Une histoire de la fiche érudite
Jean-François Bert
Presses de l’Enssib, collection « Papiers », 2017, 144 p.
ISBN 979-10-91281-87-4 : 23 €
Qu’est-ce qu’une fiche érudite ? Après avoir proposé une vue d’ensemble des différentes formes que pouvait prendre une archive de chercheur 1, Jean-François Bert examine avec la fiche érudite l’une de ses expressions les plus répandues. Dans sa préface sensible, Christian Jacob parle d’« archéologie » d’une technique intellectuelle, la fiche, aujourd’hui métamorphosée par l’avènement du numérique et plus récemment par l’arrivée de logiciels de gestion bibliographique. Étudier un tel objet – entendu dans une acception plus large que le seul résumé – permet d’écrire autrement l’histoire des sciences humaines et sociales grâce à la micro-histoire, à l’attention portée aux pratiques des chercheurs et à leurs cultures professionnelles souterraines. Selon Jacob, Bert tracerait trois perspectives nouvelles : « La première est celle du fichier comme plateforme logistique, comme lieu de convergence et de redistribution, comme échangeur, au sens autoroutier du terme. […] Un fichier relève aussi d’une économie de la capitalisation […] Sa constitution et son fonctionnement même procèdent d’une pratique de la collection, de l’accumulation, voire de la thésaurisation. » Enfin, Bert nous amène à nous interroger sur le statut des fichiers comme « dispositifs intelligents ». Pour Jacob, un fichier est « un lieu de transformation de matières premières, un lieu de production industrielle, un atelier, une usine, une raffinerie », dont Bert propose de dévoiler le rôle méconnu dans la fabrique des savoirs.
L’entreprise de Jean-François Bert rejoint un projet ancien de Lucien Febvre, l’un des fondateurs des Annales, dont l’intention était d’écrire un jour une histoire de la fiche, de sa diffusion et de son évolution. Bert s’attelle à cette tâche dans un contexte post-numérique et s’intéresse logiquement à l’évolution de la pratique, les raisons de son succès, mais aussi aux craintes et critiques qu’elle n’a pas manqué de susciter. Il adopte pour cela une approche pluridisciplinaire et vise à « interroger, derrière cette pratique de la mise en fiche, trois impensés de l’histoire des sciences humaines », à savoir « l’identité du savant », les « styles savants » et l’histoire des gestes et des manipulations des objets écrits par les savants, dont le nombre croît à partir de la fin du XIXe siècle.
L’invention du feuillet mobile offre aux savants la possibilité de reclasser à l’envie leurs notes et, dès le XVIIIe siècle, contribue à la popularisation de la fiche. Cette dernière est intrinsèquement liée au classement et à l’ordre, qui varie en fonction de la perspective souhaitée. Le système est adopté quasi simultanément par les savants et les bibliothèques à la fin de ce même siècle et explique la prolifération de références et de notes de bas de page dans les livres de l’époque. La fiche rend possible la comparaison et la mise en cohérence de faits au service de la recherche de la vérité scientifique. Si elle est d’abord considérée comme une pratique allemande, elle se diffuse largement en France, tout particulièrement après la défaite de 1871, la nation victorieuse devenant un modèle en termes de recherche et de pédagogie pour les vaincus. Viennent alors les premiers mobiliers adaptés à l’accueil de ces fiches, l’entrepreneur Georges Borgeaud se distingue dans ce domaine en prenant en compte « l’ergonomie du travail savant ». Des formats internationaux et normés de fiches apparaissent ; ils sont davantage adoptés par les bibliothèques que par les savants, pour qui prime la personnalisation des fiches en fonction de leurs besoins. Des manuels popularisent la technique de la fiche arguant qu’écrire aide à penser. Parmi les avantages offerts par ce procédé, Bert cite entre autres la mémorisation, la lecture attentive (ou « lecture-méditation »), la facilitation des opérations de rassemblement, de partage d’informations, ainsi que les possibilités de combinaison en jouant sur l’ordre des fiches. Ces dernières apparaissent comme des gages de scientificité et il n’est donc pas surprenant qu’elles rencontrent un grand succès en histoire et en sociologie. Bert situe également leur émergence parallèle au développement d’une division du travail accrue dans l’industrie. La fiche continue d’être mise en avant dans des ouvrages méthodologiques récents, comme ceux consacrés à la préparation aux concours.
Bert propose également une galerie de portraits de convertis et prend le soin de souligner les variations dans leurs styles en dépit de la communauté de pratique. Cette dernière s’impose progressivement et, rançon du succès, s’attire plusieurs critiques. Ses praticiens les plus zélés sont comparés aux héros flaubertiens Bouvard et Pécuchet. Érudition, encyclopédisme et « absence de style et de rhétorique » sont les principales récriminations à l’encontre des travaux issus du fichage. À en croire certains historiens, dont Lucien Febvre, la « fiche est devenue un obstacle au développement de l’esprit de synthèse, à la mise en ordre, et à l’innovation ». Febvre désigne explicitement certaines institutions comme responsables du succès de la méthode, l’École nationale des chartes en premier lieu. Outre ces critiques, Bert évoque quelques-unes des « pathologies » liées à un « emploi excessif du système » et relevées par ses contempteurs : accumulation infinie sur le principe de « cela pourra bien servir un jour », monotonie de la collecte, perte de mémoire, défaut d’imagination, voire volonté de « doubler le réel » et d’établir une « carte à l’échelle 1:1 ». Plus largement, la critique de la fiche équivaut à une critique du savoir pour le savoir.
Après-guerre, plusieurs changements aboutissent à une reconfiguration de cet instrument du savoir : création du CNRS, développement de recherches collectives et, bien sûr, débuts de l’informatisation. Progressivement, il n’est plus question d’accumuler mais surtout de trier et de filtrer les informations. La pratique de la fiche n’en est pas pour autant abandonnée, comme en témoignent ses usages par des chercheurs en sciences sociales de premier plan tels que Claude Lévi-Strauss, Charles Wright Mills ou Niklas Luhmann, cités en exemple par Bert. Si le numérique change la donne concernant la collecte de données, la fiche reste vivante, son emploi est facilité par l’informatique. Elle est parfois considérée comme un moyen de se concentrer et de résister au déluge des données. Zotero, HyperCard ou LiveCode sont autant de descendants du fichier. Plusieurs exemples de pratiques contemporaines de chercheurs montrent la reconfiguration de cette activité plus que son abandon.
Boîte noire du chercheur, le fichier nous donne à voir et comprendre le mécanisme de sélection du savant au cours de l’élaboration de ce qui nous est donné comme un produit fini : la publication scientifique, qu’il s’agisse d’un livre ou d’un article. À travers les fiches, productions transitoires, nous apercevons alors les stratégies, les intérêts mais aussi certains préjugés qui président à l’activité de recherche. Autrement dit, comme d’autres archives de chercheurs, elles matérialisent la pensée.
La démonstration de Jean-François Bert est parfois un peu longue dans l’accumulation d’exemples mais elle débouche sur des analyses synthétiques. Son propos est accompagné d’une riche iconographie : extraits de fiches manuscrites, de gravures et de photographies de meubles à cartes. Bert s’appuie aussi sur des comptes rendus publiés dans des revues scientifiques – recensions que l’on peut voir comme des fiches publiques – pour recueillir les opinions des critiques de ces « ouvrages qui fleurent bon la fiche ». Signalons que ce livre est disponible gratuitement au format html sur le site de l’éditeur 2.