération, il devint possible de déchiffrer quelques lettres, puis des mots tout entiers.

Les deux inscriptions les mieux conservées se lisent, en entrant, à gauche, sur le mur qui sépare les deux premières fenêtres de l'Ouest (dont la première a été murée et la seconde élargie à une époque moderne) : DE GRAMMATICA LIBRI ALIQUOT; du côté opposé, à droite, entre les deux premières fenêtres de l'Est, DE MEDICINA LIBRI ALIQUOT.

Dans la partie centrale, les inscriptions qui devaient exister primitivement entre la seconde, la troisième et la quatrième fenêtre, à droite et à gauche, ont disparu quand les fenêtres ont été élargies.

Au fond de la salle, les inscriptions sont fragmentaires ou presque illisibles : à gauche, entre la dernière fenêtre moderne et la fenêtre ancienne murée, LIBRI... STICA; entre deux fenêtres du côté Nord, ALIQUOT OPERA BEATI...; à gauche entre la fenêtre murée et la dernière fenêtre moderne, COMMENTARIA SUPER...

En d'autres termes, le lecteur trouvait, en entrant à la bibliothèque, à gauche, des livres de grammaire, à droite, des livres de médecine, et, au fond de la salle, des Œuvres des Pères de l'Église et des Commentaires sur l'Écriture Sainte - aucune indication, par suite de l'élargissement des fenêtres, n'étant conservée pour les livres placés dans la partie centrale.

Quelque fragmentaires que soient ces inscriptions, elles témoignent du souci de rendre apparent le classement méthodique adopté dans les inventaires du Moyen âge et que, deux siècles plus tard, Mgr de Harlay, archevêque de Rouen, préconisait pour la bibliothèque du Chapitre de sa cathédrale : « Seront mis et placés (ces livres) en la place et bâtiment de tout temps destiné à la bibliothèque de l'église et iceulx rangés par ordre de sciences avec escriteaux 7

La conservation, si exceptionnelle, de ces fragiles inscriptions est due au fait qu'elles ont été protégées par le mode de construction très particulière des rayonnages muraux qui ont remplacé les meubles à livres du Moyen âge. Dans l'état actuel, qui remonte au début du XIXe siècle, comme sans doute dans un état antérieur, on a en effet laissé un certain espace entre le mur et les boiseries, ce qui forme de faux placards derrière les étagères à livres.

Est-il possible de dater ce que nous appellerons les « escriteaux » de Bayeux, et d'établir une corrélation entre le placement matériel des livres qu'ils révèlent et l'ordre adopté dans les inventaires du XVe siècle? La première mention relative à la construction de la bibliothèque date de 1429 : « On bâtira une maison dans le cloître pour servir de bibliothèque 8.» En 1464, l'évêque de Bayeux, Louis de Harcourt, donna cent écus pour l'achèvement de l'édifice 9 et il enrichit la bibliothèque d'une centaine de volumes. Avant cette magnifique donation, le mobilier de la bibliothèque comprenait deux rangées de cinq pupitres, et, après, sept rangées de cinq pupitres.

La librairie du chapitre comptait, en 1436, 192 volumes énumérés dans l'inventaire du Ms 199 du Chapitre 10 et, en 1480, 243 volumes énumérés dans le même manuscrit 11. En dehors de la librairie, la Cathédrale de Bayeux conservait, selon l'inventaire de 1476 12, 66 manuscrits « en cueur et chapelles de environ », 8 « livres enchaînés en costé dextre du cueur », 22 livres « en sinistre costé du cueur », dans diverses chapelles « en pulpitre ».

L'inventaire de 1436 donne la liste des volumes par pupitre « secundum ordinem cathenarum », tous les livres de la bibliothèque du chapitre étant enchaînés. Les cinq pupitres de la partie droite contiennent la Bible, les Commentaires de l'Écriture, les Pères de l'Église, les Légendes des Saints. Les cinq pupitres de la partie gauche contiennent le Droit romain et le Droit canon (pupitres 1, 2 et 3) la littérature antique, la grammaire, l'histoire et les sciences (pupitres 4 et 5).

En 1480, la disposition est à peu près la même. Les livres de théologie occupent toujours la partie droite, mais on a intercalé parmi eux les livres donnés par Mgr d'Harcourt auxquels sont réservés, comme le précise l'inventaire, les pupitres 2 et 3 du côté droit. Sur le côté gauche, les pupitres 4 et 5 restent vides, en attendant une extension ultérieure (« in quarto et quinto ejusdem sinistre partis nundum sunt libri ») en sorte que le même nombre de pupitres qu'en 1436 est réservé au Droit, aux Lettres et aux Sciences.

