La bibliothèque émancipatrice

Journée d’étude BPI

Florence Bianchi

Dans le cadre de son cycle « Partager des savoirs, faire société : les bibliothèques dans la Cité », la Bibliothèque publique d’information (BPI) a organisé, en partenariat avec Livre et lecture en Bretagne, la Ville de Rennes et Rennes Métropole, le 4 avril 2013 aux Champs libres, une journée sur le rôle émancipateur que la bibliothèque peut jouer, avec ses partenaires, à l’heure où un socle minimal de connaissances est devenu indispensable pour s’insérer socialement, dans un contexte de renouvellement permanent des savoirs et des compétences  1.

En ouverture, Patrick Bazin (directeur de la BPI) a rappelé que les bibliothèques publiques se sont toujours pensées comme des lieux d’émancipation, mais que le curseur s’est légèrement déplacé. Si on parlait avant d’« ascenseur social », de « démocratisation de la Culture (avec un grand C) », la question ne se pose plus uniquement dans ces termes dans la mesure où toutes les strates, tous les secteurs de la société sont concernés par la connaissance, avec une ingénierie de la connaissance de plus en plus difficile à acquérir, avec, aussi, un risque de décrochage paradoxalement plus grand. Et décrocher peut très rapidement signifier se retrouver sur le côté. Ce que constate quotidiennement la BPI, de plus en plus confrontée à des publics en décrochage, en déshérence. Forte d’une tradition ancrée depuis sa création, elle s’efforce d’aller toujours plus loin dans leur accompagnement.

Comment la mission éducatrice et formatrice traditionnelle des bibliothèques intègre-t-elle les besoins des publics qui mettent en œuvre une démarche volontaire d’autoformation ? Comment la bibliothèque répond-elle à la nécessité de maîtriser les outils numériques ? Quelles ressources peut-elle déployer pour accompagner ces apprentissages dans la perspective de contribuer à la cohésion sociale ?

Apprendre et se former à la bibliothèque

Ces ressources passent d’abord par la mise en place d’ateliers et de médiation pour l’apprentissage et la formation vue à travers les exemples des bibliothèques de Cologne (programme « Bibliothèque et intégration »), de Saint-Jacques-de-la-Lande, Rennes Métropole (et son salon numérique), de la Bibliothèque publique d’information (ateliers du département Vivre), ou de l’Association de la fondation étudiante de la ville (Afev).

Pour Sonia Morand (médiathèque départementale d’Ille-et-Vilaine), la médiation numérique est surtout un moyen de « créer du lien », notamment par le travail de médiation fait autour de la mise à disposition de tablettes numériques en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes – nom de code de l’opération : « Des iPad dans les Ehpad ». Si, comme l’a souligné Christian Ryo (Livre et lecture en Bretagne), les outils numériques ne sont pas en eux-mêmes des outils émancipateurs, pour les résidents qui font l’apprentissage de nouveaux usages et peuvent ensuite le transmettre à leurs proches, il s’agit bel et bien d’une « reprise de pouvoir » : « reprendre sa place pour pouvoir échanger et transmettre à nouveau ».

De même, à la médiathèque de Lorient, l’accompagnement de l’autoformation est conçu comme un accompagnement vers l’e-inclusion, par la mise en place d’une « politique visant à une réduction de la fracture numérique et à un retour vers le lien social via le numérique », a expliqué Gil Van Meeuwen.

La bibliothèque : un chemin d’accès aux savoirs

Sophie Marotte (association Lire et Délire) et Marie-Anne Morel (bibliothèques de Rennes) ont présenté quelques-unes de leurs techniques de détours pour amener au livre et à la lecture, sans bouleverser le fonctionnement des structures partenaires, mais en s’y adaptant et en distillant du livre et de la lecture dans leurs pratiques. Et en accueillant dans l’espace lecture toutes sortes d’initiatives personnelles : kamishibai construit par Aïcha – qui ne se sentait pas capable de lire un livre – ou ateliers de fabrication de raconte-tapis ou de livre en tissus, gratuits et ouverts à tous sans inscription, qui permettent d’aborder les mêmes problématiques qu’un atelier d’écriture, mais avec un public qui ne serait jamais venu à un atelier d’écriture. Car lorsqu’on construit soi-même son outil, son « sac pour raconter des histoires », non seulement on lui accorde une importance supplémentaire, mais surtout, on s’en sert. Ce qui compte, c’est de « permettre à chacun de trouver sa manière de s’approprier les histoires, de les raconter ».

