Lutte contre les fake news – quels défis pour l’information scientifique, les bibliothèques et les journalistes ?

BULAC – 5 juin 2018

Marion Brunetti

Alors qu’en mars 2018, une proposition de loi relative à la lutte contre les fausses informations était déposée à l’Assemblée nationale et que la Conférence des présidents d’université (CPU) s’emparait également du sujet, la commission Pédagogie de l’ADBU organisait, le 5 juin 2018, la journée d’étude « Lutte contre les fake news – quels défis pour l’information scientifique, les bibliothèques et les journalistes ? », organisée en partenariat avec The Conversation France, La Croix, le CARISM et France Info. Cette journée avait pour objectif de porter un regard croisé sur la question des infos vue par différents corps de métiers de l’information : bibliothécaires, journalistes et enseignants, tous en prise avec cette question préoccupante.

Christophe Pérales (président de l’ADBU) a rappelé en ouverture le rôle des bibliothécaires vis-à-vis de la formation à la maîtrise de l’information. Inscrit comme une mission des SCD depuis le décret de 1985 de la loi Savary, il s’agissait alors d’enseigner comment trouver l’information alors qu’aujourd’hui la question qui se pose est de pouvoir la trier et d’en évaluer la fiabilité. Ces formations aux compétences informationnelles nécessitent de mettre en place une collaboration accrue entre les bibliothécaires et les enseignants-chercheurs.

Pour Arnaud Mercier (président de The Conversation France, enseignant-chercheur au CARISM – Centre d’analyse et de recherche interdisciplinaires sur les médias), « l’heure est grave ». Il dénonce les fake news comme étant des outils contre la démocratie auxquels il faut apprendre à faire face. Cécile Swiatek (responsable de la commission Pédagogie de l’ADBU) a complété cette introduction en soulignant le rôle des bibliothèques universitaires pour permettre aux étudiants de prendre du recul face à l’information chaude et d’être capable d’inscrire leur recherche dans le temps long. La question se pose du socle commun nécessaire pour faire face à la désinformation.

Illustration
Sketchnote illustrant la journée d'étude – © Marion Brunetti

Le nouvel environnement de l’information
à l’ère numérique

Première intervenante de la journée, Marie-Cécile Naves (chargée de mission, CPU) est revenue sur les rapports entre science et fake news : la science est aujourd’hui victime de la « malinformation », mais la science est un rempart, car elle ne constitue ni un avis ni une idéologie, elle est fondée sur des résultats. M.-C. Naves ajoute qu’elle devrait être plus sollicitée par les décideurs. Quant à l’éducation au média, il s’agit aujourd’hui d’un enjeu d’éducation populaire, à penser de manière participative.

La première table ronde de la journée venait faire le point sur la diffusion de l’information dans les médias actuels et sa crédibilité. En premier lieu, l’intervention d’Arnaud Mercier mettait à plat la notion de fake news : par la sémantique tout d’abord, car fake n’est pas l’équivalent de false en anglais, mais implique une volonté de tromper. Ensuite par la typologie, les fake news prenant des formes diverses : les fake news sensationnelles, celles qui donnent une explication à l’inacceptable, les complotistes, celles qui utilisent le détournement de photos ou vidéos, celles qui consistent à créer de faux comptes de personnalité, de faux sites de journaux. Si les fake news ont autant d’impact aujourd’hui, c’est qu’elles constituent un marché pour des plateformes comme Facebook, marché du clic et du partage qui repose sur le buzz.

Pour Rémy Rieffel (directeur du CARISM), aujourd’hui tout le monde veut exprimer son opinion sur tous les sujets, le web est un média expressiviste. Ainsi, l’information nous parvient de plus en plus souvent par une chaîne de tiers. Elle est, de plus, déhiérarchisée, tout apparaît sur le même plan et il est donc nécessaire d’être formé pour la décrypter. Toutefois, Internet n’est pas pour autant le seul outil consulté actuellement pour s’informer, plusieurs médias sont généralement utilisés parallèlement, surtout la télévision et la radio ; la consultation de la presse, elle, est globalement en baisse.