A la lecture de l'inventaire de 1480, ce qui frappe d'abord c'est la parfaite correspondance entre la place occupée par les livres de grammaire sur le pupitre et l'emplacement de la première des inscriptions que nous avons relevées : DE GRAMMATICA LIBRI ALIQUOT. Cette inscription, disions-nous, se trouve à gauche en entrant. Or l'inventaire précise que c'est dans le pupitre de gauche, le plus rapproché de la porte 13, que se trouvaient les ouvrages de grammaire : le De arte grammatica et le Liber de constructione de Priscien, la Summa Britonis, le Catholicon, seu Summa grammatica, de Giovanni Balbi 14 et d'autres oeuvres qui, sans être de véritables traités de grammaire, y consacrent de longs développements: les Variae formulae de Cassiodore et les Artes liberales de Martianus Capella 15.

En revanche, la seconde inscription lisible, DE MEDICINA LIBRI ALIQUOT, ne cadre pas avec le contenu de l'inventaire de 1480, où, en fait de livres de médecine, ne figure que le Regimen Sanitatis, d'Arnauld de Villeneuve (n° 200 de Deslandes) entre la Bible et les Décrétales, c'est-à-dire en dehors de tout classement méthodique.

Force nous est donc d'admettre que des changements ont été introduits après 1480 au classement des livres tel qu'il figurait sur l'inventaire. Quelque donation a sans doute enrichi le Chapitre des livres de médecine qui lui faisaient défaut, ce qui aura entraîné des modifications, dans l'ordre des pupitres, comparables à celle que nous avons constatée en 1464 après la donation de Mgr d'Harcourt.

Il ne semble pas cependant que les très beaux caractères gothiques des « escriteaux » de Bayeux puissent être postérieurs à la fin du xve ou au début du XVIe siècle, et, de ce fait, ils constitueraient le premier exemple conservé en France - et peut-être au monde - d'un classement méthodique matérialisé par des inscriptions murales.

  1. (retour)↑  B. Bibl. France. 2e année, n° 2, févr. 1957, pp. 95-110.
  2. (retour)↑  Baïocana, recueil de documents pour servir à l'histoire du diocèse de Bayeux et Lisieux, 1915, 4e année, 1er suppl., pp. 338-339.
  3. (retour)↑  Catalogue général des manuscrits, 1889, t. X, Ms. 199. Les manuscrits du chapitre de Bayeux, placés sous le contrôle de l'archiviste du Calvados, sont restés dans la cathédrale de Bayeux.
  4. (retour)↑  Clark (J. W.). - The Care of books. - Cambridge, 1901.
    Streeter (B. H.). - The Chained library. - London, 1931.
  5. (retour)↑  Les pupitres eux-mêmes étaient parfois numérotés : « fuerunt autem pulpita viginti octo, distincta per alphabeti litteras... » (Description de la Bibliothèque de la Sorbonne, par Claude Héméré, citée par Léopold Delisle : Cabinet des manuscrits, t. II, p. 200.)
  6. (retour)↑  Qu'il me soit permis de souligner la participation très efficace de Mlle Bertrand à nos recherches.
  7. (retour)↑  Langlois. - Nouvelles recherches sur les bibliothèques des archevêques et du chapitre de Rouen. - Rouen, 1854 (Extr. du Précis de l'Académie de Rouen, 1852-1853).
  8. (retour)↑  Catalogue général des manuscrits, t. X, p. 272.
  9. (retour)↑  Chanoine Deslandes (In : Baïocana. 4e année, 1915, p. 337).
  10. (retour)↑  Publié dans le Catalogue général des manuscrits, t. X, 1889, pp. 272-287.
  11. (retour)↑  Publié par le chanoine Deslandes, dans : Le Trésor de l'église Notre-Dame de Bayeux. - Paris, 1898, pp. 68-97 (Extr. du Bulletin archéologique, 1896).
  12. (retour)↑  Ibid., pp. 61-66.
  13. (retour)↑  « In ultimo pulpito sinistre partis, versus ostium ». Ce pupitre est le dernier parce que la numérotation commence du côté opposé, « versus domum episcopalem », comme le précise le début de l'inventaire.
  14. (retour)↑  Nos 160 à 163 de l'inventaire, dans l'édition Deslandes.
  15. (retour)↑  Nos 151 et 154 (ibid.).