Les démarches de conception collaborative en bibliothèque

Bilan et leçons stratégiques

Marie D. Martel

Philippe Gauthier

Pascale Félizat-Chartier

Le recours à des démarches de conception collaborative n’est pas propre aux bibliothèques  1. Ce type de processus impliquant des ateliers de réflexion ou de création collective, intégrant une variété de parties prenantes, se multiplie dans les services publics. Ces exercices d’innovation publique conduisent les organisations à interroger les relations qu’elles entretiennent, à l’interne comme à l’externe, en vue d’en améliorer la qualité. Le recours à de telles démarches peut également viser à légitimer leur action face à la critique, sinon à la transformer. L’essor de la participation sociale dans la chose publique, qu’elle soit abordée dans la perspective de la politique ou du design des politiques publiques, devient une autre réponse au déficit démocratique perçu, vécu et accentué par la culture numérique.

Les pratiques collaboratives au sein des bibliothèques publiques, en Amérique du Nord comme en Europe, ont pris une amplitude toute particulière en raison du renouvellement du modèle du « palais des livres » à l’orée du XXIe siècle, par celui du « palais des gens ». Ce modèle, identifié aux tiers lieux (third spaces), propose que la bibliothèque soit un espace ouvert aux conversations et à la création de savoir communautaire, bénéfique à l’élargissement de la sphère publique et à la santé du tissu démocratique  2. D’autres travaux en sociologie suggèrent aussi que la bibliothèque ne se contente pas de tisser du lien social (bonding), mais que le capital social qu’elle contribue à produire implique encore une capacité à créer des ponts (bridging) entre des populations peu disposées a priori à se relier et à vivre ensemble  3. Récemment, des études issues de l’ethnologie se sont penchées sur l’importance des infrastructures sociales qui, à côté des infrastructures civiques et technocratiques, garantissent les conditions matérielles, spatiales, urbanistiques nécessaires pour cultiver la vie sociale. Pour Éric Klinenberg, les bibliothèques représentent les « meilleurs exemples de ces infrastructures sociales » considérant l’effet des espaces et des dynamiques qu’elles instaurent sur les plans territorial et communautaire  4.

En Amérique du Nord, les attentes engageant les bibliothèques s’expriment en termes de justice sociale en se focalisant sur la participation et la réduction des obstacles à l’accessibilité 5. Les laboratoires de créativité ou de fabrication qui essaiment aujourd’hui convient les citoyen.ne.s tant à la création qu’à la co-création d’espaces, en incluant les populations exclues ou vulnérables. Divers référentiels, des boîtes à outils et des méthodes ont été élaborées au carrefour de la bibliothéconomie, du développement communautaire et des disciplines du design en vue d’accompagner le personnel des bibliothèques dans la conduite de ces initiatives de participation inclusive  6.

C’est dans ce contexte que les projets de bibliothèques, qu’ils relèvent de la programmation de services, de politiques ou d’espaces, sont devenus des terrains de prédilection au moment d’implanter et de mettre à l’épreuve une série de démarches de conception collaborative à Montréal.

Entre 2013 et 2018, les bibliothèques de Montréal ont déployé plus d’une dizaine de démarches de conception collaborative qui a favorisé la consolidation de ces pratiques en tant que méthode de conduite de projet, savoir pratique et dispositif de médiation sociale  7. Cette étude examine ces initiatives en vue de décrire leur apport en même temps que leurs limites. Le bilan dessiné permet de mieux cerner les conditions favorables au design des infrastructures sociales du point de vue organisationnel, c’est-à-dire du point de vue des décisions stratégiques qui façonnent la conception collaborative, et conséquemment, les nouvelles bibliothèques.

