En février 2018, à l’occasion d’une recherche en histoire des sciences menée dans les fonds anciens de la bibliothèque universitaire des sciences et techniques (BUST) de l’université de Bordeaux, nous avons découvert un portrait gravé inédit, qui semble être un autoportrait de madame Lavoisier. Après avoir décrit le contexte de cette découverte et montré l’intérêt d’étudier les fonds anciens, nous nous attarderons sur cette gravure et nous expliquerons pourquoi l’hypothèse de l’autoportrait de madame Lavoisier est la plus probable.
Une découverte inattendue dans un endroit inattendu
En 1995, à l’occasion du bicentenaire de la mort de Lavoisier, René Maury, à l’époque conservateur à la BUST de l’université de Bordeaux, a rédigé une brochure sur la collection Lavoisier possédée par la bibliothèque [Maury, 1995]. Il y recense soixante-sept titres, portant tous l’ex-libris gravé ou manuscrit de Lavoisier, dont il donne les caractéristiques bibliographiques principales et une courte biographie des auteurs. Dans le cadre d’un mémoire de recherche de master en épistémologie et histoire des sciences mené en 2018 à l’université de Bordeaux Montaigne, nous avons examiné en détail ces ouvrages. Cette collection Lavoisier fait partie du fonds Baudrimont (1806–1880), fonds acquis par la bibliothèque en 1880, à la mort de ce professeur de chimie à la faculté des sciences de Bordeaux, et nous remercions la BUST qui nous a fort gentiment permis d’accéder à ce fonds ancien. Lors de ce travail, nous avons identifié d’autres livres ayant appartenu à Lavoisier et la collection compte désormais soixante-treize titres. Le 1er février 2018, nous avons découvert une gravure, dans le troisième tome des Expériences physiques et chymiques, sur plusieurs matières relatives au commerce & aux arts du pharmacien et médecin anglais William Lewis (1714–1781), traduit par Philippe-Florent de Puisieux et publié en 1769. Cette épreuve était insérée entre les pages 356 et 357 du livre, au début d’un passage sur le platine. Cette place incongrue pour une telle gravure, un petit portrait de femme en plein milieu d’un ouvrage de chimie, fait penser aux cartes à jouer qui étaient utilisées parfois comme marque-page. Ni René Maury ni Marco Beretta, qui a pour sa part publié en 1995 Bibliotheca Lavoisieriana : the catalogue of the Library of Antoine Laurent Lavoisier [Beretta, 1995], n’évoquent la présence de cette gravure. La bibliothèque universitaire ne l’avait pas répertoriée non plus et nous n’en avons pas trouvé mention ailleurs.
De l’intérêt d’étudier les fonds anciens
Cette découverte présente un double intérêt. Elle est importante par son existence même, et nous nous attarderons dans un second temps sur ce portrait inédit, sa description, les hypothèses sur la femme représentée et sur l’auteur de cette gravure. Cette découverte montre par ailleurs la nécessité d’une étude méticuleuse des fonds anciens et de leur histoire afin, justement, de trouver d’éventuels documents inédits et de comprendre la cohérence de tel ou tel fonds. Ainsi la collection Lavoisier identifiée par René Maury en 1995 appartient au fonds Baudrimont, dont nous allons décrire l’historique. Dans les Actes de l’Académie nationale de sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux publiés à Paris en 1897, Georges Rayet (1839–1905), alors professeur à la faculté, retrace l’histoire de la faculté des sciences de Bordeaux entre 1838 et 1894. Il consacre notamment un large passage à Alexandre-Edouard Baudrimont (1806–1880), professeur de chimie à la faculté des sciences de Bordeaux de 1866 à 1878 et collectionneur d’ouvrages scientifiques anciens. À sa mort, sa famille a permis à la faculté de Bordeaux « avant toute vente, de choisir les cinq cents volumes qui constituent aujourd’hui le fonds Baudrimont » [Actes, 1897]. Georges Rayet précise que ce fonds contient notamment « quatre-vingts volumes provenant de la bibliothèque de Lavoisier, portant l’ex-libris et la signature du savant intendant, et comprenant une série de traités de chimie publiés de 1688 à 1785 » [Actes, 1897]. Il cite Herman Boerhaave (1668–1738), Jean D’Arcet (1725–1801), Antoine-François Fourcroy (1755–1809), Jean-Claude De La Metherie (1743–1817), Nicolas Le Fevre (1610–1699), Pierre-Joseph Macquer (1718–1784), Antoine Baume (1728–1804) et Carl Wilhelm Scheele (1742–1786) comme exemples d’auteurs entrant dans cette collection. Le fonds ainsi constitué au début des années 1880 a dû être catalogué puisque les différents ouvrages portent tous une cote. Ce fonds a ensuite été déplacé à plusieurs reprises au gré des changements de locaux des bibliothèques universitaires. Depuis 2010, Mireille Bravo, bibliothécaire, s’est occupée de traiter le fonds ancien de la BUST et de mettre à jour le catalogue Sudoc1 afin de rendre accessible à tous les informations concernant ces ouvrages.
