« Pirater »

Tracés. Revue de Sciences humaines, n° 26

par Benjamin Caraco

Samuel Hayat (coordination)

Camille Paloque-Berges (coordination)

2014, 256 p.
ISSN 1763-0061 : 15 €

Dans sa dernière livraison, la revue Tracés revient, de façon très instructive, sur le piratage et la figure du pirate. Cette dernière est paradoxale puisque le pirate est considéré soit comme un symbole de liberté soit comme un ennemi du genre humain, pour reprendre les termes de Cicéron (« pirata est hostis humani generis »). Les problématiques de la production de ce paradoxe et de ses effets constituent le fil rouge des contributions de ce numéro, qui accorde une place particulière au pirate informatique en tant que reflet des enjeux relatifs aux pratiques numériques et à leur régulation. Pour Samuel Hayat et Camille Paloque-Berges, les deux coordinateurs du dossier : « Le pirate est avant tout celui qui transgresse la norme, qui résiste à son expansion, et qui met en scène cette transgression, au nom d’autres normes dont il faut préciser la nature, mais qui sont en tout cas en rupture avec les pratiques et les valeurs (y compris morales) du monde normal » (p. 9). Ainsi, certaines transgressions s’expliquent par un désir de faire évoluer les normes ou sont inspirées de référentiels que la loi ne reconnaît pas. En conséquence, si le mot « pirate » est utilisé pour disqualifier des activités allant à l’encontre de certains intérêts protégés par des lois, il est aussi revendiqué par ceux visés par le terme, dans un classique retournement du stigmate. Les usages pluriels de cette référence se retrouvent dans les contradictions et les controverses qui l’entourent et donc dans la plupart des articles rassemblés.

Fidèles à la philosophie de cette jeune revue généraliste, les contributions émanent d’horizons disciplinaires variés – économie, histoire, science politique, littérature, et sciences de l’information et de la communication. Les thématiques traitées sont larges : du retournement du stigmate via la littérature (et ses ressemblances avec les logiques de marques, qui n’hésitent pas à exploiter l’imagerie du pirate), au portrait de Paul Watson de l’organisation Sea Shepherd qui lutte pour la protection des baleines de façon musclée, en passant par la notion de piraterie dans l’œuvre du philosophe allemand Carl Schmitt, à la culture politique et aux nouvelles formes de militantisme à l’ère du numérique du Parti Pirate (français). Nous retiendrons avant tout les contributions liées au numérique et aux pirates informatiques (parfois appelés hackers de façon péjorative alors que le terme désigne à l’origine un « bidouilleur »).

Primavera de Filippi et Mélanie Dulong de Rosnay abordent les enjeux juridiques du piratage. Avec le développement du numérique, les États essayent de reprendre la main sur le réseau en légiférant. Ils sont confrontés à des pirates dont la définition est nécessairement plurielle et parfois contradictoire, ce qui conduit les auteurs à élaborer une typologie, qui distingue les « pirates hors la loi » (cybercriminels, contrefacteurs), des « pirates pour les droits » (pirates engagés, « hacktivistes ») et des internautes utilisateurs/sant des outils à leur disposition pour capter illégalement des informations. Par piratage, elles entendent une intrusion non autorisée, qu’elle ait une visée malveillante ou non, autrement dit une forme de violation de propriété. Dans bien des cas, la surenchère juridique a comme effet pervers de perfectionner les techniques de contournement des pirates tandis que ces nouvelles lois violent parfois certaines libertés fondamentales des citoyens. Mieux vaut alors envisager une refonte d’une partie des conceptions juridiques afin d’intégrer les pratiques numériques au lieu de simplement les réprimer.

La note de Félix Tréguer à propos de la liberté d’expression sur internet complète cette réflexion en opposant deux points de vue : d’une part, la défense de la restriction des libertés au nom du droit territorial et du régime représentatif (« approche positiviste-légaliste ») et, d’autre part, le refus des politiques répressives, qui insiste sur la spécificité de l’internet et des droits qu’il porterait. Félix Tréguer rapproche ainsi la citoyenneté insurrectionnelle de la citoyenneté pirate. Les tenants d’une telle conception chercheraient à rééquilibrer la relation société civile / État au profit de la première dans l’espace public numérique, ce qui la situerait au croisement de deux tendances de fond : le renouvellement de la « contre-démocratie » (Rosanvallon) et la montée en puissance du « libéralisme informationnel ». L’internet deviendrait une nouvelle force au service de la « surveillance » (mais aussi du « jugement » et de « l’empêchement ») des gouvernants par les gouvernés.

