Une artothèque à la bibliothèque
Depuis quand et pour quoi faire ?
Conçues dans l’idée de favoriser la relation privée entre l’œuvre d’art et son spectateur, les artothèques permettent aux emprunteurs d’intégrer l’art contemporain dans leur intimité. La mise en œuvre, le déploiement et l’impact de ces structures (aux formes institutionnelles variées) se sont faits de manière inégale sur le territoire, selon des moyens, des collections, des publics et des personnels hétérogènes. L’intégration des artothèques dans les bibliothèques a toutefois donné les meilleurs résultats : le savoir-faire quant aux questions de prêt, au traitement et à la conservation des collections, mais aussi à la valorisation, ont rendu ce mariage souvent heureux. La présence d’œuvres d’art dans les bibliothèques, renforçant la place tenue par le visuel, manifeste aussi la matérialité de l’œuvre plastique, dans le contexte de numérisation et de dématérialisation ambiants.
Art lending libraries were designed to foster individual relationships between works of art and their viewers, offering a way for users to bring contemporary art into their homes. Setting up such collections (in a variety of institutional forms) and measuring their impact has not happened at the same rate across France, depending on funding, collections, user profiles, and interest from professionals in the sector. Bringing such collections into libraries has given better results: drawing on staff expertise on lending works and managing, protecting and promoting collections has made such pairings a success in many cases. The presence of works of art in libraries, strengthening the visual impact of the library space, also reinforces the materiality of the art work in a broader context of digitalisation and dematerialisation.
Construit par analogie avec le terme de « bibliothèque », le mot « artothèque » annonce dans son étymologie même son lien avec cette première. Nom récent, entré dans le Petit Robert avec le sens d’« organisme pratiquant le prêt d’œuvres d’art ou de reproductions », selon un usage attesté avant 1980, il n’est cependant pas répertorié par l’Académie française. À l’image de cette faible visibilité, les relations entretenues par l’artothèque avec la bibliothèque font apparaître un certain nombre de fragilités sur lesquelles il est bon de s’interroger.
Origine des artothèques
L’histoire des artothèques est une histoire récente, contrairement à celle des bibliothèques : au début du XXe siècle, des artistes allemands ont réfléchi à la mise en place de galeries de prêt d’œuvres d’art, pour relancer le marché de l’art. En 1906, Arthur Segal, peintre et professeur à Berlin, imagine et met en place un système de location d’œuvres d’art : il s’agit de faire circuler des œuvres chez les particuliers afin de les amener à en devenir les acquéreurs, en dehors du circuit des marchands. Cette démarche s’inscrit dans une volonté d’autonomie et de prise en charge de la diffusion de la création. L’enjeu n’est donc plus seulement économique : en favorisant la relation privée à l’œuvre, par la fréquentation quotidienne de celle-ci, l’individu devait intégrer l’art contemporain à son intimité et parvenir à une certaine connaissance de celui-ci.
Le concept d’artothèque – bien que n’ayant pas encore reçu de dénomination établie puisqu’alors on parle aussi bien de « galerie de prêt » et de « graphothèque » que d’« artothèque » – prend corps au cours des années soixante en Europe du Nord : essentiellement en Allemagne, aux Pays-Bas et au Danemark.
Artothèques et Maisons de la Culture
En France, l’idée d’artothèque, conçue comme un moyen de diffusion de l’art contemporain, rencontre dans le mouvement de création des Maisons de la culture une ligne de réflexion convergente. En effet, André Malraux, à la tête du tout nouveau ministère des Affaires culturelles dès 1959, ne pouvait qu’être favorable à une telle initiative, pensée pour mieux diffuser l’art contemporain, et qui aboutissait à la mise en contact des œuvres et du public. D’une part, en effet, les politiques culturelles visaient alors à réduire la fracture entre le public et un art essentiellement parisien et élitiste et, d’autre part, André Malraux s’appuyait sur l’idée que la connaissance et l’appréciation esthétiques seraient le fruit d’une imprégnation consécutive à un choc esthétique. Il suffirait de mettre en contact l’œuvre et le spectateur pour obtenir une compréhension de l’univers artistique.