Portrait à la dérobée
Le papier sur lequel a été réalisée l’impression est assez épais. Il s’agit soit d’un vélin soit d’un vergé assez fort. Il est enfoncé sur un carré de 43 mm de côté et l’impression est presque centrée sur une feuille de 67 mm de haut et 55 mm de large. La technique utilisée est soit une eau-forte soit un essai d’aquatinte. Le décrochement de la plaque de cuivre au niveau du bord inférieur se traduit par une morsure de la cuvette. L’ensemble de ces détails laisse à penser qu’il s’agit d’une gravure d’amateur. Le sujet représenté est un portrait de femme, de trois quarts avant, la tête légèrement penchée à droite, et de couleur bistre. Le visage, de forme plutôt ovale, est assez lisse. Il semble impassible. La bouche étroite et les yeux aux sourcils rehaussés sont délicatement tracés. Le nez est dessiné de façon beaucoup moins délicate, d’un trait lourd et noir, représentant à la fois le bord inférieur de l’aile droite, la narine et l’ombre du lobe. Rien ne marque la partie supérieure de l’aile, non plus que la frontière latérale du lobe. Le front est en partie couvert par la coiffure. Les cheveux sont bouclés, mi-longs, ils cachent l’oreille droite du sujet et semblent retenus par un bandeau. Les joues sont très peu dessinées et le menton est très arrondi. Le haut du buste est esquissé et montre des épaules étroites sur lesquelles retombent quelques boucles de cheveux. Un début de vêtement avec une échancrure en V est dessiné. Le drapé de l’étoffe est rendu par de brefs traits droits, relativement peu épais. Xavier Seydoux2, directeur de la galerie Seydoux à Paris, membre de la Chambre syndicale de l’estampe, du dessin et du tableau, et expert de la CNES (Compagnie nationale des experts spécialisés), estime que cette épreuve a été réalisée entre 1770 et 1830. Le petit format utilisé était d’usage courant à cette période afin de réaliser des essais en une dizaine d’exemplaires, vingt au maximum.
Figure 1. Un portrait inédit de madame Lavoisier3 ?
À la recherche de l’illustre inconnue
Nous faisons l’hypothèse que ce portrait peut être celui de madame Lavoisier, réalisé de sa propre main. Pour appuyer cette double thèse, à laquelle souscrit Patrice Bret, secrétaire général du Comité Lavoisier de l’Académie des sciences, à qui nous l’avons soumise, nous nous intéresserons à la physionomie du sujet ainsi qu’à la technique utilisée.
Cette gravure se trouvait dans un livre ayant appartenu à Antoine Laurent Lavoisier. On peut donc penser que c’est le portrait d’une femme de son entourage. Mais les époux Lavoisier n’ont pas eu de fille. Madame Lavoisier n’a pas de sœur et celle de son mari est décédée à quinze ans, en 1760, onze ans avant leur mariage. Reste la possibilité que ce soit madame Lavoisier elle-même. En 1788, le peintre Jacques-Louis David réalise le célèbre portrait des époux Lavoisier4, exposé au Metropolitan Museum of Art de New York, à la demande de madame Lavoisier, laquelle était l’élève du peintre à partir de 1786 [Pinault-Sørensen, 1994]. Elle a réalisé notamment les gravures qui illustrent le Traité élémentaire de chimie que son mari publie en 1789. En 1790, David peint également le portrait des deux filles du banquier Jacques Rilliet : le Portrait de la marquise d’Orvilliers5, aujourd’hui visible au Musée du Louvre à Paris, qui représente Jeanne-Robertine Rilliet, et le Portrait de la comtesse de Sorcy-Thélusson6, qui figure sa sœur, Louise Rilliet, conservé par le musée Neue Pinakothek de Munich. Leurs figures présentent de nombreux traits de ressemblance avec le portrait que nous avons découvert. Nous pouvons nous demander si madame Lavoisier n’a pas rencontré les filles Rilliet ou si elle n’a pas pu voir David travailler sur ces peintures, reproduisant elle-même peut-être les portraits à titre d’exercice. Notre gravure pourrait donc être le portrait soit de madame Lavoisier elle-même, soit de l’une ou l’autre des deux sœurs Rilliet.
