Comment le numérique transforme les lieux de savoirs

Le numérique au service du bien commun et de l’accès au savoir pour tous

par Marie-Pierre Ermakoff

Bruno Devauchelle

Limoges, Fyp éditions, 2012, 191 p., 20 cm
Coll. « Société de la connaissance »
ISBN 978-2-916571-61-4 : 20 €

Les lieux de savoirs à l’épreuve du numérique

Nos principales institutions – musées, bibliothèques, lieux d’enseignement et de recherche – qui sont avant tout des lieux de détention et de stockage des savoirs, issus de la culture de l’écrit et dont la stabilité est légendaire, sont depuis quelques années bousculées, remises en cause par le développement du numérique et plus généralement par la numérisation galopante de notre société. Bruno Devauchelle, l’auteur de cet essai, pointe du doigt leur accueil frileux et inquiet, une timidité qui non seulement n’a pas remis en cause le fondement même de leur organisation, mais l’a selon lui renforcé. Ainsi, des outils numériques ont été imaginés et développés dans le but de renforcer l’existant en facilitant leur activité de conservation (via la numérisation de leur contenu) ou de mise à disposition au public (grâce à l’informatisation de leur fonctionnement pour gérer les prêts, rendre accessible les catalogues informatisés, etc.). Pour B. Devauchelle, seuls les musées ont rapidement réfléchi et remis en cause leur propre raison d’être en inventant de nouvelles façons d’approcher plus largement les publics grâce au développement des smartphones, notamment, et à la mise à disposition de l’ensemble de leurs collections en ligne. Plusieurs explications à cette résistance : il s’agit de détenir le savoir (ou lutter contre la perte de l’exclusivité du savoir) pour conserver le pouvoir et, dans le même temps, lutter contre le vieux fantasme de disparition qui paralyse autant les bibliothèques que les lieux d’enseignement.

De l’école… au learning center ?

Dès les premiers chapitres, l’auteur prend donc clairement position pour le numérique et pour son développement, qui selon lui ne pourra être que bénéfique pour les savoirs, leur diffusion et leur transmission. Et l’adoption du numérique doit se faire principalement par les lieux d’enseignement sur lesquels l’auteur concentre son essai.

L’école s’est toujours interrogée sur la construction, la transmission et l’appropriation des savoirs, mais la concurrence du numérique – d’internet pour ne pas le nommer –, « nouveau » lieu d’apprentissage buissonnier et informel n’aide pas à combattre la frilosité générale et coutumière de cette institution. Le numérique n’est pas considéré par cette dernière comme une amélioration, mais comme une remédiation, et reste ainsi annexe à l’enseignement traditionnel qui ne montre pas de signes de choix pédagogiques nouveaux. Dans ce domaine, l’école n’est plus inspiratrice de projets pour les familles et la société dont l’acculturation numérique est réelle et profonde, ce qui génère des tensions et une perte de légitimité pour cette institution.

Pour Devauchelle, il ne s’agit pas d’adapter l’école aux outils numériques, ni d’adapter les outils à l’école, mais de repenser l’accès aux savoirs et la construction des connaissances de chacun. Pour cela, il suggère d’observer et de prendre pour modèle ce qui se fait déjà du côté de la formation tout au long de la vie, avec l’autoformation ou la formation à distance ou en alternance. Ces formes d’apprentissage sont modulables, hybrides, informelles, elles permettent une désynchronisation temporelle et spatiale, une autonomisation des apprenants et s’appuient sur le tutorat et la collaboration. Autant d’atouts et de richesses qui ne demandent qu’à être adoptés par les établissements d’enseignement qui pourraient selon l’auteur se transformer en « maisons de la connaissance » – ce qu’il appelle une « utopie provocatrice » – dans lesquelles les apprenants pourraient être les auteurs de leur propre « itinérance cognitive » naviguant selon leur avancée entre plusieurs « espaces » orientés par des professionnels en fonction de leurs besoins ; espaces nommés ainsi par l’auteur : « désir d’apprendre », « rencontre avec le savoir », « construction des savoirs », « confrontation des savoirs ». Pour conclure, B. Devauchelle lâche enfin le mot, la solution miracle : le learning center, un lieu physique avec une dynamique d’accès, une personnalisation et une individualisation des accès aux savoirs, un décloisonnement disciplinaire, un accompagnement au plus près des besoins de chacun.

Apprendre : les enjeux d’un savoir partagé

Mais c’est peut-être trop vite oublier qu’apprendre n’est pas tâche facile ni évidente, que cela suppose un apprentissage, « apprendre à apprendre », une motivation, ou à défaut un accompagnement fort qui est non seulement celui de l’enseignant mais aussi celui d’un groupe de pairs. Un enfant ou un jeune adulte va-t-il savoir se motiver tout seul, juger seul de ce qu’il doit apprendre, ou ne pas apprendre ?

Par ailleurs, le modèle prôné par B. Devauchelle renforce l’individualisme forcené de notre société, au sein de laquelle chacun déterminerait ses besoins, et y répondrait en fonction de ses propres projets, voire profits ; outre le renforcement des parcours déjà très individuels, on voit illico l’écueil fatal où mène cette voie, celui de l’utilitarisme des apprentissages et des connaissances. Quid d’une culture commune, partagée, rassembleuse ? Quid d’une culture « inutile » ignorant tout rendement immédiat ou toute finalité purement pratique ou profitable ? Mais aussi quid de l’enfant qui n’arrive pas même à définir ses besoins ou qui ne sait plus comment surmonter ses difficultés ? L’école doit favoriser l’apprentissage du plus grand nombre, définir un programme commun (le fameux socle commun des connaissances) et parvenir à s’occuper de chacun tout en s’occupant de tous : c’est son défi le plus essentiel, le plus vital. Il est du rôle de cette institution de poser les bases d’un savoir structuré sur lequel les jeunes puissent s’appuyer, de leur ouvrir des horizons larges et inexplorés de leur part ; les outils utilisés – numériques ou non – ont leur importance, mais ne doivent pas monopoliser le débat.