Aux sources de l’utopie numérique

De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence

par Julia Morineau

Fred Turner

Caen, C&F Éditions, 2012, 427 p., 21 cm
ISBN 978-2-915825-10-7 : 32 €
Édition française de l’ouvrage de Fred Turner de 2006.

Il ne nous a pas échappé que les rêveries lysergiques des pionniers de l’internet évoquées dans cet ouvrage tendent à le rendre sympathique a priori.

Toutefois, ce n’est à l’évidence pas le seul argument. En empruntant la voix de Dominique Cardon dans la préface, on peut dire de ce livre qu’il « réussit un véritable tour de force. De la biographie d’un individu singulier, Stewart Brand, Fred Turner dresse le portrait d’un personnage collectif : internet. Ce geste métonymique a valeur d’exemple pour l’histoire des sciences et des techniques ».

Effectivement, Fred Turner nous embarque dans le récit de l’histoire de Stewart Brand, un éternel second rôle de cette gestation de la « société-pour-internet » qui, par sa présence et ses talents de médiateur, a permis que l’outil internet suive le destin que nous lui connaissons.

L’intention de l’auteur

Dans les années quatre-vingt-dix, un consensus discursif a proclamé et promu « la révolution numérique ». Fred Turner s’est interrogé sur les origines de cet engouement pour une utopie numérique trente ans après l’apparition des technologies de l’information.

Avec ce livre, il apporte une réponse possible, en retraçant l’histoire méconnue d’un groupe extrêmement influent de journalistes et d’entrepreneurs de la baie de San Francisco : Stewart Brand et le réseau Whole Earth. « Entre la fin des années soixante et la fin des années quatre-vingt-dix, Brand constitua un réseau composé de personnes et de revues qui furent à l’initiative d’une série de rencontres entre les milieux bohèmes de San Francisco et la Silicon Valley, carrefour technologique naissant. » En 1968, il publie le Whole Earth Catalog, un « accès aux outils » à l’attention des communautés hippies. Dans les années quatre-vingt, il est à l’initiative d’une des premières communautés virtuelles : WELL (Whole Earth ‘Lectronic Link). En 1993, il participe à la création du magazine Wired. Ainsi, avec le Whole Earth Catalog, ses réseaux s’étendent des univers de la recherche scientifique (lui-même diplômé de l’université de Stanford) aux communautés rurales des hippies ; dans les années quatre-vingt-dix, ses réseaux incluront aussi des représentants du département de la Défense, du Congrès ou de multinationales.

Avec ce livre, Fred Turner met au jour les legs de la contre-culture transmis par les pionniers de l’internet aux générations futures. Il montre également comment dans ce contexte le rapprochement des mentalités libertariennes des néo-communalistes et libérales des capitalistes n’est pas une hérésie. Il expose ainsi le mouvement de conversion aux valeurs de la contre-culture qui va s’opérer dans l’univers marchand.

L’héritage de la contre-culture

Stewart Brand, jamais sur le devant de la scène de l’innovation numérique, saura donc articuler les enjeux technologiques aux traits politiques et culturels d’une époque. Ainsi, comme le dit Dominique Cardon : « Ce qu’ajoute Fred Turner au récit de la genèse sociotechnique d’internet, c’est la mise au jour des médiations qui ont permis de faire circuler un ensemble de croyances et de valeurs issues de la contre-culture vers le premier cercle d’usagers qui vont faire entrer nos sociétés dans l’ère digitale. Il nous donne ainsi l’opportunité d’identifier avec précision les lieux, les objets et les pratiques qui signent la contribution des idées de 68 à l’émergence d’une nouvelle forme, en réseau, du capitalisme. »

Pour mémoire, ces valeurs de la contre-culture sont notamment le besoin d’émancipation, le rejet du politique (plus que celui de l’autorité) et surtout, le plus signifiant ici, la quête d’authenticité créative et d’autonomie.

On peut à travers ce récit distinguer trois legs de la contre-culture aux générations futures :

1) L’injonction à la participation créative au détriment de l’égalité et au profit d’une quête individuelle de singularisation.

2) La liberté d’expression.

3) Une idée du collectif qui substitue le bien commun à l’intérêt général.

Avec cet ouvrage, Fred Turner nous aide ainsi à comprendre le processus qui, de l’injonction des pionniers de l’internet à l’authenticité du vécu personnel et à la créativité, a conduit au façonnage d’une communauté virtuelle, fondée sur des droits expressifs individuels au détriment de la recherche d’égalité.

La promotion de ces droits expressifs individuels est sans nul doute un trait de la culture contemporaine d’internet : une liberté d’expression connectée ; une société digitale dont les hiérarchies sont fondées sur des réputations ; un univers virtuel basé sur des règles collectives légitimes dans ce seul espace commun.