Lequel de ces trois portraits se rapproche le plus de celui que nous avons découvert ? La technique des logiciels de reconnaissance faciale basée sur la cartographie des visages permet de comparer ces différents portraits entre eux et d’apporter une réponse. En effet, l’écartement des yeux, les arêtes du nez, la commissure des lèvres, des oreilles, la distance entre le menton et la lèvre inférieure comptent parmi les caractéristiques clés d’un visage. Pour chacun des trois portraits et pour la gravure, nous avons repéré la position des yeux et du nez, les positions extrêmes de la bouche, la position de l’extrémité du menton et celle du bas des oreilles (pour faciliter la comparaison avec notre gravure, nous avons réalisé une symétrie par rapport à un axe vertical du visage de la marquise et de celui de la comtesse car elles regardaient à gauche à l’origine alors que le visage de la gravure est orienté à droite). Nous avons effectué ce travail à l’aide d’un logiciel de traitement d’image. Nous avons ainsi obtenu uniquement les points caractéristiques, ce qui nous a ensuite permis, toujours à l’aide du même logiciel de traitement d’image, de superposer la configuration obtenue pour chaque visage avec la configuration obtenue pour la gravure.
Les points caractéristiques du visage de la gravure coïncident bien plus avec le portrait de madame Lavoisier (c’est-à-dire celui qu’elle offre sur le tableau où David la peint avec son mari) qu’avec celui de la comtesse de Sorcy ou celui de la marquise D’Orvilliers. Par ailleurs, madame Lavoisier a peint un autoportrait de profil, peut-être sous la supervision de David lui-même [Beretta, 2001], sur lequel elle présente un visage moins fin que celui du portrait des époux Lavoisier réalisé par le peintre. Malgré la difficulté à comparer ces deux images à l’angle très différent et à des âges distants, la physionomie de madame Lavoisier sur cet autoportrait est assez proche de celle de notre gravure.
Des logiciels ou applications en ligne permettent d’effectuer une analyse similaire. Microsoft7 et Amazon8 proposent ainsi un logiciel de reconnaissance faciale basé sur ce principe. L’application Azure de Microsoft donne par exemple une fiabilité de 74 % de correspondance entre la gravure et le portrait de madame Lavoisier, alors qu’elle est de 63 % avec la comtesse de Sorcy et seulement de 54 % avec la marquise d’Orvilliers.
Une approche complémentaire consiste à comparer notre gravure avec un dessin réalisé par madame Lavoisier, Lavoisier dans son laboratoire : Expériences sur la respiration de l’homme exécutant un travail (voir figure 2). Ces deux dessins emploient des techniques très différentes : trait et lavis pour le dessin, contre une gravure relativement plus épaisse. Cependant, ils présentent des ressemblances en matière de technique de représentation des sujets, qui pourraient confirmer qu’ils sont de la même main. Le premier point concerne la forme des drapés. Dans le dessin, madame Lavoisier se représente avec un vêtement drapé sur les épaules. Nous avons déjà noté le travail particulier sur le drapé de la gravure : le dessin de madame Lavoisier emploie une technique similaire, à base de traits brefs et droits, quasi verticaux. Une deuxième similitude est à chercher dans le dessin du nez. Celui-ci détonne dans le modelé relativement délicat de la gravure. Dans le dessin, la troisième personne sur la gauche – un assistant de Lavoisier – est représentée de trois quarts avant dans une posture proche de celle du portrait de la gravure. Son nez est dessiné d’un trait, englobant là aussi l’ombre de l’aile, la narine et l’ombre du lobe, allié à un trait vertical qui figure le dos de l’organe. Cette ressemblance est notable dans la mesure où le nez est l’une des parties du visage pour laquelle s’exercent des choix très divers en matière de représentation. Dans ces deux illustrations, l’artiste ou les artistes semblent donc avoir opté pour des options similaires, quand d’autres conventions de représentation étaient disponibles. Les résultats de cette étude stylistique appuient donc le second volet de notre hypothèse : le portrait ne représente pas seulement madame Lavoisier, il semble être de sa main.