C’est donc tout naturellement que les artothèques deviennent des outils de politique culturelle, prenant place au sein des nouveaux équipements culturels que sont les Maisons de la culture, dont la vocation pluridisciplinaire consiste à diffuser sur tout le territoire la culture (savante) et à favoriser la confrontation directe avec toutes les formes artistiques. La « rencontre intime » devait se faire par la confrontation directe avec l’œuvre, en dehors de toute médiation. Malraux lui-même, lors de l’inauguration de la Maison de la culture d’Amiens en 1966, exprime la volonté de faire en sorte que « le grand domaine mystérieux de la métamorphose soit donné à tous 1 ».
L’émergence des artothèques en France ne se fait donc pas en bibliothèque, mais participe pleinement au mouvement de démocratisation de la création.
La première artothèque française est inaugurée au Havre en 1961, par Reynold Arnould, artiste peintre et directeur de la première Maison de la culture. Cette « galerie de prêt » ne survit pas à son départ en 1965 ; néanmoins elle aura eu le temps d’organiser quelques expositions marquantes.
Dans le même esprit, Grenoble ouvre son artothèque en 1968 au sein de sa toute nouvelle Maison de la culture, alors appelée « Le Cargo » et inaugurée par André Malraux à l’occasion des Jeux olympiques d’hiver. Il s’agit d’une galerie de peintures, sculptures et dessins, dont les collections sont constituées à partir des prêts des artistes. Mais faute de budget autonome pour des acquisitions, la collection s’appauvrit : les artistes renoncent à déposer leurs œuvres en l’absence de contrepartie financière (peu de ventes au public sont faites) et de garantie de conservation de leurs œuvres. De plus, la gestion des prêts d’une telle collection s’est révélée d’une extrême lourdeur, d’autant que les toiles étaient livrées, accrochées et déposées chez l’emprunteur.
Cette artothèque est active jusqu’en 1982 et sa disparition coïncide avec une réorientation de la politique artistique du Cargo en direction d’activités théâtrales, ainsi qu’avec le lancement d’un projet d’ouverture d’une autre artothèque, dans le centre-ville de Grenoble, même si celle-ci ne voit le jour qu’en 1989, pour quelques années seulement, avant d’être intégrée à la structure de la médiathèque de Grand’Place dans le réseau grenoblois.
En effet, parallèlement à la structure initiale du Cargo, le maire Hubert Dubedout et son adjoint à la culture Bernard Gilman décident en 1975 de créer une autre artothèque. Celle-ci ouvre en 1976 au sein de la médiathèque de Grand’Place, équipement pilote d’un centre commercial, qui propose également une discothèque et une vidéothèque. Le fonctionnement adopté pour cette artothèque est radicalement différent de ce qui avait été mis en place à la Maison de la culture et tire les leçons des écueils rencontrés : les œuvres, toujours originales, ne sont plus des œuvres uniques déposées par les artistes, mais des multiples, achetés par la bibliothèque avec un budget autonome et régulier. En termes de manutention, manipuler des œuvres multiples est une tâche moins problématique que de déplacer des œuvres uniques comme des sculptures ou même des peintures encadrées. Le prêt s’en trouve donc nettement facilité, le fonds prend rapidement de l’ampleur : huit cents estampes en 1983.
Et dès 1982, la directrice de cette artothèque, Éliane Lecomte, est sollicitée par le ministère de la Culture pour participer, au sein de la Délégation aux arts plastiques (DAP), à une réflexion qui aboutit à un important mouvement de création d’artothèques en France.