Notre réflexion sur le volet stratégique de la conception collaborative est le résultat de nombreuses discussions informelles avec le personnel des bibliothèques de Montréal, des participants et des chercheurs qui ont accompagné les démarches. Pour la mettre en œuvre, nous avons analysé de façon détaillée les rapports d’ateliers et de démarches de codesign (design collaboratif) publiés à la suite de ces activités qui nous ont servi d’archives et de repères documentaires. Ces données ont été complétées par des notes, des observations et des entretiens conduits dans le contexte d’autres initiatives, notamment dans le cas d’une résidence en région à la bibliothèque de Montmagny et dans les bibliothèques de l’Université de Montréal. Ces comparaisons ont permis de mieux circonscrire le cas des bibliothèques publiques de Montréal et la possibilité de transposition des résultats.

Genèse du recours au design collaboratif dans le réseau des bibliothèques de Montréal

Au moment de programmer la première cohorte de nouvelles bibliothèques à Montréal, dont les avant-projets avaient été réalisés avant 2013, les pratiques de consultation n’étaient pas encore systématiques, ni harmonisées auprès des équipes-projets. La plupart des collectes de données reposaient sur des méthodes quantitatives par le biais d’enquêtes, dans le meilleur des cas. Les approches qualitatives, à la façon de celles qui accompagnent une démarche de conception collaborative et recourant à des enquêtes ethnologiques de terrain, n’étaient pas alors mises à contribution.

En comparaison, les projets de construction de bibliothèques dans les autres grandes villes canadiennes faisaient appel à une panoplie de dispositifs de consultation, convoquant des méthodes mixtes, tant quantitatives que qualitatives avec des formules participatives : enquête, forum, atelier de codesign, interactions via les médias sociaux et approche Working Together 8. C’est sur la base de ce travail qu’ont été édifiées plusieurs nouvelles bibliothèques publiques en Colombie-Britannique, en Ontario, en Alberta et en Nouvelle-Écosse incluant la bibliothèque centrale d’Halifax (140 000 m²), un projet dont la planification entre 2008 et 2012 a reposé sur plusieurs événements participatifs avec différents groupes de la communauté  9.

À l’exemple des bibliothèques canadiennes, la direction des bibliothèques de Montréal a pris la décision de normaliser et de renforcer la consultation en incitant les équipes-projets à utiliser des méthodes variées, tant quantitatives que qualitatives. D’abord, une étude commandée en 2012 par le RAC (le service Rénovation, Agrandissement et Construction des bibliothèques de Montréal) sur l’approche living lab explorait la nature de cette méthodologie du design collaboratif ainsi que diverses expériences menées dans les services publics. Cette étude a ensuite servi de levier pour la tenue d’une première démarche de conception collaborative supportée par une expertise locale en design social pour le projet de la bibliothèque de Pierrefonds amorcée en 2013  10. Cette initiative sera suivie par plus de dix démarches pour autant de projets de nouvelles bibliothèques, avec un partenaire universitaire ou par l’entremise d’autres fournisseurs en innovation sociale, mais toutes à l’enseigne d’une conception centrée sur l’expérience-usager et le design collaboratif  11. Le mandat général du commanditaire était d’impliquer les citoyen.ne.s dans la planification et la conception des avant-projets en co-créant une vision commune, d’améliorer la qualité du livrable, notamment en termes d’innovation, et d’assurer le volet de l’acceptabilité sociale inscrit dans le cadre de gestion de projet.

Ces initiatives ont permis jusqu’à ce jour de rencontrer et de collaborer avec plus de cinq cents citoyen.ne.s participant.e.s ; elles ont aussi été progressivement l’occasion de développer un modèle méthodologique qui s’est raffiné dans le temps, en termes de processus et de programmation d’ateliers s’écoulant sur trois à six mois.

La démarche de conception collaborative combinait deux types de travaux. D’une part, un effort de divergence visait à récolter un maximum d’informations et à s’imprégner du contexte. D’autre part, une partie de l’effort était investie dans un travail de convergence visant à donner du sens aux données recueillies, en les transformant et en les mettant à l’épreuve de la conception. Cette approche permettait de formuler un ensemble de recommandations destinées à composer le livrable et alimenter le programme fonctionnel et technique  12.

