Le jeu, catalyseur de connaissances

Un Escape Game à la bibliothèque de Sciences Po

Anita Beldiman-Moore

Anna Callejón Mateu

Charlotte Tempier

Lors de la semaine de pré-rentrée à Sciences Po, la bibliothèque a pris le parti de faire découvrir aux étudiants ses lieux et son fonctionnement par le jeu et l’expérience in situ. Cet Escape Game permet de minimiser la sensation d’effort d’apprentissage et de mémoriser les cinq objectifs pédagogiques de base : trouver un livre, demander un livre, emprunter un livre, se faire aider, reprographier.

In the week before the teaching term started at Sciences Po, the library introduced students to the premises and services by a game and on-site experience. Turning the introductory session into an escape game helped the students feel at ease with the learning process while absorbing the five basic teaching objectives: how to find, ask for, and borrow books, how to ask for help, and how to obtain photocopies.

Dans le cadre du « Welcome Program », destiné essentiellement aux étudiants en échange ou en Erasmus et qui se déroule lors de la prérentrée à Sciences Po, la bibliothèque avait pour habitude de faire de courtes visites en groupes des locaux, menées par un étudiant vacataire, et suivies d’une présentation sur un support PowerPoint des outils de recherche et des services. L’ensemble était dispensé en anglais et en français selon les séances. Ces présentations étaient statiques, peu articulées avec la visite des espaces, et les évaluations faites par la mission Marketing faisaient apparaître un fort sentiment de manque d’interaction.

Forte de ce constat, la bibliothèque a donc tout naturellement souhaité améliorer son dispositif et s’est alors inspirée des expériences menées dans d’autres bibliothèques universitaires comme des Murder Party (BU Paris 6  1, et bibliothèque de l’EPFL, Rolex Learning Center  2 à Lausanne) ou des Serious Games (BU Paris 6  3 et BU de l’Université catholique de Lille  4).

Le cadrage du projet

En collaboration avec le Centre d’expérimentation numérique de Sciences Po, les équipes de la bibliothèque ont mis à l’étude un projet de Serious Game (ou jeu vidéo). Charlotte Tempier, ingénieure pédagogique, a alors accompagné la bibliothèque dans la définition du projet.

Le but était de favoriser l’autonomie des étudiants dans leurs usages de la bibliothèque en utilisant des méthodes pédagogiques dites « actives » par lesquelles l’étudiant se déplace, manipule les objets et recherche des solutions. En effet, plus l’étudiant fait, mieux il mémorise.

En ajoutant la dimension de jeu, on minimise encore la sensation d’effort pour apprendre car on améliore la motivation. Et c’est ainsi que cet Escape Game est né ; l’intérêt de son format est qu’il répondait à l’objectif pédagogique car il permettait l’action in situ.

L’idée de Serious Game n’a pas été abandonnée pour autant comme nous le verrons par la suite.

Calendrier de conception

Le projet a été réalisé en cinq mois grâce à un heureux concours de circonstances qui a rendu nos partenaires disponibles. Débuté fin février 2017, il a culminé avec une Game Jam les 15 et 16 mai (séance collective et intensive de conception et de prototypage) pour finir avec le jeu grandeur nature du 28 août au 1er septembre.

Les cinq objectifs pratiques (pas de compétences informationnelles à ce stade) une fois identifiés avec Charlotte Tempier, nous avons contacté SAPIENS  5, service de notre COMUE USPC  6 de formation aux enseignants qui apporte son « expertise sur la gestion de projets, le conseil en pédagogie, en réalisations audiovisuelles et en ludification ». Un game designer du CRI (Centre de recherches interdisciplinaires  7) nous a accompagnés pour tenir notre Game Jam puis organiser les séances de fabrication du matériel et des éléments du jeu (15 heures).

Trois tests ont eu lieu afin d’améliorer le dispositif au fil de sa création et un journal de bord  8 était rédigé pour tenir les personnels de la bibliothèque au courant.

Au total, la somme des implications individuelles des équipes s’élève à plus de 250 heures de travail.