Artothèques et décentralisation
C’est donc à partir de 1982 que le développement des artothèques françaises a véritablement lieu, porté par une politique de décentralisation culturelle qui, en parallèle, conduit à la mise en place des Frac et des centres d’art, à la création du Fnac et du Fiacre (voir encadré ci-dessous). L’objectif initial du ministère de la Culture – « rendre accessibles au plus grand nombre le patrimoine architectural et artistique ainsi que les œuvres de création contemporaine » – a entraîné à partir des années 1980 la mise en œuvre d’une politique de développement culturel fondée sur les principes suivants : « prise en compte de toutes les disciplines artistiques et culturelles ; inscription de la culture dans tous les secteurs de l’action de l’État, en lien avec les autres départements ministériels ; ancrage des actions dans les territoires, en partenariat avec les collectivités territoriales 2 ». Des protocoles interministériels sont signés, des conventions de développement culturel conclues avec les collectivités territoriales, dans le double objectif de veiller à une répartition équilibrée de l’offre culturelle sur les territoires et de faciliter l’accès des publics à la culture. La question de l’art contemporain préoccupe particulièrement le ministère, dans la mesure où les œuvres contemporaines montrent les plus grandes difficultés à toucher les particuliers et peinent à trouver leur place au sein du marché de l’art en France.
Quelques définitions
Frac : créés entre 1981 et 1983, les Fonds régionaux d’art contemporain (Frac) sont présents dans les 22 régions françaises et ont pour missions de constituer un patrimoine d’art contemporain, de le diffuser et de sensibiliser le public aux démarches de l’art contemporain.
Centres d’art : la création des centres d’art contemporain prend son essor à partir de 1985. Aux yeux des collectivités locales, il s’agissait tout d’abord de redonner un usage à des bâtiments historiques prestigieux afin de proposer aux artistes plasticiens contemporains un lieu d’expérimentation et de production.
Fnac : le Fonds national d’art contemporain (Fnac) est fondé en 1976 par un arrêté ministériel. Dépendant dès 1981 de la Délégation aux arts plastiques, il devient en 2003 une composante du Centre national des arts plastiques, le Cnap, établissement public sous tutelle du ministère de la Culture et de la Communication, créé en 1982.
Fiacre : le Fonds d’incitation à la création (Fiacre) est créé par le ministère de la Culture en 1982, avec une dotation de vingt-trois millions de francs pour cette année. Les orientations et modalités de fonctionnement sont spécifiées dans la Circulaire du 27 avril 1982, publiée au Bulletin officiel n° 10, mai-juin 1982.
Une subvention ministérielle
La décision du ministère de la Culture de susciter le développement des galeries de prêt s’inscrit bien dans ce cadre de décentralisation et de soutien à l’art contemporain. L’État offre donc entre 1982 et 1986 une subvention de 200 000 francs versée par le Fiacre et conditionnée par la signature d’une convention entre le Centre national des arts plastiques (Cnap) et l’organisme gestionnaire de l’artothèque, lequel s’engage à assurer le fonctionnement de la galerie, à en nommer un responsable (en concertation avec le Cnap) et à consacrer un budget annuel aux acquisitions d’œuvres contemporaines. Le fonds doit être constitué d’œuvres originales dites multiples : estampes contemporaines ou photographies. La moitié au moins doit être issue des noms d’artistes nationaux listés par le Cnap, l’autre moitié de la production locale et régionale. L’organisme gestionnaire s’engage à « assurer aux œuvres acquises la diffusion la plus large, sous forme de prêts aux particuliers et aux collectivités » ainsi que d’« expositions, de documentation ou toute autre forme de sensibilisation à l’art contemporain ». Les œuvres acquises sont inaliénables et donc inscrites à l’inventaire du patrimoine des collectivités propriétaires.
