The Writing Culture of Ordinary People in Europe, c. 1860–1920

par Benjamin Caraco

Martyn Lyons

Cambridge, Cambridge University Press, 2012, 288 p., 23 cm
ISBN 9781107018891 : £ 65

Le dernier livre de l’historien australien Martyn Lyons commence par un avertissement à l’attention du lecteur : les fautes d’orthographe, de grammaire ou de syntaxe que ce dernier s’apprête à lire ne sont pas le fait de l’éditeur mais tout simplement une retranscription fidèle d’écrits ordinaires. En effet, alors que, jusqu’au XIXe siècle, l’écriture est avant tout un instrument de domination, elle devient un élément du quotidien pour les masses à partir de cette époque. Pour autant, l’historien continue encore à se focaliser sur les écrits des classes moyennes et supérieures, ne portant que peu d’intérêt aux écrits des gens peu éduqués ou à moitié illettrés.

Le paradoxe de Lidenbrock

Dans The Writing Culture of Ordinary People in Europe, c. 1860–1920, Martyn Lyons offre un plaidoyer pour l’étude de tels écrits. L’écriture passe à cette époque du stade magique à celui de nécessité et l’auteur entreprend l’analyse de l’appropriation de l’écrit et de ses techniques à l’aide d’auteurs ordinaires extraordinaires comme cette veuve italienne, Clelia, qui écrit son autobiographie sur les draps du lit qu’elle a partagé avec son mari. Martyn Lyons propose ainsi de délaisser les sources alternatives (registres paroissiaux, démographie ou collecte de sources orales) de « l’approche oblique » de l’étude des classes défavorisées, selon le mot de Peter Burke, et de se plonger dans la richesse de leurs écrits propres : « Peasants’ and workers’ writings are there if we care to look for them, as this book will fully demonstrate » (p. 6).Le problème avec ces écrits n’est pas tant celui de leur rareté que de leur abondance. Ils prennent ainsi la forme de récits de voyage, de correspondances, d’autobiographies, de livres de famille, etc. Jusqu’à présent, les autobiographies étaient le genre le plus étudié et elles étaient souvent le produit d’artisans qualifiés. Ce n’est que la pointe émergée de l’iceberg pour Martyn Lyons puisqu’une masse d’écrits de paysans et d’ouvriers existe. Ces derniers ont été amenés à écrire principalement sous le coup de la séparation d’avec leurs proches, souvent causée par la guerre et l’émigration de masse. Dans cette étude, l’auteur s’intéresse au contexte de cette pratique, les formes qu’elle prend et les fonctions qu’elle remplit. Pour cela, il limite son champ à trois pays : la France, l’Italie et l’Espagne, qu’il a choisis à la fois à cause de ses compétences linguistiques, de la présence d’archives adéquates et de la similitude des conditions de leurs sociétés. En effet, les trois ont une forte population rurale confrontée au besoin d’écrire. La dimension comparative est donc essentielle à cette étude qui se situe dans le contexte global de l’époque. Son approche est pluridisciplinaire, s’abreuvant aux sources de l’histoire, de la paléographie, de la sociologie, de la littérature mais aussi de l’ethnographie des « écritures ordinaires » d’un Daniel Fabre ou des travaux d’un inclassable comme Philippe Lejeune.

Plus largement, c’est une « new history from below » (p. 14) que promeut Martyn Lyons pour envisager des phénomènes connus, dépassant les précédentes tentatives trop collectives ou impersonnelles, comme celle des Annales, ou trop focalisées sur l’action publique au détriment de la sphère privée avec les historiens marxistes britanniques. Cette nouvelle histoire « par le bas » est plus individualisée, elle redonne une voix et une liberté aux acteurs dans un cadre contextualisé. Martyn Lyons parle à ce propos d’un paradoxe de Lidenbrock (p. 20) du nom du héros du Voyage au centre de la terre de Jules Verne : en mettant au jour un nouveau monde, on change le regard sur le monde existant.

Ce renouveau historiographique n’aurait pas été possible sans la création et le développement de centres d’archives spécialisés dans ce domaine, principalement en Espagne et en Italie à partir des années 1970. C’est d’ailleurs là que Martyn Lyons a puisé sa documentation pour ce livre.

Écriture et préservation du lien social

Trois thèmes dominent le livre : l’acculturation de l’idée nationale au sein des masses, la négociation de l’identité personnelle et la relation entre l’oral et l’écrit.

