Un espace pour les humanités numériques à la BnF
Une étude menée à la BnF dans le cadre du projet Corpus a permis de faire émerger les besoins concernant les espaces pour les chercheurs travaillant sur des corpus numériques. Il en résulte un projet de réaménagement par zones qui tient compte de leurs attentes en termes de travail collectif et individuel, de formation, d’échanges interdisciplinaires et de convivialité, constituant un véritable lieu de sociabilité scientifique.
A study at the BnF as part of the Corpus project drew attention to a need for a space dedicated to digital corpus research. This has led to a project to recast certain zones, taking into account expectations in terms of individual and group needs, training, interdisciplinary exchanges, and recreation, generating a locus for formal and informal scholarly exchange.
Depuis les années 1990, la Bibliothèque nationale de France (BnF) mène des campagnes de numérisation et de collecte des documents nativement numériques. L’accroissement des collections numériques ou d’ensembles cohérents de données (archives du web, corpus issus de la numérisation et diffusés dans Gallica ou Gallica intra-muros, logs de connexion à Gallica, métadonnées bibliographiques, etc.), croisé avec la mise au point d’outils de data mining (fouille de données), suscite depuis une dizaine d’années des approches renouvelées pour l’étude de corpus, notamment dans le champ des humanités numériques.
Dans le respect du contrat d’objectifs et de performance de l’établissement 1 et dans le cadre du projet Corpus 2, une étude 3 a été conduite en 2017 afin de cerner les besoins, notamment en matière d’espaces, des chercheurs et ingénieurs de recherche s’intéressant à l’exploration des collections numériques de la BnF. Cette étude fait le constat que la fouille de données de type TDM (text and data mining) est appelée à se développer dans toutes les disciplines, même si le rythme et l’ampleur de cette évolution sont difficiles à déterminer. Du point de vue de l’aménagement de l’espace, cette enquête met en lumière la nécessité de prendre en compte de nouvelles temporalités (traitements de données durant plusieurs heures) et de concevoir des zones dédiées non seulement au travail individuel mais aussi au travail de groupe, à la formation, au partage d’expérience et à la convivialité. À la suite de cette enquête et d’autres expérimentations 4, la BnF a initié un projet de réaménagement d’une partie de la salle consacrée à la recherche bibliographique en Rez-de-jardin, la salle X.
Dans la continuité de la salle des catalogues
La salle X a pour ancêtre la salle des catalogues et des bibliographies, alors sur le site Richelieu, aménagée par l’architecte Michel Roux-Spitz sous la principale salle de travail de la Bibliothèque Nationale. Née de l’ambition de Suzanne Briet, alors responsable du bureau des recherches 5, et de Julien Cain, administrateur de la Bibliothèque Nationale, qu’elle a su convaincre très tôt de la nécessité d’un lieu pluridisciplinaire où seraient rassemblés les outils bibliographiques nécessaires non seulement pour le repérage dans les collections de la bibliothèque mais aussi, plus largement, pour toutes recherches scientifiques. La salle des catalogues a ouvert au public le 23 avril 1934.
Jusque-là, trouver un ouvrage à la Bibliothèque Nationale tenait du parcours d’obstacles dénoncé par de nombreux savants depuis des décennies. Les outils bibliographiques indispensables pour se repérer dans les collections de la bibliothèque étaient dispersés 6, incomplets pour certains ou laissés au seul accès des bibliothécaires pour beaucoup. Suzanne Briet prône au contraire un dialogue dynamique et constant avec les scientifiques, « un service plaque tournante ou poste d’aiguillage des recherches qui donnerait au public sous forme de fiches ou de renseignements verbaux les orientations bibliographiques indispensables à la recherche 7 ».
L’annonce de l’ouverture du service indique que « pour la première fois un choix élargi de bibliographies est mis à la disposition des lecteurs à côté des catalogues du département [des Imprimés] et des catalogues des grandes bibliothèques de France et de l’étranger. On espère ainsi faciliter non seulement le travail scientifique mais aussi la communication des ouvrages, on voudrait en même temps établir une collaboration plus étroite entre le bibliothécaire et le lecteur ».