La convention ne préconise pas de structure d’accueil particulière : « lieu d’implantation » et « organisme gestionnaire » sont des champs libres. Dans un premier temps, la diversité possible des lieux d’accueil a été un facteur de rapidité de la mise en place des artothèques, notamment par rapport aux Frac et aux centres d’art contemporain ; mais à moyen terme, cette liberté a constitué un handicap, dans la mesure où l’hébergement des artothèques n’a pas fait l’objet d’une réflexion qui prenne en compte les spécificités des différentes structures, notamment en ce qui concerne l’accueil de public. Aucune surface minimale n’a été imposée, aucune segmentation de l’espace (zone dédiée aux expositions et espace de prêt par exemple) rendue obligatoire. Finalement, la diversité est allée à l’encontre de l’élaboration d’une politique commune d’échanges entre artothèques, notamment en matière de coproduction d’exposition. Par ailleurs, les déménagements nécessités par le développement important des structures culturelles ont nui à l’émergence d’une image et d’une identité stables. Ces réflexions s’appuient sur les constats déjà effectués à la fin des années 1980 par Sophie Biass-Fabiani, pour laquelle l’échantillon des artothèques étudiées ne permettait pas de dégager un « déterminisme spatial » : « Les clés de la réussite semblent plutôt tenir à la personnalité des artothécaires qu’à leur lieu d’accueil 3. »
En ce qui concerne le personnel, l’organisme gestionnaire ne s’engage à rien de précis si ce n’est que le responsable de la galerie de prêt doit être « nommé par l’organisme bénéficiaire en concertation avec le Centre national des arts plastiques » ; et, dès l’origine, les situations varient grandement, notamment en fonction de l’insertion ou non de l’artothèque dans un équipement culturel plus vaste. Les créations d’artothèque se sont parfois accompagnées de créations de poste : les possibilités d’aide comprenaient la prise en charge de la moitié du poste par l’État, pendant les deux premières années, et ensuite les responsables d’artothèque pouvaient, sur proposition des Drac, recevoir une aide à l’emploi culturel. Cependant, aucune convention n’a imposé des normes quant au choix du personnel responsable ou quant à sa rémunération. Ainsi les formations des artothécaires – quand ils existent en tant que tels – sont-elles extrêmement diverses dès l’origine, même si le niveau d’études est globalement élevé, accompagné ou non par une formation de bibliothécaire. Dès les années 1980, les rémunérations varient de 1 à 2,5, et sont globalement très basses pour ce type d’emploi. Ces disparités n’ont bien sûr pas favorisé le sentiment d’appartenance à une profession identifiée.
Premiers bilans et arrêt du soutien ministériel
En 1984, une circulaire ministérielle 4 adressée aux Drac, à propos des orientations et modalités de fonctionnement du Fiacre, fait le point sur deux ans de politique culturelle. Sont maintenus les trois axes d’intervention : création, diffusion et formation, avec la demande d’un effort intensifié en faveur de la formation, et s’exprime alors une volonté de déconcentration plus importante des crédits. Cette circulaire est également l’occasion de faire un bilan des actions menées, notamment en ce qui concerne les galeries de prêt : « au total, 30 galeries de prêt ont été mises en place en 1982 et 1983 », et de lister quelques préconisations pour renforcer ces nouvelles institutions :
« – une édition commune d’un catalogue regroupant l’ensemble des œuvres des galeries de prêt ;
– l’organisation d’expositions itinérantes des fonds d’œuvres ;
– la formation et l’information des responsables des galeries de prêt au moyen de voyages d’études et de journées communes de travail ;
– éventuellement l’édition d’estampes ».
Dans un document datant de 1986 intitulé Les galeries de prêt, Éliane Lecomte, alors chargée de mission au Fiacre, explicite les atouts dont disposent les galeries de prêt pour favoriser la diffusion : « donner à voir des choix différents »,« sensibiliser un public plus large (et a priori non informé) que ne le font les expositions et le musée en proposant une démarche inversée », d’autant que « la vie quotidienne avec les œuvres contemporaines agit avec force sur la sensibilité, même inconsciemment ». Elle énonce ensuite une série de préconisations en réponse aux questions suivantes : comment choisir les œuvres ? Quel local prévoir ? Quelles modalités de prêt établir ? Comment traiter le fonds ? Comment faire circuler l’information ? Comment former les responsables des galeries de prêt ?
