Livr’Exil : accompagner les personnes en exil vers les métiers des bibliothèques

Philippe Colomb

Lorsqu’on évoque la place des personnes réfugiées en bibliothèque, on pense généralement au formidable travail d’accueil réalisé par de nombreux établissements afin d’adapter leur offre de services aux besoins spécifiques de ce public. Deux ouvrages témoignent de l’engagement collectif des bibliothécaires français : celui dirigé par Isabelle Antonutti et publié en 2017 aux éditions du Cercle de la Librairie, Migrations et bibliothèques, et celui coordonné par Lucie Daudin et publié la même année dans la collection « La Boîte à outils » des Presses de l’Enssib, Accueillir des publics migrants et immigrés. La publicité autour de ce type d’accueil a vraiment permis de rendre sensible au grand public le rôle social des bibliothèques aujourd’hui, et il faut s’en féliciter.

Cette attention à l’accueil du public réfugié, particulièrement précaire, a également amené de nombreux et nombreuses collègues à s’intéresser plus globalement à la situation des personnes exilées en France. Il leur est alors très vite apparu que l’accès à l’emploi est la préoccupation centrale des personnes récemment arrivées en France. Et si la politique officielle de la France consiste à fortement inciter les personnes ayant obtenu le statut de réfugié à travailler, cette incitation se fait généralement au prix d’une importante déqualification professionnelle. Ces personnes devant être employées le plus rapidement possible, l’administration a tendance à les orienter vers des emplois peu qualifiés, généralement manuels ou de service, réputés plus compatibles avec une faible maîtrise de la langue française 1

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Voir Sophie BILONG et Frédéric SALIN. L’emploi des personnes réfugiées : des trajectoires professionnelles aux politiques de recrutement des entreprises. Paris : IFRI. Février 2022 (coll. Études de l’Ifri). En ligne : https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/bilong_salin_emploi_des_personnes_refugiees_2022.pdf

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Lutter contre la déqualification résultant de la situation d’exil

Pourtant, les ressources sociales et culturelles qu’il faut mobiliser pour réussir à quitter son pays et trouver refuge en France ne correspondent pas à ce genre de profils professionnels. On a au contraire plutôt affaire à des personnes ayant été cadres, journalistes, artistes, enseignants, ou responsables religieux. La déqualification que leur impose le système d’accueil français, qui les pousse à devenir serveurs ou plombiers, est une forme de mise en précarité sociale difficile à vivre pour beaucoup. Face à ce constat, un petit groupe de collègues de l’Association des bibliothécaires de France (ABF) s’est interrogé sur la meilleure réponse à apporter. Ainsi est né le projet Livr’Exil. Modeste dans sa forme et ses moyens, il se propose d’accompagner des personnes ayant travaillé dans les métiers du livre ou de l’information avant leur exil et de les aider à accéder en France à un emploi répondant à leurs aspirations professionnelles. Ce faisant, le projet a posé plus largement la question de l’accueil de personnes en situation de précarité au sein de notre profession.

Concrètement Livr’Exil s’articule en trois phases : l’identification de personnes réfugiées susceptibles d’être intéressées par le travail en bibliothèque, un soutien pendant la formation d’auxiliaire de bibliothèque – proposée par l’ABF 2

sur une durée d’un an –, et enfin un accompagnement vers un premier emploi. À chacune de ces étapes, le groupe considère qu’il est essentiel d’associer activement et effectivement la personne accompagnée aux choix qui la concernent. Il faut s’assurer qu’elle comprend et partage les objectifs de la démarche proposée. La philosophie générale du projet est un soutien et un accompagnement qui laisse la personne bénéficiaire maîtresse de son parcours professionnel.

Un projet expérimental déjà riche d’enseignements

À ce jour, Livr’Exil reste un projet très expérimental puisqu’il n’a donné lieu à l’accompagnement que de seulement deux personnes, mais ce retour d’expérience est déjà riche d’enseignements et de pistes d’amélioration.

Tout d’abord, la phase d’identification de personnes réfugiées susceptibles d’être intéressées par le programme a montré combien les bibliothèques ne sont pas identifiées comme des établissements susceptibles de salarier des personnes exilées. Livr’Exil a donc entrepris un travail de sensibilisation auprès d’organisations comme SINGA-France 3

, l’une des principales structures associatives de soutien aux réfugié·es, mais aussi Pôle emploi et l’OFII (Office français de l’immigration et de l’intégration 4), pour mieux faire connaître les réalités de nos métiers et les possibilités d’insertion qu’ils offrent. En 2022, c’est finalement grâce à l’Atelier des artistes en exil 5, une structure qui met à disposition des artistes réfugié·es les moyens de travailler, qu’ont pu être identifiés de potentiels bénéficiaires du programme, notamment des écrivains et des écrivaines, des poètes et des poétesses. Les contraintes budgétaires et logistiques n’ont finalement permis au programme de ne prendre en charge qu’une seule personne cette année-là, un poète kurde, mais plusieurs profils intéressants et intéressés avaient été repérés. En 2021, Livr’Exil avait accompagné une ancienne journaliste de la télévision afghane.

Un processus entravé par de nombreuses difficultés administratives

Il serait fastidieux de revenir ici sur les nombreuses difficultés administratives rencontrées dans la mise en place de la prise en charge de ces personnes, mais il faut souligner combien elles contribuent à la précarité sociale et financière. Par exemple, en 2022, Pôle emploi a plusieurs fois refusé de financer la formation avant de finir par accepter, ce qui a laissé le bénéficiaire dans l’incertitude pendant plusieurs semaines. Cette prise en charge est nécessaire pour bénéficier d’un contrat aidé dans une collectivité et pour que le stagiaire effectue les 10 heures hebdomadaires de travail en bibliothèque demandées dans le cadre de la formation.