Cette constatation est directement corrélée à un volet du « Baromètre des médias » réalisé par Kantar/Sofres pour La Croix et présenté par Aude Carasco (journaliste) : à la question des sources utilisées pour s’informer, aucune personne parmi les18-24 ans ne cite la presse papier. De manière plus générale, le baromètre montre une augmentation générale de la confiance dans les médias (mais elle part de bas), celle dans Internet remonte peu. La bonne nouvelle apportée par cette enquête est que la grande majorité des personnes interrogées s’accorde pour dire qu’il est nécessaire que les élèves puissent apprendre à décrypter l’information et être capable de l’évaluer.

Identification des sources et curation des données
pour la fiabilité des informations

La deuxième table ronde était consacrée aux sources d’information et à leur traitement. Deux présentations ont eu lieu en ce sens avec des projets divers. Celui du Medialab de Sciences Po dans un premier temps, présenté par Anita Beldiman-Moore (responsable du Département des services aux usagers) et Mathieu Jacomy (ingénieur de recherche, spécialiste corpus web) : il s’agit de l’analyse d’un corpus thématique du web à l’aide d’un « crawler » qui permet de sortir des filtres des moteurs de recherche et de faire ressortir tous les résultats – y compris les moins visibles – et d’établir les liens entre eux. L’objectif affiché est de « sortir du filtre de Google » pour montrer tout ce qui existe sur la Toile autour d’un sujet – ici « le changement climatique » – et d’en établir une visualisation.

Dans l’idée d’engagement vis-à-vis de moteurs de recherche avides de données personnelles, Damien Belvèze (coordinateur de la formation des usagers, SCD de l’université de Rennes 1) pointe de son côté le choix de son établissement de mettre à disposition, par défaut, sur les postes publics, le moteur de recherche alternatif DuckDuckGo. La réflexion sur les sources est aussi au cœur des projets #1lib1ref, ateliers pour alimenter en sources l’encyclopédie libre Wikipedia. En tant que formateur en BU, D. Belvèze consacre également du temps à montrer les références disponibles sur les articles et la manière dont elles contribuent à qualifier l’information présentée.

Lutte contre les fake news
et formation à la qualité de l’information

Lors de la troisième table ronde, l’intervention de Rose-Marie Farinella (professeur des écoles, ancienne journaliste) a marqué l’auditoire : cette enseignante organise en effet des ateliers pour les élèves du primaire sur le décodage des médias. Elle les forme à devenir des « hoaxbusters », des « petits héros masqués du web capables de détecter les fake news ». Les enfants sont confrontés entre autres à des photomontages, à la question du cadrage de l’image, de l’utilisation de telle ou telle représentation selon le message que veut faire passer la personne qui utilise l’image. Les vidéos que présente Rose-Marie Farinella donnent à voir des enfants impliqués, qui comprennent vite les biais des photographies qu’on leur présente. À la question de la réaction des parents vis-à-vis de ces ateliers, l’enseignante répond qu’il y a deux types de profil : ceux qui poursuivent l’expérience à la maison et ceux qui sont soulagés de voir l’école prendre en charge de tels sujets, par lesquels ils se sentent eux-mêmes dépassés.

Au sein des rédactions françaises, la lutte contre les fake news s’engage également, avec des collaborations entre journalistes ou la mise en place de sites accessibles au grand public. Laurent Bigot (docteur en infocom, CARISM) a proposé un panorama de ces sites analysant l’information plus spécifiquement, appelés services de fact-checking. Nés aux USA au début des années 2000, ceux-ci se sont développés en France sur les plateformes de presse (Checknews de Libération, Les décodeurs du Monde) ainsi que des émissions de radio (« Le vrai du faux » sur France Info, « Le vrai faux de l’info » sur Europe 1). À l’occasion des élections présidentielles de 2017, un projet de plus grande ampleur a vu le jour en France, initié par Google : la plateforme Crosscheck. Composée d’un site web et d’un service de communication sur Slack à l’usage des participants, elle reposait sur 118 journalistes de 33 rédactions pour analyser l’information de manière croisée. Ces mêmes médias souhaiteraient monter aujourd’hui un projet pour continuer cette initiative tout en trouvant des moyens de répondre aux critiques suscitées : peur d’une coalition des médias ainsi que limites d’un système reposant sur les GAFAM 1.