Il est remarquable de voir qu’elle avait déjà pointé les enjeux actuels des artothèques : la question des formalités de prêt, la nécessité de faire un inventaire et de photographier le fonds « pour un futur catalogue », le besoin de développer la communication pour faire connaître la structure et de « soigner la signalisation », celui de former les responsables par un stage à Grenoble, un voyage en Hollande et une veille des voyages organisés par Peuple et Culture de Grenoble. Elle insistait également sur « l’importance des voyages réguliers à Paris pour visiter les expositions », mais finalement ne proposait pas de formation régulière et institutionnelle. En ce qui concerne le choix du local, elle préconisait de prévoir « environ 220 m² [situés] dans une zone très fréquentée, c’est le point fondamental », et aussi « un local pour effectuer les encadrements et un autre près d’une issue sur l’extérieur pour entreposer les mini-expositions circulant dans les collectivités ».
En 1986, suite à la volonté ministérielle de décentraliser davantage la politique culturelle auprès des collectivités territoriales – « le temps des 36 000 ministres de la culture est venu » (Jack Lang) –, la Délégation aux arts plastiques réoriente ses objectifs et se dessaisit des artothèques, qui n’ont pas trouvé au sein de cette délégation une identité bien ancrée. Dès lors, il n’existe plus de mission pour les artothèques. Par ailleurs, dans la mesure où la majorité des créations a eu lieu en bibliothèque, la Direction du livre et de la lecture (DLL) a été amenée à réfléchir à la question des artothèques, et finalement cette ambiguïté entre DAP et DLL a sans doute favorisé le désengagement ministériel prématuré de ces structures hybrides et « contribué à [les] entacher de la couleur de l’échec ou de la “fausse bonne idée” » (Laurence Santantonios, « L’art se prête à tous », Livres Hebdo, n° 428, 12 janvier 2001, p. 50-51).
Inégale répartition des artothèques sur le territoire
Lorsqu’en 1986 les mesures incitatives sont donc abandonnées, 33 artothèques ont été créées, réparties de façon aléatoire sur le territoire français. En dehors de ces subventions ministérielles, environ 15 autres artothèques ont vu le jour. En 2015, le guide/annuaire du Cnap en recense 46, cependant incomplet puisqu’on trouve trace de 10 artothèques supplémentaires…
Le réseau s’est donc globalement étoffé, d’autant qu’il faudrait ajouter à cette offre publique de 56 artothèques celle des artothèques privées apparues dans les années 1990, gérées soit par des artistes souhaitant diffuser leurs œuvres auprès d’un public local, soit par des commerciaux qui offrent un service de conseil à la vente et de crédit-bail (ou leasing) d’œuvres d’art contemporain (c’est-à-dire une opération financière qui permet, suite à un contrat de location, de devenir propriétaire du ou des biens objets du contrat).
Néanmoins, le maillage actuel du territoire reste irrégulier, comme le montre la carte ci-dessus, et fait apparaître des zones de grande concentration (Rhône-Alpes – sans doute un effet des expériences pilotes de Grenoble – et, dans une moindre mesure, le Nord-Ouest et la façade ouest de la France) alors que d’autres sont totalement dépourvues d’artothèque (le Nord-Est, les Pyrénées).
Hétérogénéité des artothèques
Le socle commun sur lequel s’inscrivent les artothèques tient en deux éléments fondamentaux : l’achat d’œuvres contemporaines originales et leur prêt à un public. En revanche, la structure de l’équipement, les modalités d’achat et de prêt des œuvres, le public visé, prennent des formes variées.