Pour faciliter ce dialogue, il fallait une autre architecture et d’autres modalités d’accueil du lecteur. Au contraire de la salle de travail créée par Henri Labrouste, immense, d’une hauteur de plafond exceptionnelle, dotée de 300 places et dont le bureau d’accueil domine l’usager d’au moins deux têtes, la salle des catalogues, logée sous la salle de travail grâce à l’ingéniosité de l’architecte Roux-Spitz est une salle presque intimiste qui répond au souhait de Suzanne Briet que les bibliothécaires travaillent « avec les chercheurs non plus sur une estrade et de l’autre côté de la barricade, mais au milieu d’eux et dans un esprit de collaboration effective 8 ».
Le bureau d’accueil des lecteurs est ramené à une dimension nettement plus basse pour que le lecteur puisse plus aisément dialoguer, document en main, avec le personnel de la salle. Si c’est une salle où l’on ne séjourne pas toute la journée, elle est le passage indispensable des chercheurs à la recherche d’une cote ou d’un ensemble bibliographique. Cette salle connaît un succès immédiat dès son ouverture : pour la première fois renseignements verbaux ou par correspondance, recherche de cotes, orientation et recherche bibliographique, réclamation du dépôt légal et suggestions d’achat étaient regroupés en un seul endroit qui donnait également – autre grande nouveauté – accès à 3 000 ouvrages de références bibliographiques. Ce succès va permettre l’extension très rapide de la salle et surtout sa pérennité au point d’acquérir un caractère presque légendaire auprès des lecteurs du fait de l’excellence des bibliothécaires qui y siègent.
En 1998, les nouvelles salles de recherche ouvrent sur le site Tolbiac qui prendra le nom de site François Mitterrand, en hommage au président ayant eu le souhait de créer une bibliothèque mettant en avant les nouvelles technologies. Avant toute chose, le nouveau site propose un autre agencement du lieu de lecture pour les chercheurs. Les départements spécialisés (Arts du spectacle, Estampes et photographie, Manuscrits, Monnaies, médailles et antiques, Musique) restent sur le site Richelieu, le département des Imprimés déménage avec ses collections. Au lieu d’une seule salle de travail, il y a désormais 14 salles réparties thématiquement avec pour chacune d’entre elles un bibliothécaire chargé du renseignement bibliographique du lecteur 9.
Si le lecteur a maintenant accès au catalogue informatisé de la BnF qui lui permet de demander la communication de documents de la bibliothèque, s’il peut dorénavant s’adresser à un bibliothécaire dans chaque salle, comment alors justifier de la permanence du besoin d’un espace comme la salle X ? La clé de la réponse est l’interdisciplinarité et l’appréhension nécessairement globale et toujours plus complexe des collections quel que soit leur support. D’abord lieu de la continuité bibliographique – car le nouveau personnel recruté pour l’ouverture et réparti dans les 13 autres salles de lecture avait besoin d’un pilier, d’un recours sûr vers qui renvoyer un lecteur –, la salle X reste au fil des vingt-trois ans d’ouverture du Rez-de-jardin, et malgré l’informatisation massive des catalogues, la salle de l’accompagnement privilégié du lecteur, l’aidant à « jongler » avec ce qui est toujours sous forme imprimée et ce qui est désormais numérique et prenant du temps pour le faire.
Comme le soulignait Jacqueline Sanson 10, le bâtiment a été livré il y a plus de vingt ans mais reste flexible quand il s’agit de trouver de nouvelles approches à l’accueil des usagers. Le numérique a pris une place considérable dans les métiers au sein de la BnF en même temps que naissent de nouveaux modes d’exploitation de ses collections. La salle de recherche bibliographique, la salle X, à la fois présente pour accompagner un primo arrivant mais également aide pour un expert à la recherche de la dernière référence introuvable, est l’espace pluridisciplinaire et pluri-usages idéal.
Le métier a évolué au cours des dernières décennies, les bouleversements technologiques entraînant l’émergence de nouveaux modes de recherche et, par extension, de nouveaux modes d’accueil des chercheurs. L’espace recherche n’a pas été notablement modifié jusqu’ici mais va connaître, avec le réaménagement d’une partie de la salle X, un changement significatif des modes de travail et une collaboration accrue entre bibliothécaires et chercheurs, respectant en cela le souhait de Suzanne Briet.