Les thématiques abordées dans les ateliers étaient variées et touchaient une diversité d’enjeux sociaux pour lesquelles la bibliothèque était perçue comme un médiateur possible : la mixité sociale, la conciliation travail-famille, la santé par l’activité physique, la quiétude et le besoin de se reconnecter avec la nature, l’isolement (des jeunes, des plus âgés, des personnes vulnérables…), les rencontres entre générations, le rapprochement interculturel, l’exclusion sociale, la participation culturelle, l’aide aux personnes en recherche d’emploi, l’accès à des outils technologiques, l’autosuffisance alimentaire, l’engagement environnemental, etc. Ces thématiques convergeaient vers une interrogation plus large : comment peut-on aider les citoyen.ne.s à s’entraider, entreprendre, créer, s’approprier les connaissances dont ils ont besoin dans le but de transformer le monde qui les entoure ? Le projet de production de l’espace de la bibliothèque placé en débat critique offrait des occasions de concevoir des pistes d’action et des savoirs communs visant à apporter des réponses à cette question.

Les équipes-projets et les professionnels des bibliothèques impliqués ont développé des connaissances riches sur les préoccupations et les aspirations des citoyen.ne.s. En plus de se former aux méthodes collaboratives et à la conduite de projet institutionnel, le personnel du RAC a avancé en compréhension à propos des nouveaux espaces et des services à mettre en œuvre, de la complexité des équipements mixtes  13, mais aussi en ce qui concerne les problématiques communautaires et les enjeux d’exclusion.

Problématique

L’avènement de ces initiatives de design en bibliothèque a suscité un mouvement de recherche-action chez les professionnels qui ont pu acquérir un savoir pratique en matière de conception et de gestion. Les démarches de conception collaborative ont suscité des réflexions portant sur ces expériences et sur l’amélioration des processus en cours engendrant, par itération, autant un projet d’apprentissage sur l’aménagement et le design de services que des concepts producteurs pour l’aménagement et les services. Cette posture de praticien réflexif  14 prend une importance croissante dans la formation et le travail des professionnels de bibliothèque dans toutes leurs sphères d’interventions et devient un contenu du curriculum universitaire. La dyade essentielle : réfléchir / concevoir – agir devient un référentiel épistémologique pour les designers et les éducateurs, les reliant au monde des professionnels de bibliothèque et pouvant servir de point de contact interdisciplinaire. La posture du praticien réflexif implique en outre une dimension critique étroitement associée au contexte de travail en collaboration avec des populations diversifiées ou socialement exclues  15.

Dans cette perspective de recherche-action, nous voudrions attirer l’attention sur certains aspects stratégiques et opérationnels liés à la mise en œuvre des démarches de conception collaborative qui façonnent leur conduite et la nature de celles-ci, et qui nous sont apparus saillants.

Comme certaines études l’ont souligné, les choix stratégiques et les décisions de gestion au quotidien invoquées dans le cadre des démarches de conception collaborative représentent des enjeux significatifs, mais souvent négligés lors de leur mise en œuvre  16. Selon certains auteurs, en effet, les activités stratégiques font partie intégrante du processus de conception collaborative et des résultats qui en découlent : « Dans ce type de perspective, toutes les activités qui entrent dans la conception collaborative sont examinées comme étant constitutives des processus, des résultats et de tout ce qui en découle ultérieurement ; elles sont considérées comme des problématiques internes d’engagement des utilisateurs et non seulement comme une question de contexte externe ou de routine qui serait facultative  17. » Au cours des démarches, ces activités stratégiques ont généré des réflexions et des ajustements sur la base des expériences accumulées. Ces savoirs en action ont permis de tirer un certain nombre de leçons qui appuient la thèse selon laquelle les considérations stratégiques, qui vont de la planification à la logistique en passant par la communication, jouent un rôle constitutif dans une démarche de design collaboratif.

Exploration des enjeux stratégiques et des savoirs en action

Notre bilan vise à mettre en relief ce que ces démarches ont apporté dans la compréhension des projets et du rôle des bibliothécaires selon quatre modalités en tenant compte de leur incidence sur le processus, les résultats et les retombées de la conception collaborative.