Une proposition raisonnable
Il est bien entendu difficile d’acquérir une certitude quant à l’auteur de notre gravure et à son sujet. Mais les conditions de la découverte, la facture de l’illustration et les relevés physionomiques, croisés avec les représentations connues de l’entourage des époux Lavoisier, nous amènent à conclure qu’il s’agit bien là d’un autoportrait de madame Lavoisier, probablement réalisé par elle-même aux alentours des années 1790.
Figure 2. Marie-Anne Pierrette Lavoisier, Lavoisier dans son laboratoire : Expériences sur la respiration de l’homme exécutant un travail, coll. part.
Remerciements
Mireille Bravo, Patrice Bret, Pascal Duris, Claire-Lise Gauvain, Nicolas Labarre, Xavier Seydoux et Romain Wenz.
QR Code des différentes illustrations
Jacques-Louis David, Antoine Laurent Lavoisier (1743–1794) et sa femme (Marie Anne Pierrette Paulze, 1758–1836).
Jacques-Louis David, Portrait de la marquise d’Orvilliers.
Jacques-Louis David, Portrait de la comtesse de Sorcy-Thélusson.
Marie-Anne Pierrette Lavoisier, Autoportrait de madame Lavoisier.
Bibliographie
Actes de l’Académie nationale des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux, Paris, 1897.
AKAMATSU Shigeru, SASAKI Tsutomu, FUKAMACHI Hideo, MASUI Nobuhiko et SUENAGA Yasuhito, « An accurate and robust face identification scheme », Proceedings, 11th IAPR International Conference on Pattern Recognition. Vol. II. Conference B : Pattern Recognition Methodology and Systems, La Hague, IEEE, 1992, p. 217-220.
BERETTA Marco, Bibliotheca Lavoisieriana : the catalogue of the library of Antoine Laurent Lavoisier, Florence, L. S. Olschki,, 1995.
BERETTA Marco, Imaging a career in science : the iconography of Antoine Laurent Lavoisier, Bologna studies in scientific heritage 1. Canton, Mass : Science History Publications/USA, 2001.
DAVID Jacques Louis Jules, Le peintre Louis David, 1748–1825, Vol. 1 : Souvenirs & documents inédits, Paris, 1880.
MAURY René et Université Bordeaux I, Service commun de la documentation, Lavoisier, ex-libris : une collection bordelaise, SICOD-Bibliothèque universitaire des sciences et techniques [de] Bordeaux, 1995.
PINAULT-SØRENSEN Madeleine, « Madame Lavoisier, dessinatrice et peintre. », Musée des Arts et Métiers : La revue, n° 6, mars 1994.
1. Système universitaire de documentation.
2. Nous remercions chaleureusement Claire-Lise Gauvain, chargée de valorisation documentaire à la direction de la documentation de l’université de Bordeaux, et Romain Wenz, responsable du service du patrimoine documentaire à la direction de la documentation de l’université de Bordeaux, qui ont accepté que ce portrait quitte les locaux de la BUST de Bordeaux afin d’être expertisé à Paris par Patrice Bret et Xavier Seydoux le 19 juillet 2018.
3. Disponible à l’adresse suivante : http://www.babordnum.fr/items/show/1088
4. https://www.metmuseum.org/art/collection/search/436106
5.http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite?srv=obj_view_obj&objet=cartel_22506_33187_rf2418.jpg_obj.html&flag=true
6. https://www.pinakothek.de/kunst/meisterwerk/jacques-louis-david/anne-marie-louise-thelusson-comtesse-de-sorcy
7. https://azure.microsoft.com/fr-fr/services/cognitive-services/face/