Martyn Lyons revient ainsi sur les principaux traits de ces nouveaux entrants dans le monde de l’écrit : ils ont souvent un complexe d’infériorité et les femmes passent leur temps à s’excuser dans leur correspondance. Ils ont parfois du mal à trouver du matériel pour écrire et font ainsi preuve d’inventivité. Le lieu et le temps d’écriture doivent être aussi négociés : les femmes écrivent ainsi depuis la maison, les hommes depuis le travail. Des tiers, des écrivains publics, des collègues ou amis, peuvent prendre en charge l’écriture avec les risques que cela comporte en termes de rapports de force.

Un manque d’éducation formelle ne veut pas dire que les écrits ne sont pas pensés. Un certain nombre d’écrivants cherchent un style, à organiser leurs textes, ou ont des tentations littéraires. Certains invoquent même des auteurs connus tels Hugo ou Dante comme modèles. Martyn Lyons cite l’exemple de Lugi Daldosso qui écrit pendant la guerre de 1914–1918 et dont le style est au croisement de l’écrit et de l’oralité.

Outre ces réflexions sur l’écrit, l’auteur revient sur le thème de la nation à travers les lettres des poilus, leur « pinard moral », qui leur permettait de tenir moralement. Ainsi en dépit du chantier bien amorcé par l’École républicaine, le problème du régionalisme transparaît à travers les écrits des soldats, que cela soit dans le contenu ou dans l’utilisation de patois. La « petite patrie » est encore bien présente, même si la nation est évoquée, contrairement aux soldats italiens dont les lettres révèlent l’ordre de préférence implicite : la famille, la communauté locale et en dernier lieu la patrie. La correspondance amoureuse des soldats italiens démontre le besoin de préserver leur humanité alors que le chaos fait rage autour d’eux : « In the midst of carnage, writing love-letters kept a man sane and in touch again with his sense of humanity » (p. 154).

La partie de l’ouvrage consacrée à l’Espagne se concentre surtout sur l’expérience de l’émigration vers l’Amérique. Les lettres de ces émigrants témoignent de leur nostalgie pour le pays et pour leurs proches, tout comme elles justifient l’acte de partir pour des raisons économiques. L’écriture est aussi un atout pour s’intégrer économiquement dans le Nouveau Monde. Certains en viennent à apprendre en urgence cet art afin de pouvoir prétendre à des emplois dans le commerce. Leurs écrits sont aussi le lien de la négociation d’une identité transcontinentale, leur permettant à la fois de conserver leurs racines et de se forger une nouvelle identité. Toutefois, plus leur intégration progresse et plus la correspondance a tendance à péricliter. Au départ, la correspondance est un moyen d’élaborer une stratégie familiale, l’émigration étant une ressource parmi tant d’autres à la disposition des familles.

Mélange des genres

Dans le dernier chapitre, Martyn Lyons s’intéresse aux livres de raison ou de famille, qu’il nomme « memory books ». Ces derniers sont un genre hybride : partiellement livre de compte, généalogie et récit historique où ordre et désordre cohabitent. Forme sui generis, le memory book est l’ancêtre du journal moderne, même si son plus proche équivalent serait l’illustre bibliothèque décrite par Borges en raison de son absence de structuration.

À travers son étude de la Grande Guerre et de l’émigration, Martyn Lyons met en lumière le rôle de l’écrit dans la préservation du lien social et de la lutte contre l’isolement des gens ordinaires. C’est la rupture qui est bien souvent la source d’inspiration ou la motivation qui pousse à écrire et parfois à inventer de nouveaux genres :

« The purpose of writing was to re-insert themselves within this distant world, to ensure its continuity and protect their status. Ordinary writing, in this sense, was a continuing work of recuperation and preservation. […] Ordinary writings fought a long rear-guard action against the ineluctable and traumatic ruptures which engulfed their authors » (p. 256).

Dans ce livre fouillé aussi bien en termes d’analyse que de travail archivistique, Martyn Lyons dépasse le cadre de la simple histoire de l’écrit  1. Il touche aussi bien à l’histoire sociale que culturelle tout en offrant de nombreuses pistes de développement sur des sujets connus. Par bien des points, The Writing Culture of Ordinary People in Europe de Martyn Lyons est à l’histoire de l’écrit ce que The Voice of the Past de Paul Thompson fut à l’histoire orale  2. Espérons que ce livre sera le point de départ pour de nouvelles recherches s’appuyant sur ces sources encore peu connues, et que bibliothécaires et archivistes viendront soutenir les initiatives déjà à l’œuvre.

  1. (retour)↑  On notera toutefois une petite erreur factuelle à la page 94 où l’auteur parle de l’École de l’historial de Plozières au lieu de Péronne.
  2. (retour)↑  Paul Thompson, The Voice of the Past : Oral History, Oxford, Oxford University Press, 1990.