1. Le rôle stratégique de l’équipe-projet : la familiarité avec le milieu local

Comme nous l’avons mentionné plus tôt, les démarches menées à Montréal sont initiées par une équipe-projet composée des professionnels de la direction centrale du réseau des bibliothèques (le RAC) et de ceux de la bibliothèque d’arrondissement hôte du projet, accompagnés des gestionnaires locaux. C’est cette équipe qui assure la gouvernance du processus et qui définit avec les designers les thématiques ainsi que les populations qui seront sollicitées. D’une façon générale, il était assumé que le terrain soit porteur d’informations imprévues mais significatives, que ce soit en termes de populations rencontrées ou de problèmes territoriaux. Il est aussi possible que des directives soient données pour que telle population ou tel organisme ne soient pas rencontrés pour des raisons contextuelles ou politiques.

Dans la plupart des cas, les enquêtes ethnologiques de terrain sont mises en œuvre par les designers. Bien que ces méthodes se veulent empathiques, le succès de celles-ci dépend, de façon décisive, des relations de confiance préexistant entre les professionnels de la bibliothèque et les habitants des quartiers desservis ainsi que le milieu associatif. L’existence de telles relations et la connaissance du territoire par l’équipe-projet favorisent leur insertion dans les communautés et, partant, la cueillette d’informations. Dans certaines démarches, les professionnels tenaient à être présents lors des entretiens pour saisir l’opportunité de faire des rencontres ou d’étendre leur propre compréhension des populations et des milieux. Dans d’autres circonstances, il s’agissait plutôt pour eux d’exercer un certain contrôle sur les activités ethnologiques et les discours.

Il faut néanmoins reconnaître que si la connaissance des territoires est vitale pour faciliter l’exercice et garantir la profondeur des constats établis, le fait est que les équipes locales étaient généralement peu familières avec le développement communautaire : elles ne disposaient pas toujours de données concernant les organismes ou les groupes exclus faisant partie de la desserte. Par ailleurs, c’est encore à partir de cette connaissance des habitants entretenue, ou pas, par les équipes-projets que dépendait la réussite de l’opération de recrutement requise pour mener les ateliers de codesign clôturant la démarche. Incidemment, les ateliers de codesign posent ce défi spécifique qu’ils exigent un nombre assez élevé de participants dont plusieurs ne sont pas des réguliers de la bibliothèque, ni même des usagers.

L’équipe-projet n’est pas seulement la gardienne des savoirs reliés au territoire, elle est aussi responsable de l’élaboration d’une base de connaissances réunissant l’ensemble de la documentation permettant d’analyser la situation et de contextualiser la démarche en avant-projet : données sociodémographiques, forces et faiblesses des équipements actuels, politiques publiques (nationale, municipale, locale), analyse urbaine du site d’implantation choisi, rapports, études préalables, documents administratifs, règlements, produits de veille sur les modèles des bibliothèques du XXIe siècle, tant au plan de l’aménagement que des services.

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La programmation-type d’une journée d’atelier de codesign.

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L’échéancier-type d’une démarche de conception collaborative.

2. La préparation et la mobilisation du personnel

La question de savoir si le design collaboratif permet d’opérer des changements en développant de nouveaux services sur la base d’une intégration plus fine des usages, ou encore s’il peut donner lieu à des transformations systémiques et à la mise en place de nouveaux modèles, ou les deux, n’est pas résolue. Mais, dans tous les cas, l’implication des personnels s’avère déterminante, quels que soient les scénarios, tant pour la planification de la démarche que pour l’implémentation et l’opérationnalisation des solutions, des prototypes et des projets-pilotes. La préparation et la mobilisation du personnel de bibliothèques constituent les aspects parmi les plus stratégiques mais, paradoxalement, souvent négligés dans les démarches.