Une fois ces obstacles levés, a commencé pour Livr’Exil un important travail d’accompagnement : la formation ayant une valeur diplômante reconnue par l’État, il n’est pas envisageable de trop fortement l’aménager pour prendre en compte les difficultés spécifiques des stagiaires, notamment le niveau de langue. Il faut absolument éviter de proposer aux personnes réfugiées une sorte de diplôme au rabais. Le niveau d’exigence de la formation étant élevé, Livr’Exil a mis en place un système de « référent·es » afin de proposer régulièrement à la personne réfugiée de faire un point sur sa formation, de revenir sur ses éventuels problèmes de compréhension et de lui apporter un soutien personnalisé. Ces moments d’accompagnement et d’échanges permettent aussi à la personne réfugiée d’identifier les qualités professionnelles et relationnelles sur lesquelles elle peut s’appuyer pour réussir sa formation. Le référent ou la référence peut aussi aider à dédramatiser certaines difficultés dans l’apprentissage de savoir-faire ou de connaissances générales qui pourront être acquises par la pratique. Il faut garder en tête l’importance du stress lié à l’investissement personnel demandé pendant un an à une personne précarisée par son arrivée récente en France et qui doit découvrir en quelques mois un métier, avec son jargon, ses techniques et ses règles, dans une langue qu’elle ne maîtrise pas parfaitement. L’expérience a heureusement montré que les bénéficiaires du programme ont toujours rencontré une grande bienveillance des collègues bibliothécaires sur leurs lieux de travail ou de stage. Cet accompagnement informel des équipes qui ont accueilli les bénéficiaires a d’ailleurs été une aide essentielle dans leur reconversion professionnelle.

Après l’obtention par le bénéficiaire du diplôme sanctionnant la formation d’auxiliaire, la dernière phase du programme Livr’Exil consiste à orienter la personne réfugiée vers des établissements susceptibles de l’employer. Cette étape s’appuie évidemment sur le réseau de connaissances des collègues impliqué·es dans Livr’Exil et n’est pas exempte d’une certaine dimension politique. De fait, en fonction des engagements de leurs élu·es, certaines collectivités sont plus sensibles que d’autres à l’idée de participer à l’intégration sociale en France des personnes réfugiées, et il revient à Livr’Exil d’identifier ces collectivités et de les sensibiliser au projet. La première bénéficiaire diplômée exerce actuellement son métier dans un établissement d’Île-de-France où elle a pleinement trouvé sa place. Le second bénéficiaire attend, quant à lui, d’avoir passé son diplôme pour chercher activement un emploi.

Les qualités humaines, plus importantes que les connaissances techniques

S’il n’est évidemment pas question de tirer ici des conclusions définitives de l’expérience très limitée et encore en cours du projet Livr’Exil, il semble tout de même possible d’en dégager quelques enseignements généraux. Car à travers la question de la formation au métier de bibliothécaire de personnes réfugiées, Livr’Exil nous semble avoir permis de mettre en évidence les compétences effectivement nécessaires pour exercer le métier de bibliothécaire en France aujourd’hui. Livr’Exil a aussi indirectement questionné les effets discriminatoires du recrutement par concours avec des conditions de nationalité. Les savoir-faire techniques, la connaissance de l’édition française ou la « culture générale » (qui s’avère en fait correspondre à la culture française légitime) ne semblent plus avoir le rôle central dans le métier que les concours de recrutement leur attribuent encore. En revanche, le goût pour la médiation culturelle, la capacité à accueillir et à comprendre les besoins des usagers et des usagères sont des qualités essentielles pour répondre aux attentes actuelles des établissements et du public. Les personnes accompagnées par Livr’Exil présentaient ces qualités de façon manifeste et pourtant elles n’avaient au départ que très peu de chance d’être recrutées en bibliothèque. C’est donc bien la capacité des bibliothèques à accueillir dans leurs équipes des personnes en situation de précarité culturelle et sociale que ce projet interroge.

En début de formation, les personnes accompagnées par Livr’Exil n’avaient qu’une connaissance très superficielle des réalités culturelles françaises. Elles ont cependant réussi à rapidement s’intégrer à l’environnement du travail en bibliothèque et y trouver un positionnement pertinent. Les bénéficiaires du programme ont effectué des stages dans plusieurs établissements différents et toutes ses expériences se sont révélées extrêmement fructueuses à la fois pour eux et pour les équipes des établissements les ayant accueillis. D’une certaine façon, le projet culturel et social des bibliothèques permet en tant que tel de dépasser les obstacles qui sont traditionnellement craints dans l’élargissement des profils de recrutement. Les valeurs et les qualités humaines sont plus importantes que les connaissances techniques. Du moment que l’établissement met l’accueil au centre de son projet et que celui-ci est partagé par l’équipe, les éventuelles difficultés liées à des lacunes professionnelles sont rapidement dépassées et largement compensées par l’apport culturel et inédit. Au-delà de l’accueil des publics précaires, il est sans doute temps que les bibliothèques réfléchissent à intégrer à leurs équipes des personnes touchées par la précarité, sociale ou culturelle : des personnes réfugiées, bien sûr, mais plus largement aussi toutes les personnes éloignées de la culture légitime et dominante française. Car cette précarité culturelle ou sociale s’avérera très vite source d’une nouvelle richesse humaine.