Les écrits urbains sous contrôle

L’exemple de Montréal

par Nicolas Di Méo

Philippe Artières

Presses Universitaires de Rennes, 2014, 114 p.
ISBN 978-2-7535-3272-4 : 10 €

Directeur de recherche au CNRS, Philippe Artières est engagé dans une démarche visant à tracer les contours d’une histoire sociale et d’une anthropologie de l’écriture. Ses travaux récents, comme La police de l’écriture (2013), décrivent les regards qui se sont formés sur les écrits présents dans l’espace public, mais aussi les pratiques plus ou moins normées qui se sont constituées autour de ces objets, soit pour les produire, soit pour les contrôler. Les écrits urbains sous contrôle s’inscrit dans cette perspective : l’historien met au jour les débats qui ont accompagné l’émergence ou l’installation de plusieurs types d’écrits (plaques portant le nom de rues ou commémorant des événements historiques, affiches commerciales ou publicitaires, panneaux de signalisation…) et que l’action des organismes chargés de leur surveillance, parfois contestée, ravive régulièrement.

Montréal, de ce point de vue, fournit un terrain d’enquête très intéressant : aux enjeux communs à toutes les grandes agglomérations, la métropole québécoise ajoute une situation de bilinguisme souvent conflictuelle qui donne à la question des écrits observables dans le paysage urbain une coloration politique particulière. Si la production et la pose de plaques commémoratives, étudiées ici pour la période correspondant aux premières années de la Seconde Guerre mondiale, semblent avoir surtout occasionné des problèmes de logistique et de prise en charge financière, de même que l’installation d’une signalétique provisoire durant les Jeux olympiques de 1976, les différends linguistiques au sujet de l’affichage du nom des rues sont beaucoup plus anciens. En effet, alors que les premières plaques datent du début du XIXe siècle, il a fallu attendre 1853 pour que les Montréalais obtiennent enfin qu’elles puissent être rédigées en français – une disposition que la Charte de la langue française (loi capitale pour l’histoire linguistique du Québec, votée en 1977) a, par la suite, rendue obligatoire.

Philippe Artières examine aussi les modalités suivant lesquelles, au tournant des années 1940 et 1950, les permis autorisant la pose d’une enseigne lumineuse étaient accordés aux commerçants de la ville. Enfin, il montre les difficultés d’application de la loi de 1977, qui stipule notamment que « l’affichage public et la publicité commerciale doivent se faire en français » (article 58, alinéa 1) ou « peuvent également être faits à la fois en français et dans une autre langue pourvu que le français y figure de façon nettement prédominante » (article 58, alinéa 2). Ces dispositions sont régulièrement contestées, surtout au sein des communautés anglophones de la province, et les jugements des tribunaux ne donnent pas toujours raison aux inspecteurs de l’Office de la langue française (OLF), dont la mission est de traquer les contrevenants. Le livre décrit également le fonctionnement de cette institution et le savoir professionnel de ses agents, qui constitue un regard original sur les écrits présents dans l’espace public.

La démarche adoptée par Philippe Artières est intéressante, car elle permet d’envisager l’histoire urbaine sous un angle original. Malheureusement, l’ouvrage ne tient pas toutes ses promesses. Les chapitres portent sur des périodes variées et font intervenir des acteurs très différents les uns des autres. L’ensemble est donc assez décousu et l’on regrette que l’étude, très descriptive (ce qui n’est pas un défaut en soi, car il faut bien mettre en lumière des faits précis), ne débouche pas sur des conclusions plus fermes. Sans tomber dans une conception excessivement narrativiste de l’histoire, il semble que les objets étudiés peinent à s’intégrer à un récit susceptible de les expliquer et de rendre compte de tous les enjeux qu’ils cristallisent – comme si l’on avait affaire à un matériau encore provisoire, à des données de la recherche en partie élaborées, et non à une enquête menée à son terme. L’analyse, tout en laissant entrevoir des pistes de réflexion, donne le sentiment d’avoir été insuffisamment mûrie. Certaines interprétations auraient ainsi pu être étayées davantage, comme à la fin du dernier chapitre, lorsque l’auteur estime que les réactions d’hostilité à l’égard des inspecteurs de l’OLF sont liées, avant tout, à « la reproduction de l’écrit et sa divulgation » (p. 101). Ce n’est pas impossible, mais on ne voit pas clairement, dans les développements qui précèdent, ce qui permet d’affirmer qu’il s’agit là du point le plus conflictuel dans un débat faisant intervenir beaucoup d’autres paramètres.

Cette impression d’inachevé est confirmée par la médiocrité du travail éditorial. Les fautes d’orthographe et de syntaxe sont si nombreuses qu’on en vient à penser que l’ouvrage a été publié sans avoir été relu. Un exemple parmi d’autres : « Les premières décisions ne visent pas à proprement parlé [sic] l’affichage ; il s’agissait de lutter contre la diffusion d’images à caractère “immoral” à la demande des ligues de vertu montréalaise [sic] » (p. 29). On aimerait en savoir un peu plus sur cette vertu montréalaise… Quant aux illustrations, leur utilité est parfois discutable : si l’on ne peut que se féliciter des reproductions de projets d’enseignes, qui donnent des indications sur ce que devait être le paysage urbain montréalais au milieu du XXe siècle, avec son Art déco tardif (p. 54-63), il est probablement moins nécessaire de contempler la façade des Archives nationales du Québec (p. 11) ou les cartons remplis de dossiers de l’OLF (p. 12-13).

Ces remarques conduisent à s’interroger sur les raisons ayant conduit à bâcler ainsi (le mot n’est pas excessif) une publication qui, en raison de l’intérêt de son objet, aurait pourtant mérité un peu plus d’attention. Négligence ? Application radicale du fameux publish or perish américain ? Conséquence de la temporalité saccadée imposée par la logique des financements sur projets, notamment dans le cadre de l’ANR, qui pousse à organiser des événements trop fréquents et à faire paraître trop rapidement des travaux encore inaboutis ? Quoi qu’il en soit, contrairement aux autres livres de Philippe Artières, plus complets, plus étoffés, celui-ci montre qu’il ne suffit pas d’avoir de bonnes idées et que l’on a tort de ne pas toujours laisser à la recherche le temps dont elle a besoin.