Vincent Mabillot se penche de son côté sur la culture pirate via les usages du P2P. Il rappelle que les industries culturelles confondent volontairement cracker, hacker et pirate pour mieux accuser les utilisateurs de logiciels de partage sur internet, rendus responsables de la crise de leur secteur. La riposte législative de ces acteurs (Hadopi en France) a renforcé l’anonymisation des échanges, mais n’empêche pas l’émergence de phénomènes d’identification culturelle : de nouveaux lieux d’échanges et des réflexions font ainsi florès afin de changer le cadre législatif (par exemple les débats autour du droit d’auteur). En conclusion, Vincent Mabillot répertorie trois formes de culture pirate : une culture anti-pirate portée par les industries culturelles, une culture libre notamment exposée par Richard Stallman ou Lawrence Lessig, et une culture pirate assumée.

L’entretien avec le « journaliste hacker » Jean-Marc Manach, spécialiste des questions de surveillance, prolonge cette analyse. J.-M. Manach discute les différentes cultures juridiques nationales exacerbées par l’internet. Les Américains ne feraient pas confiance à la loi, d’où les multiples scandales de révélation d’écoutes qui témoignent plus d’une vigilance accrue des citoyens vis-à-vis de leur gouvernement que d’une pratique de la surveillance plus intense qu’en Europe. Comme le souligne J.-M. Manach : « C’est donc paradoxal : les États-Unis sont une grande démocratie, avec des gens qui veulent défendre les droits individuels, et c’est ce qui permet d’avoir ces documents ; ailleurs on n’a pas cette chance, et faute de documents, on ne sait pas vraiment quelle est l’ampleur de la surveillance chez nous » (p. 242). De même, WikiLeaks aurait relancé le journalisme d’investigation et inventé le data journalism. Mais les nouvelles pratiques numériques de l’internet ne touchent pas que les spécialistes : « La quasi-totalité des gens, sur Internet, s’est trouvée à un moment ou l’autre à violer la loi, ce qui est quand même un phénomène inédit dans l’histoire de l’humanité » (p. 246). Phénomène qui devrait conduire à une évolution (souhaitable) du paysage législatif à moyen terme.

Enfin, deux contributions proposent des analyses économiques du piratage aux approches radicalement différentes.

L’article de Lawrence Liang, bien introduit par Tristan Mattelart, rompt avec les discours des industries culturelles qui criminalisent le piratage de contenus culturels. Il envisage la démocratisation de l’accès à la culture, notamment via le piratage physique (DVD, CD) dans les pays en voie de développement. Dans son analyse, il s’oppose aussi bien aux majors qu’aux juristes du libre comme Lawrence Lessig qui distinguent « bon » et « mauvais » piratages : copie créative (avec le remix par exemple) contre copie passive. Liang rejette cette séparation à partir de la comparaison entre les marchés du livre en Inde et en Afrique du Sud. L’existence d’un marché pirate dans le premier cas a permis une meilleure diffusion du livre en réduisant considérablement son coût alors que la non-existence d’un tel équivalent en Afrique du Sud cantonne la population à une offre légale mais inabordable. Pour Liang, les tenants du libre et de la diffusion de la connaissance adopteraient des positions pédagogiques trop restrictives qui ne prennent pas en compte les désirs de ces populations. Elles souhaitent également consommer les derniers films d’Hollywood et pas seulement regarder des documentaires éducatifs. De plus, pour Liang, la création subsiste, en témoigne Nollywood, l’industrie du film au Nigéria, construite à l’origine sur une infrastructure issue du piratage massif. Si l’approche de Liang a le mérite de quitter le registre de la dénonciation sèche et stigmatisante du piratage, elle donne dans l’excès inverse puisqu’elle n’aborde pas les limites d’un piratage proposant des contenus dégradés et/ou concurrençant les productions locales.

L’article des économistes Peter T. Leeson et Christopher J. Coyne relève d’une tout autre approche, purement économique et à la limite de la caricature tant il démontre la pauvreté d’une lecture unidimensionnelle d’un problème aussi complexe que le piratage. Difficile en effet de réduire les motivations des hackers à une recherche exclusive du profit (ou de la gloire) alors que les paramètres socioculturels peuvent jouer à plein dans bien des cas (défense des droits du citoyen notamment). De même, réfléchir en termes de coûts / avantages par rapport à une perte estimée ne permet pas d’envisager les innovations issues des pratiques pirates et / ou de la lutte contre ces dernières. Les auteurs reconnaissent-ils implicitement les limites de leur approche lorsqu’ils écrivent qu’ « Il semble que c’est avec les bons pirates qu’il est le plus difficile de traiter, dans la mesure où ils ne sont pas animés par des désirs humains fondamentaux comme la quête de l’argent ou la gloire » (p. 213) ? Leurs préconisations hasardeuses de politique publique ne sont guère inventives : ils proposent d’interdire les publications des hackers et de moduler les peines en fonction de l’âge des coupables…