Au cours des premières années, l’attention des équipes-projets montréalaises était principalement focalisée sur la question de la participation citoyenne. La place des personnels non professionnels des bibliothèques n’était pas traitée au sein des processus, sinon pour des questions instrumentales de logistique (préparer la salle, orienter les participant.e.s). Dans le même esprit, on n’anticipait guère le rôle qu’ils et elles pouvaient jouer dans le prototypage ou l’implémentation des concepts générés à moyen et à plus long terme. Toutefois, à mesure que les ateliers de codesign se sont succédé, les équipes-projets ont développé une compréhension plus sensible de la manière dont les affectations liées au design collaboratif touchaient les personnels et de leur contribution particulière.

L’arrivée de l’équipe-projet, qui comprend des professionnels de la direction centrale et des designers, sur le lieu de travail du personnel local appelle la tenue d’une rencontre préalable destinée à clarifier la nature et les motifs de l’intervention de même qu’à entamer un dialogue. Les intentions de la démarche ne sont pas toujours immédiatement claires, elles sont ouvertes et visent à « réinventer », « renouveler », « moderniser », « imaginer la bibliothèque du futur », « rejoindre les non-usagers », « repenser les services », etc. Peu importe la formulation de cette intention, elle est chargée d’une remise en question de la manière dont la prestation de service est actuellement fournie. Dès lors, elle peut être perçue comme un déni d’expertise. Elle comporte une promesse, éventuellement anxiogène, de transformer l’ordre actuel. Puisque l’attention et la responsabilité empathique à l’égard des personnels des bibliothèques ne font généralement pas partie de l’entente avec les designers, c’est l’équipe-projet qui doit mettre en place les conditions pour accompagner l’ensemble des employés et les mobiliser  18. Ces conversations deviennent une occasion privilégiée de partager en groupe les aspirations et les envies plus personnelles, les savoirs d’usage, les idées, puisqu’ils et elles habitent la bibliothèque au quotidien et se soucient réellement, dans la plupart des cas, des usagers et des habitants. Ces échanges permettent aussi de mieux comprendre comment ils et elles désirent collaborer au projet et participer au changement.

3. La communication et la transparence

Une autre dimension stratégique réside dans la communication pratiquée dans le cadre d’une démarche de design collaboratif. Entre les demandes d’entretiens avec les publics ciblés et l’envoi d’invitations à l’atelier de codesign, les messages qui soutiennent les interactions avec les populations sont multiples et, à chaque fois, ils contribuent à la qualité de la relation. On ne peut pas aborder tous ces motifs de communication, mais il en est un qui est inévitable : c’est la diffusion du livrable d’un atelier de codesign qui prend généralement la forme d’un rapport, sorte de livret, documentant le contexte, les raisons, la méthode, la trajectoire des projets à l’aide d’un récit qui condense une vision collective dans des scénarios appuyés par un plan d’usage et des critères de design, en plus de préserver les nouvelles questions à creuser. La production de ce rapport symbolise un engagement, même lorsqu’il n’est pas présenté explicitement sous cette forme. Il incarne un travail de diplomatie qui scelle un projet territorial. C’est l’équipe de design qui le rédige, il appartient néanmoins à la collectivité participante. C’est le réservoir des savoirs des habitants et l’expression de leurs désirs d’habiter le quartier et la ville. Il contient un certain nombre d’attentes mais la première d’entre elles, c’est que ce discours prolongeant une plateforme d’échanges inédite portée au nom de la bibliothèque soit partagé avec ceux et celles qui ont contribué à l’effort collectif.

Pourtant, nous n’avons pas réussi pour toutes les démarches à faire en sorte que les rapports de codesign soient rendus publics. Dans certains cas, ces documents ont été déposés sur le site des bibliothèques puis retirés ; dans d’autres cas, ils ont été promis, mais sans qu’on ne donne jamais suite à la présentation des résultats. Certains travaux ont en effet montré que ce type de démarche dépend très largement de la volonté et de l’engagement de gestionnaires particulièrement convaincus de leur bien-fondé  19. La mobilité professionnelle, les changements d’affectation, le retrait de ressources peuvent alors avoir des impacts délétères sur la poursuite de tels projets qui tombent alors dans une sorte d’oubli organisationnel. Par ailleurs, le design peut comporter un élément de subversion de l’appareil public menaçant l’ordre actuel ou apparaissant, à tout le moins, contraire aux desseins immédiats de l’administration qui choisit d’interrompre la conversation. L’omission de ce partage public, ce défaut de transparence, contribue à rendre trivial un processus qui se voulait démocratiquement significatif  20. Or, ce type de décision stratégique constitutive des enjeux traités de manière collaborative relève essentiellement de l’équipe-projet et de l’organisation qui la porte.