Le projet mené en 2010-2011 par ATD Quart Monde en partenariat avec la bibliothèque de Rennes, Rennes Métropole et le département d’Ille-et-Vilaine, présenté par Claude Hooge et Joëlle Bertel (ATD Quart Monde), avait pour objectif de « favoriser l’accès des personnes en situation de grande précarité aux savoirs et à la culture », grâce à une démarche de « croisement des savoirs et des pratiques », entre bibliothécaires et militants d’ATD qui ont connu la misère. Afin de casser de part et d’autre les clichés et construire la confiance, chacun a d’abord écrit un récit d’expérience : expérience d’une rencontre avec une personne en grande précarité pour les bibliothécaires, tentative de pénétrer dans une bibliothèque lorsqu’on est dans cette situation pour les militants. Ces récits ont permis d’établir la nécessité de construire des « passerelles », certes, mais pas n’importe lesquelles. Comment définir ce qu’est une passerelle ? Comment construire des passerelles à l’intérieur ou à l’extérieur des bibliothèques ? Quelles sont les conditions de réussite, les moyens et les règles pour que cela fonctionne ? Ces questionnements ont conduit à la rédaction commune du document Les chemins d’accès aux savoirs et à la culture : réflexions et propositions 2010-2011 2, qui présente l’historique du projet, la méthodologie utilisée, le processus et les résultats des travaux, ainsi que des recommandations. Quatre « conditions de réussite » essentielles ont ainsi été dégagées :

  • adapter la bibliothèque : une équipe mobilisée autour d’un projet ;
  • aller vers : une volonté et des moyens pour que les bibliothèques « aillent vers », « sortent vers » ;
  • mettre en place des partenariats avec d’autres structures, associations… ;
  • « faire avec » les personnes en grande précarité et non pas « faire pour ».

Partager des savoirs, faire société

Si la bibliothèque de Quimperlé semble avoir appliqué ces recommandations à la lettre, il a d’abord fallu pour cela « un déclic ». Celui-ci est venu de l’introduction dans l’équipe d’un « intrus », d’un corps étranger à celui des bibliothécaires – une animatrice –, « qui n’avait pas les mêmes lunettes » et a porté un regard neuf et sans complaisance sur la bibliothèque : « une bibliothèque de riches, fréquentée par ceux qui connaissent les codes ». Passé le premier choc et les premières dénégations, Pascal Thibaut et son équipe ont bien dû admettre qu’une grande partie du public du CCAS d’en face restait… en face. Et faire preuve d’imagination pour sortir à la rencontre des demandeurs d’emploi, des personnes âgées, des migrants… : public invisible à chercher et trouver dans des lieux méconnus aux noms à décrypter, futurs partenaires : Ibep, Ides, Amisep, CCAS, CEAS… Se rendre une fois par semaine à l’épicerie sociale, relancer le portage à domicile en partenariat avec les services d’aide à domicile, participer à la Semaine bleue (semaine nationale des retraités et des personnes âgées), organiser des ateliers cuisine, tricot, peinture, etc., gratuits, pour tous les publics, mais en réservant toujours des places pour les publics « éloignés » qu’il faut aller chercher, avec pour finalité leur cheminement vers une autonomie toujours plus grande au sein d’une bibliothèque nécessairement co-construite avec ses usagers : non plus « une bibliothèque de riches, mais une bibliothèque qui intègre la richesse de ses habitants ».

Cette logique de « partage des savoirs » est bien celle qui anime Bibliothèques dans la cité  3, site collaboratif créé par la BPI pour permettre aux professionnels d’échanger sur leurs expériences et leurs pratiques en matière de projets à destination des publics exclus ou en difficulté dans les bibliothèques. •