Le déroulement

Le jeu commence comme une visite classique : activer sa carte d’étudiant avec ses identifiants afin de pouvoir imprimer, s’informer sur l’accueil à la bibliothèque, repérer les automates de prêt, visiter ce lieu inconnu que sont les magasins habituellement interdits au public… Puis soudain, ça dérape : un message de l’AFP annonce que Marcel, le chat du campus de Sciences Po, a en sa possession un dispositif dangereux qu’il faut désactiver.

L’Escape Game commence : les étudiants ont 30 minutes, enfermés au 5e étage de la bibliothèque du 27 rue Saint-Guillaume, pour résoudre des énigmes à l’aide d’indices cachés dans des livres, des boîtes, des messages internet, des vidéos – le tout au moyen d’encre invisible, de labyrinthe, de cadenas à code…

Ils passent ainsi en revue sans le savoir les cinq objectifs pédagogiques (trouver un livre, demander un livre, emprunter, se faire aider, reprographier), retrouvent le fameux dispositif dérobé par Marcel et sauvent le monde !

Tout cela est prévu pour tenir en une heure (composée de 20 minutes de visite classique, de 30 minutes de jeu et de 10 minutes indispensables de débriefing des apprentissages et d’évaluation de l’expérience). Accompagnés de 5 intervenants par groupe (3 « maîtres de jeu », 1 « chatteur » et 1 membre du personnel au guichet de prêt de la bibliothèque), 30 groupes d’une vingtaine d’étudiants (séparés en 4 équipes pour jouer) ont pu jouer à cet Escape Game sur 5 jours pleins (moitié en anglais moitié en français). Un joyeux marathon !

L’évaluation

Cette étape essentielle a été envisagée dès le début du projet avec l’aide de Cécile Touitou, chargée de la mission Marketing de la bibliothèque. Elle s’est inscrite dans la continuité des évaluations de nos modules de formation aux utilisateurs (afin de pouvoir les comparer) tout en introduisant un volet sur l’aspect ludique de l’apprentissage.

Chaque groupe de joueurs a été incité à remplir une courte enquête. Il y a eu 441 répondants sur les 538 étudiants qui ont pris part au jeu.

Leur note de recommandation moyenne est de 8,2 sur 10 (un peu plus que les modules de formation classiques de rentrée) et deux tiers d’entre eux ont pris « beaucoup de plaisir » à jouer (seuls 8 étudiants sur 441 n’y ont pas pris de plaisir).

Nous avons également tenu à évaluer le « gain déclaré de compétences ». Ainsi les étudiants étaient interrogés sur 6 items à auto-noter de 1 à 5 avant et après le jeu. Les résultats montrent un gain d’environ 2 points sur chaque item, amenant tout le monde au-delà de 4 ou presque au maximum des 5 points.

Illustration
Auto-évaluation ante/post

Les commentaires laissés par les participants montrent qu’ils apprécieraient que l’on ajoute quelques compétences informationnelles comme les bases de la recherche documentaire et une introduction aux ressources électroniques auxquelles la bibliothèque leur donne accès.

Afin de compléter l’évaluation de ce dispositif innovant et d’avoir une idée de sa pérennité éventuelle, il nous a semblé important de disposer également d’un retour de l’ensemble des équipes de la bibliothèque de Sciences Po : 37 personnes ont répondu à l’enquête dont 28 qui avaient participé à l’une ou l’autre étape du jeu.

63 % ont « beaucoup apprécié » et 33 % « plutôt apprécié » le nouveau dispositif. Il n’y a eu aucune réponse négative ! Tout comme les étudiants, nos collègues souhaitaient introduire des éléments de recherche documentaire et un aperçu des ressources électroniques dans le déroulé du jeu.

Nous avons donc travaillé fin 2017 et début 2018 à faire évoluer tant le contenu que l’accompagnement au jeu en amont.

Enfin, Charlotte Tempier a pour projet de construire avec SAPIENS et le CRI un protocole d’évaluation de ce type de jeux avec d’autres bibliothèques universitaires qui permettra d’analyser plus finement les acquis pédagogiques, non plus sur une base déclarative mais à travers des tests et des observations systématiques.