En ce qui concerne les publics, ils varient nécessairement en fonction du lieu d’implantation de l’artothèque, mais pas seulement. Certaines artothèques ne s’adressent qu’aux enseignants ou aux membres d’une université alors que d’autres – la majorité – sont ouvertes au plus grand nombre. Les œuvres, toujours originales et contemporaines, sont le plus souvent des multiples (estampes, photographies, vidéos…), comme préconisé par le ministère dans la convention, mais pas seulement : on y trouve également des œuvres uniques (peintures, dessins, collages, objets…). Quant aux modalités d’acquisition des œuvres, deux types de fonctionnement dominent : par décision collégiale avec un comité d’achat, ou sous la seule responsabilité de l’artothécaire, plus ou moins encadré(e) d’une ligne directrice de sa tutelle et / ou de conseils d’experts en art contemporain. Pour les conditions de prêt, apparaît là aussi une très grande disparité des tarifs ainsi que des documents exigés ou pas par l’artothèque.
Du point de vue de leur structure, les artothèques se répartissent en deux grands ensembles : celles qui assurent un service au sein d’une structure bien identifiée (galerie, bibliothèque, musée, théâtre, lycée, centre d’art, école des beaux-arts, université, académie administrative…), et celles qui sont une structure en tant que telle, que ce soit par la voie privée ou publique (associations loi 1901, artothèques municipales, départementales ou régionales…).
Ni le décompte ni l’identification typologique des artothèques françaises (voir tableau page suivante) ne sont très aisés, d’autant que peu d’entre elles sont adhérentes de l’Association de développement et de recherche sur les artothèques (Adra) 5 qui recense les données de 20 artothèques membres en juin 2015, et que certaines fonctionnent sur les principes fondamentaux des artothèques sans en porter le nom. Par ailleurs, certaines structures associatives propriétaires des œuvres ont pu déléguer à un établissement public la gestion de la collection (par exemple l’association Artotec au Centre départemental de documentation pédagogique du Jura). En excluant les artothèques privées à vocation uniquement commerciale (des collectifs d’artistes par exemple) ou réservées à un public purement privé (via un comité d’entreprise), j’en dénombre 56, dont les statuts se répartissent comme indiqués dans le tableau.
Parmi tous ces cas de figure, la seule configuration qui apporte une réponse naturelle au critère de l’emprunt obligatoire, c’est celle de l’artothèque en bibliothèque (16 au total) ou en centre de documentation (2 en CDDP) : 18 artothèques sur 56 sont donc concernées par cette implantation, ce qui représente le cas le plus fréquent avec 32 % de l’ensemble.
Néanmoins, les configurations différentes sont nombreuses. Certaines sont insérées dans un autre type d’équipement culturel : spectacle vivant (Angers au Centre dramatique national) ou musée (Auxerre, Chambéry). D’autres dépendent d’établissements non culturels, mais éducatifs (par exemple le lycée Antonin-Artaud de Marseille). Et se développent les formes associatives plus ou moins subventionnées par les collectivités, constituant un équipement culturel autonome, comme l’artothèque municipale de Caen, très active depuis sa création en 1986.
Constituer, traiter et valoriser
une collection d’art contemporain en bibliothèque
La bibliothèque est armée pour organiser les opérations de prêt-retour, et plus largement de traitement du document dans toutes ses étapes. À l’aise avec la question du catalogage, la bibliothèque est en mesure d’intégrer dans un SIGB la collection de l’artothèque au même titre que les autres documents, avec toutes les fonctionnalités associées : gestion de la circulation des documents et accès en ligne via un Opac, dont les notices peuvent éventuellement être accompagnées de visuels si les œuvres ont été numérisées. Les compétences documentaires en indexation permettent éventuellement d’établir une base de données indépendante du catalogue, afin d’accroître la visibilité des œuvres.
Au-delà de ces considérations techniques qui ne sont d’ailleurs pas sans poser des difficultés informatiques ou juridiques, la bibliothèque est l’établissement le plus habitué au prêt et, symboliquement, c’est probablement ici que les réticences à laisser circuler des œuvres artistiques sont les plus faibles. Entrer dans un processus de prêt, c’est accepter l’usure inévitable, la casse éventuelle, peut-être même le désherbage. Le principe même de l’artothèque demande une forme de désacralisation des œuvres pour les professionnels en premier lieu.