Stephen Wyber (Policy and Advocacy, IFLA) a replacé la question des fake news dans un contexte international, revenant notamment sur la crainte d’un retour à la censure dans plusieurs pays sous couvert de lutte contre les fake news. Par ailleurs, il insiste sur le fait que les fake news sont aussi renforcées par nos propres biais cognitifs, les émetteurs de celles-ci jouant, comme des publicitaires, sur nos émotions. Il y a donc des enjeux d’éducation pour tous. Avec l’infographie claire et simple qu’elle a traduite en différentes langues, l’IFLA défend le principe que les bibliothèques doivent fournir les « outils » contre la désinformation. Elles contribuent aussi à élargir les pratiques pour s’informer, par exemple en mettant à disposition de tous la presse nationale et régionale.

L’initiative de France Info, qui a mis en place une cellule de traitement de l’information chaude, est encore peu connue : la présentation d’Estelle Cognaq (directrice adjointe de la rédaction, chargée de la certification et de la distribution de l’information chaude sur tous les supports) vient éclairer le fonctionnement de ce service récent. Échaudée par la diffusion erronée de la nouvelle du décès de Martin Bouygues en 2015, la rédaction de la chaîne analyse maintenant toutes les informations avant diffusion, en se basant sur une charte encadrant les rapports de France Info avec les autres médias – notamment les agences de presse – et la mise en place d’un circuit de vérification des informations.

Les métiers de l’information et de la documentation
face au nouvel environnement de l’information

La dernière table ronde de la journée faisait la part belle aux bibliothèques universitaires et centres de documentation. Derrière les intervenants était diffusé le carrousel « les bibliothèques universitaires pour une information fiable et de qualité », recueil d’initiatives de divers établissements pour la fiabilité de l’information, initié par la commission Pédagogie de l’ADBU. Elsa Devarissias (responsable de la formation des usagers, SCD de l’université de Lille) a pointé la variété des initiatives mises en place : des ateliers collaboratifs aux serious games, en passant par des services de questions-réponses, des jeux de piste, des tutoriels à distance, etc. À travers la formation aux compétences informationnelles, l’étudiant apprend à inscrire son travail dans le temps long, au sein d’un environnement documentaire. Une volonté d’articulation avec les enseignements est recherchée pour ne pas « citer pour citer » mais insérer ces formations dans un travail académique et voir comment ses propres recherches s’inscrivent dans un continuum de recherches universitaires.

Dans une autre optique, Vincent Liquète (professeur en sciences de l’information et de la communication, université de Bordeaux) visualise les compétences informationnelles comme une brique transversale et plaide pour des enseignements généraux en ESPE en décloisonnant les disciplines.

Comment concilier liberté d’expression et lutte contre les fake news ? Ceci représente pour Céline Raux (responsable de la formation des usagers, SCD de l’université Paris 8) le défi des bibliothécaires qui, par peur de revenir dans un rôle de « prescripteur », auraient pu ne pas s’emparer rapidement de la question des fake news. Plus largement, pour lutter contre les problèmes de désinformation, il faut que les bibliothèques soient là où tout un chacun cherche aujourd’hui de l’information : sur les moteurs de recherche. Cela veut donc dire ouvrir nos données et exposer nos catalogues sur le web. S’il a beaucoup été question dans cette journée d’études de formation au sens large, Céline Raux a aussi insisté sur le fait que la politique documentaire et les métadonnées contribuent aussi à la mise à disposition d’informations de qualité.

Lors du dernier temps de questions-réponses de la journée, Cécile Swiatek est intervenue pour parler des formations en bibliothèques universitaires et de la manière de les mener : pour intéresser un étudiant à ces questions d’information, il faut partir de ses besoins propres (avoir des bonnes notes, obtenir un diplôme, trouver un travail, etc.) : c’est par ce biais qu’on arrive à engager ces jeunes citoyens sur le terrain des compétences informationnelles. Elle nous rappelle également qu’en tant que professionnels de l’information, il est du ressort des bibliothécaires de s’emparer de ces sujets en université.

Les captations vidéo de la journée sont disponibles sur le site de l’ADBU.