Transformation pédagogique et bibliothèques

3 questions à Charlotte Tempier, ingénieure pédagogique à Sciences Po Paris

• Selon vous, quelles transformations recouvrent aujourd’hui les termes d’innovations pédagogiques ?

Le terme de « développement pédagogique » est plus approprié pour parler d’innovation en pédagogie (les réelles innovations sont rares !). Ce développement se traduit par des dispositifs qui favorisent les apprentissages durables (autonomisants, transférables, transdisciplinaires) à travers un changement de posture. Ce changement concerne aussi bien les étudiants que les enseignants : favoriser l’interactivité plutôt que la magistralité, la collaboration plutôt que la compétition (classes inversées, renversées, évaluation par les pairs, etc.).

• Comment la bibliothèque peut-elle se positionner dans ces évolutions ?

La bibliothèque participe au développement de l’autonomie de l’étudiant dans un monde VICA (Volatile, Incertain, Complexe, Ambigu) par les formations qu’elle donne, en développant les compétences à l’agilité chez les étudiants. Ses espaces sont des lieux de veille, d’expérimentation, de collaboration dans l’écosystème universitaire. On parle d’environnement facilitateur lorsque les deux paramètres cohabitent : espace et accompagnement humain.

• Comment l’ingénieur pédagogique peut-il accompagner l’élaboration des dispositifs de formations dispensées par la bibliothèque ?

Un ingénieur pédagogique est un traducteur, il accompagne les personnels en traduisant leurs besoins sous la forme de dispositifs pédagogiques : l’Escape Game par exemple, permet aux bibliothécaires de se concentrer sur la pédagogie de la recherche documentaire plutôt que de faire des visites de découverte. Le développement pédagogique vise aussi l’efficience du travail des personnels, en plus de l’efficacité des apprentissages.

    L’avenir

    L’étape suivante qui revient à notre idée de départ, c’est de transformer ce jeu en vidéo interactive à la rentrée 2018 avec l’aide du CRI et du Centre d’expérimentation numérique de Sciences Po. Un tel dispositif met cette fois l’accent sur l’action par la simulation en complément du jeu in situ. Le jeu serait jouable sur une application pour smartphones et tablettes déclinable par la suite sur PC.

    Au vu de l’investissement (entre 15 000 et 20 000 euros selon les options et formats retenus) et des retours des étudiants et des collègues, nous pensons ajouter tant dans l’Escape Game que dans le jeu vidéo le développement des bases de la recherche documentaires (soit 30 minutes de plus minimum dans le déroulé in situ). Cela permet d’avoir ainsi un dispositif à destination de tous, favorisant la prise d’autonomie des étudiants et jouable n’importe quand dans l’année.

    Parallèlement, depuis le mois d’octobre 2018, nous accompagnons nos collègues du campus de Reims dans le développement d’un Escape Game adapté à leurs objectifs et à leurs locaux.

    Le jeu vient enrichir – et non pas remplacer – les modules méthodologiques de compétences informationnelles en présentiel délivrés par la bibliothèque à chaque rentrée pour les élèves de licence, comme de master, et les doctorants. C’est la première marche qui fait passer les étudiants participants d’une « incompétence inconsciente » à une « incompétence consciente », agrémentée de quelques rudiments de pratiques des outils et des espaces.

    Une courte vidéo  9 a été réalisée après la rentrée afin de communiquer sur ce nouveau dispositif et le Snapchat de Sciences Po a diffusé une séquence en faux direct (pour ne pas déflorer le jeu) le 12 septembre.

    Les partenaires du projet 

    – Charlotte Tempier (Direction des études et de la scolarité de Sciences Po – Centre d’expérimentation numérique)

    – Morgane Maridet et Élise Herlicq (SAPIENS)

    – Vincent Roger (Centre de recherches interdisciplinaires – Gamelab)

    – Groupe FUTé (10 personnes) coordonné par

    Anna Callejón Mateu du service Appui à l’enseignement de la DRIS (Bibliothèque de Sciences Po)

    – Myriam Gorsse et Gilles Morinière (Pôle formation BU UPMC Paris 6), créateurs des jeux susmentionnés, nous ont également conseillés.