En termes de valorisation, la bibliothèque permet mieux que tout autre établissement de nourrir des collections des artothèques par de la documentation imprimée ou numérique. De nombreuses bibliothèques dotées d’une artothèque ont fait le choix de la mettre en relation avec un fonds d’art contemporain – comme c’est le cas à la Maison du livre, de l’image et du son (MLIS) de Villeurbanne – ou avec une collection d’ouvrages sur la photographie comme à la médiathèque Kateb-Yacine de Grenoble (anciennement médiathèque Grand’Place).
L’inclusion en bibliothèque permet également aux artothèques de bénéficier de l’infrastructure dédiée à l’animation : documentation générale, salle de conférences, espace d’exposition… Ainsi l’artothèque de Lyon à la Part-Dieu projette-t-elle, dans le cadre de l’animation « L’Heure de la découverte », des vidéos d’artistes dans une salle appropriée.
Néanmoins, ne nous leurrons pas, la collection d’œuvres plastiques contemporaines n’est pas parfaitement équivalente à celle des imprimés ni même aux collections audiovisuelles. La reproductibilité d’une gravure signée n’est pas du même ordre que celle d’un livre de poche. Les coûts d’acquisition en sont bien plus importants, et les circuits d’achat sont déconnectés de ceux du document : il faut se déplacer en galerie, dans les salons, rencontrer des artistes… Le prêt se fait selon des conditions particulières puisque l’emprunteur doit bien souvent s’engager à assurer les œuvres. L’espace nécessaire à la manutention du prêt, à la consultation, à la circulation et à l’exposition des œuvres est démultiplié. Tout ceci donne à l’artothèque en bibliothèque une place à part, qui se traduit également par des responsables dont la dénomination d’« artothécaire » n’est définie ni par le dictionnaire ni dans le répertoire des métiers territoriaux.
En effet, l’artothécaire relève toujours de statuts variés : contractuels non fonctionnaires, fonctionnaires de catégorie C, B ou A, sur des cadres d’emploi de bibliothécaires, d’attachés territoriaux, d’assistants qualifiés ou encore sur des emplois définis sur mesure. En bibliothèque, où le personnel est majoritairement fonctionnaire titulaire, l’absence de concours dédié aux artothèques et de formation spécifique rend la situation quelque peu marginale. Le recrutement des personnels de bibliothèque comme de musée, fondé sur les concours, dans la fonction publique, se révèle d’une certaine rigidité que ne connaissent pas les artothèques associatives, libres de recruter qui elles le souhaitent.
Ce qui rassemble donc les artothécaires des collectivités territoriales, ce n’est certes pas le statut ni une formation commune, mais bien plutôt leur intérêt pour l’art contemporain, ainsi qu’un engagement intense, voire un véritable militantisme en faveur de l’artothèque, qui se traduit par une grande pérennité dans ce poste, surtout pour les artothèques ouvertes dans les années 1980 (Grenoble, Annecy, Chambéry par exemple).
Néanmoins, les bibliothécaires possèdent un avantage indéniable, pointé dès le début des années 1980, sur les artothécaires qui ne relèvent pas de bibliothèque : il s’agit d’une bonne connaissance du fonctionnement et des enjeux du prêt de documents ainsi que de tous les outils de gestion de l’emprunt. Ainsi les bibliothèques ont-elles toutes plus ou moins effectué le catalogage des œuvres et informatisé leurs catalogues, ce qui n’est pas le cas des musées.
Une perte de visibilité
des artothèques de bibliothèques, vraiment ?
D’un point de vue très pragmatique, certes, l’artothèque en bibliothèque a du mal à se faire connaître, dans la mesure où la signalétique physique comme le référencement web se font par un intermédiaire qui peut occulter sa présence : c’est avant tout la bibliothèque qui est annoncée sur le bâtiment ou sur le site internet. À Lyon comme à Grenoble, aucune mention n’inscrit dans la ville la présence d’une artothèque. Au mieux, une inscription mentionne l’artothèque sur la porte de la bibliothèque parce que les horaires d’ouverture en sont différents : c’est le cas à Villeurbanne.