Le pari d’un lieu de sociabilité scientifique
La partie de la salle X qui sera réaménagée s’annonce alors comme un lieu résolument interdisciplinaire, pluridisciplinaire, voire hybride : un territoire favorisant la rencontre de multiples acteurs de la recherche et de différentes expertises (connaissance approfondie des collections, des domaines de recherche, mais aussi des aspects juridiques et informatiques).
En plus de constituer un point d’entrée unique pour les demandes de fourniture de corpus numériques (numérisation/océrisation à la demande, extraction de corpus web, d’images ou de textes issus de l’OCR, etc.) qui, depuis une dizaine d’années, parviennent de manière dispersée à la bibliothèque, ce lieu aura vocation à favoriser le partage de compétences entre pairs mais aussi entre les agents de la bibliothèque et les équipes de recherche, notamment autour des outils et des méthodes de traitement d’ensembles de données hétérogènes ou massifs.
Il s’agira d’espaces réservés à un public restreint (équipes de recherche, doctorants, chercheurs post-doctorants, chercheurs, enseignants-chercheurs, professeurs, etc.) avec une ambition de recherche et de savoir. Néanmoins ce lieu, tel qu’il est imaginé aujourd’hui, partage au moins quatre caractéristiques avec la notion de « troisième lieu » : la neutralité (par rapport aux nombreuses instances de la recherche et aux différences disciplinaires), le développement d’une communauté, la convivialité et la facilitation des échanges.
Les différentes zones réaménagées dans la salle X se présentent donc comme un lieu de travail mais aussi comme un lieu de vie, de partage et de mémoire. Ce sera d’abord un lieu de travail où les publics auront accès notamment à des collections numériques et à des ensembles de données sous droit (restant dans les emprises de la bibliothèque), ainsi qu’à des outils pour les analyser. Ce sera aussi et surtout un lieu où, en complément des services en ligne, il sera possible de trouver un accompagnement humain expert. Ce sera un lieu de vie où les besoins de l’intellect ne seront pas incompatibles avec les nourritures terrestres : une réflexion a été menée par exemple sur la possibilité d’apporter des boissons dans cette zone qui a finalement été placée, non au hasard, à proximité d’un point de restauration et d’un coin de détente. Ce sera également un lieu de partage et d’inspiration réciproque où des séminaires seront accueillis ou organisés et où un espace polyvalent sera à disposition pour l’échange et l’exposition de projets de recherche dans différentes disciplines. Enfin, ce sera un lieu de mémoire des projets menés sur les collections numériques de la BnF ; une mémoire dont les personnels, qui les suivront au quotidien, seront les garants.
Grâce à la connaissance des travaux de recherche menés dans ces espaces, un des enjeux pour les personnels sera donc de jouer le rôle de hub dans la mise en relation aussi bien en interne qu’à l’extérieur, dans la création de synergies, dans la stimulation de dynamiques profondément humaines, dans l’animation d’un véritable lieu de collaboration et de sociabilité scientifique.
Collections, outils, temporalités, espaces
Outre sa vocation première d’assistance à la recherche, la salle X présente l’avantage de posséder deux niveaux permettant d’emblée de concevoir deux espaces distincts, mais complémentaires, dédiés à l’étude et à l’analyse de corpus numériques. Ainsi, le choix a été fait d’investir, d’une part des bureaux de la salle basse déjà destinés aux usagers, mais sous-utilisés, et d’autre part la mezzanine pour une surface totale d’environ 510 m².
Des bureaux individuels, huit salles de groupe ou de réunion, mais aussi des espaces modulables seront, moyennant travaux et aménagements au cours du second semestre 2019, mis à disposition des chercheurs début 2020. Les bureaux des personnels seront au cœur de ces espaces, afin de favoriser les échanges et l’accompagnement. Les transformations de la salle n’altéreront pas ses activités traditionnelles, mais viendront au contraire les enrichir, tout en privilégiant la mixité des publics et des usages. Le nombre de places de lecture simple sera maintenu, de même que l’équilibre architectural de l’ensemble de la salle sera préservé.