Si le manque de transparence a été tantôt un motif de rupture, d’autres projets en codesign n’ont pas eu la suite que recommandaient les conclusions des rapports, notamment celles d’approfondir des pistes d’actions ou des prototypes. Cette situation est parfois liée au manque d’adhésion quant aux objectifs finaux de la démarche ou au caractère fondamentalement itératif des démarches de conception collaborative qui aura été mal compris.

Par ailleurs, l’enjeu de la concrétisation de certains résultats, concepts ou critères de design, dans les programmes fonctionnels et techniques destinés aux architectes s’est avéré un problème aux multiples facettes. Les gestionnaires immobiliers qui sont des architectes employés de la ville et qui veillent à la gestion immobilière des projets, n’ont pas souhaité, dans la plupart des cas, s’impliquer dans les démarches de conception collaborative. Ce positionnement a eu pour effet de limiter par la suite les efforts de traduction fonctionnelle et les retombées des ateliers de codesign dont les résultats n’ont pas été pris en compte et concrétisés dans les programmes. Ce constat suggère que d’autres professionnels devraient participer au déroulement de cette phase d’avant-projet et que la diversité des participants internes est souhaitable, pour des motifs qui relèvent autant de la stratégie que de la conception. L’enjeu ici est véritablement de préserver les savoirs communs, condensé dans une vision et des formes dont les équipes-projets héritent, mais dont le destin demeure incertain au terme des activités de conception collaborative qui les ont générées.

4. Les apports généralisables

Reflet du caractère expérimental de ces interventions – il fallait démontrer l’intérêt de la démarche avant de pouvoir financer sa généralisation et sa pérennisation en continu –, le passage au prototype et à des améliorations itératives des premières séances de codesign s’est peu généralisé. Cependant, la suggestion d’ancrer ces démarches dans la durée a fini par être validée par la ville de Montréal qui encourage désormais le recours à la conception collaborative, sur une base annuelle pendant la durée du projet jusqu’à l’ouverture de la nouvelle bibliothèque. La ville semble ainsi reconnaître que cette culture de la collaboration peut transformer durablement le modèle de services des nouvelles bibliothèques. Cette conviction qui a entraîné le recours normalisé à ces démarches dans le cadre de la programmation des nouvelles bibliothèques, avait initialement été évaluée de manière informelle sur la base des échanges entre les participants et les équipes-projets par le biais d’une appréciation globale de la satisfaction.

Il faut aussi mentionner des retombées concrètes sur le plan des spécifications fonctionnelles, qui ont pu être clarifiées pour les futurs projets, ainsi que la récurrence de certains questionnements ou de thématiques qui est venue légitimer le recours systématique à des aménagements types. Ces apports ont contribué à enrichir le programme, plus traditionnel, des premiers projets en promulguant, par exemple, des espaces pour les enfants différenciés et mieux adaptés, une utilisation plus active et productive du bâtiment, des espaces de rencontres, comme les laboratoires d’innovation sociale, distincts des laboratoires de création numérique, des salles communautaires, des places publiques ou des agoras. Ils ont également favorisé l’émergence de services inédits jusque-là dans les bibliothèques de Montréal : bibliothèque d’objets, halte-garderie, comptoir communautaire, et ouvert une voie à la participation des citoyen.e.s dans la programmation des futurs projets et au-delà. Enfin, la préoccupation envers le développement durable et l’agriculture urbaine, sujets de nombreuses initiatives citoyennes, s’est imposée comme une constante des ateliers de codesign, venant en cela appuyer les efforts qui sont encore à investir dans cette voie : jardin éducatif, serre communautaire, toit vert et autres espaces écologiquement responsables, aménagés dans la bibliothèque ou en continuité avec celle-ci.