Néanmoins, à l’intérieur même de la bibliothèque, tout est fait pour favoriser une certaine relation intime, tactile avec les œuvres : par définition, la bibliothèque est un lieu du toucher, où déplacer et prendre les œuvres est encouragé. En ce sens, c’est l’endroit idéal pour réduire la distance qui sépare l’œuvre du regardant, dépasser le tabou de l’art sacralisé, mettre en confiance le public et déclencher l’acte de l’emprunt, forme d’appropriation visée par les missions premières des artothèques.
Par ailleurs, la communication, certes englobée par celle de la bibliothèque, voire de la municipalité – ce qui ajoute un ou deux intermédiaires –, bénéficie d’une prise en charge qui permet d’atteindre un large public. L’étude que j’avais menée en 2009 sur les artothèques en Rhône-Alpes 6 montrait une meilleure circulation des œuvres qui se trouvaient en bibliothèque que dans les autres lieux. En ce sens, l’avantage proposé par la bibliothèque est immense : il s’agit du lieu culturel qui rassemble le public le plus nombreux et le plus diversifié. S’y déplace un public de tous âges, de catégories socioprofessionnelles variées, seul, en famille, en groupe scolaire, et pas nécessairement amateur d’art contemporain, comme l’ont montré les enquêtes d’Olivier Donnat sur les pratiques culturelles des Français. À la bibliothèque, mieux qu’ailleurs, peut s’opérer le processus de démocratisation culturelle en matière de création contemporaine.
Qui plus est, l’artothèque en bibliothèque peut bénéficier d’un réseau établi et de dispositions à travailler avec des partenaires susceptibles d’apporter une visibilité sur tout un territoire. Que ce soit avec un objectif de médiation de l’art contemporain ou d’aide à la création contemporaine, la bibliothèque peut en effet soutenir l’action de son artothèque par des partenariats avec les productions des écoles d’art, les centres d’art contemporain, les Frac, mais aussi, pourquoi pas, les formations universitaires en art ou histoire de l’art pour un accompagnement à la médiation des œuvres. D’autres formes d’artothèques en bibliothèque sont à inventer, très certainement.
Idée un peu folle d’un autre temps moins contraint budgétairement, l’artothèque demeure une structure importance de compréhension de la création. Sans écarter pour autant les autres types d’implantation, elle a toute sa place en bibliothèque. La charte des artothèques 7 adoptée par l’Adra en 2008 reconnaît d’ailleurs une grande diversité des modalités de fonctionnement : adossement à une bibliothèque ou médiathèque, à un musée, un centre d’art, une école d’art, etc., ou en autonomie : tous les statuts sont admis comme autant de possibilités pour porter une même mission de service public, comme autant de formes pertinentes en fonction du contexte territorial et historique.
La réalité des finances publiques empêche d’exprimer aujourd’hui le vœu d’un nouveau mouvement de création d’artothèques, avec l’ouverture de collections nouvelles et des moyens pérennes de fonctionnement pour les faire vivre. Néanmoins, reconnaissons au principe de l’artothèque des vertus précieuses pour les bibliothèques. Actives pour donner du sens au monde, à la société, aux cultures, les bibliothèques doivent s’attarder sur le rôle que jouent les images, images de création, images de presse, images d’illustration : toutes ont besoin d’espace où être exposées, débattues et appropriées. Il paraît si naturel de permettre par le prêt que la lecture du texte se fasse dans une forme de solitude, de retraite ; autorisons aux œuvres artistiques contemporaines ce même abandon dans l’intimité, préalable indispensable au partage.
Et les bibliothèques, bousculées par une nouvelle concurrence numérique, ont besoin de cette matérialité de l’œuvre plastique : dans son évidence physique, l’objet artistique permet un véritable renforcement de ce que peut être la bibliothèque comme lieu de débat.