Dans un bâtiment tel que celui de la Bibliothèque nationale de France, les contraintes techniques sont nombreuses et, pour ce projet, les deux principaux points d’attention ont été l’ambiance lumineuse et l’environnement sonore qui en sont en quelque sorte devenus les lignes directrices. En effet, les espaces existants en salle basse étant sous la mezzanine, ils ne bénéficient pratiquement d’aucune lumière naturelle directe et la réflexion a donc porté sur le remplacement de certaines cloisons par des parois de verre et sur un système d’éclairage amélioré. Le décloisonnement de certains espaces permettra de dégager des surfaces de 9 à 18 m² pouvant accueillir de quatre à huit personnes et permettant donc le travail de groupe et les échanges. La plus grande salle, de près de 40 m², permettra de recevoir jusqu’à quatorze personnes pour des formations ou des réunions.
La mezzanine, quant à elle, reste en prise directe avec la salle basse, et l’importance des travaux de cloisonnement, notamment en raison de la climatisation, a orienté le choix d’en faire un espace dédié aux usages silencieux. Vidée des ouvrages qui y sont actuellement implantés et dont le contenu sera redistribué entre la salle basse et les magasins, elle conservera seize places de lecture accessibles à tous, face au jardin, mais se verra en plus dotée de neuf bureaux individuels semi-ouverts conçus comme des cellules de travail d’environ 4 m², délimitées par des parois acoustiques à mi-hauteur et équipées informatiquement. Un espace central, polyvalent et modulable, permettra la présentation de projets et la tenue d’événements. Il sera équipé d’écrans numériques, de surfaces d’affichage et d’écriture, et d’assises mobiles.
L’ensemble de la mezzanine a été pensé comme un espace entièrement modulable dans la durée, ce qui n’a pas été possible dans les emprises de la salle basse en raison de nombreuses contraintes techniques. Pour les deux espaces, il s’agit toutefois de rester dans l’esprit de ce que l’architecte de la BnF, Dominique Perrault, a imaginé et créé il y a près de vingt-trois ans. Une attention particulière sera ainsi accordée au choix des matériaux, mais également à l’harmonie générale de l’ensemble en termes de volumes et de coloris notamment.
En dépit de cette continuité architecturale, il n’en reste pas moins que l’installation de ces nouveaux espaces et les services qui y seront associés représentent un changement significatif pour les équipes du département de l’Orientation et de la recherche bibliographique. Un important travail d’accompagnement a d’ailleurs été mis en place au dernier semestre 2018 grâce à l’appui de l’Acco{lab, dispositif piloté par la mission Innovation et animé par une équipe d’agents issus de divers départements de la bibliothèque. Il a notamment permis aux personnels du département de s’exprimer au sujet du futur lieu, avec par exemple un atelier autour d’une maquette réalisée en interne. Cette réflexion a ainsi permis de mieux comprendre les circulations des usagers et du personnel et de rationaliser une partie des futurs espaces professionnels. Avant l’installation définitive, il est envisagé d’inviter un groupe utilisateur parmi les chercheurs déjà partenaires de la BnF afin de recueillir leurs avis et observations concernant des points précis. On pourra alors boucler la démarche amorcée avec l’étude sur les usagers potentiels.
En termes de rayonnement, le CNRS s’est d’ores et déjà montré intéressé par le futur espace et les services qui y seront associés et plusieurs réunions ont eu lieu afin d’échanger au sujet de la convergence des finalités nationales d’aide à la recherche des deux institutions.
La salle des catalogues a été la première à proposer des postes informatiques, puis la salle X la première à donner accès à Gallica ainsi qu’aux archives de l’Internet. Elle sera aussi la première à accueillir une offre de services autour des collections numériques, notamment pour le développement des humanités numériques. Dans une logique de déploiement progressif de services, l’espace aménagé dans la salle X pourrait constituer un point de départ, une expérimentation, un modèle qui devra faire ses preuves pour être éventuellement généralisé par la suite à l’échelle de la bibliothèque et auprès d’un public plus large.