Après le codesign : les leçons de l’évaluation de l’impact

En revanche, l’évaluation de l’impact qui fait aussi partie des dimensions stratégiques couvertes par ces processus n’a pas encore été associée aux démarches de conception collaborative en tant que pratique intégrée s’appuyant sur un cadre de référence et une méthode définie. Aujourd’hui, le traitement de ces questions d’évaluation de l’impact devient primordial en bibliothèques comme dans tous les secteurs publics et sociaux. La façon d’évaluer cet impact, qui concerne autant l’évaluation des démarches et leur impact sur les publics que l’impact de ces publics sur les démarches et sur les projets, demeure aujourd’hui encore à définir.

L’évaluation est appelée à jouer un rôle constitutif dans la conception collaborative à plusieurs égards. En amont des projets, elle devrait permettre de procéder à une explicitation des intentions et des objectifs et, ce faisant, à la planification du processus de design. En aval, l’évaluation contribue à générer des ajustements dans les itérations ultérieures. La mise en place d’un processus d’évaluation de l’impact permet également, avec des indicateurs adaptés, d’interroger comment ces démarches apportent des bénéfices au plan de la programmation en termes de connaissances, de changements de comportements, de perception, de capital social, d’innovation, tout en facilitant la communication des finalités du projet.

Les méthodes d’évaluation de l’impact doivent aussi fournir des repères pour une appréciation non seulement du volet de la conception mais aussi de la participation citoyenne qui, grâce à la réflexion collective, contribue à la production de valeur. Des outils permettant d’évaluer cette participation selon différents critères existent déjà et commencent à être convoqués dans le contexte de recherche mené à ce sujet  21. Elles offrent l’occasion de mieux outiller les gestionnaires qui font appel à des fournisseurs de services en design collaboratif et qui voudraient pouvoir mieux choisir entre ceux qui font de la participation sans conception ou de la conception sans participation, ou les deux, ou ni l’une ni l’autre.

Les démarches de conception collaborative ont largement contribué à instaurer une posture de praticien réflexif chez les professionnels des bibliothèques de Montréal, une posture qui devient particulièrement nécessaire en contexte de changement ou de transition des modèles et des pratiques. Dans ce cadre, nous avons tenté de mettre en évidence comment cette pratique réflexive s’est portée sur les dimensions stratégiques constitutives de la conception collaborative. Parmi les aspects les plus saillants de notre bilan réflexif, nous avons relevé l’importance de la familiarité des équipes-projets avec les milieux desservis et le territoire qui assurent à la fois une certaine authenticité des enjeux traités par ces démarches et une qualité de sa compréhension et de son appropriation par les populations. Ensuite, sur le plan de la gestion, la collaboration et l’implication des personnels deviennent aussi une condition de réussite, tant pour la démarche en cours que pour les transformations visées par le projet. Un engagement diligent en matière de communication ainsi que la transparence sont également apparus comme des caractéristiques fondamentales, en phase avec les orientations prises par plusieurs villes au sujet des données ouvertes, et notamment celles que les citoyen.ne.s produisent. Enfin, le défi de l’évaluation de l’impact devient aujourd’hui le foyer de la réflexion sur ces démarches alors que l’on vise à capter leur valeur pour les communautés et le projet en tenant compte de leurs divers apports pour la conception, la participation et la justice sociale.

La mise en œuvre de ces démarches de conception collaborative aura ainsi contribué à accroître la recherche de pistes d’action pour favoriser l’intégration des savoirs d’usages et l’inclusion des populations exclues dans le développement des bibliothèques. Elles auront aussi été l’occasion d’interroger la méthodologie du design collaboratif et d’en préciser certaines modalités stratégiques constitutives, en plus d’en raffiner l’application. La réflexion à venir sur l’évaluation de l’impact pourrait encore entraîner une redéfinition du modèle actuel en tant que conception centrée sur « l’expérience-usager », vers une approche du design qui soit plus explicitement centrée sur « l’expérience-en-commun » 22.