Ce que nous disent les sciences sociales

Christophe Prochasson

Le BBF publie le texte de l’intervention que Christophe Prochasson a prononcé à la biennale des sciences humaines et sociales, à l’Enssib, le 16 novembre 2012.

BBF publishes Christophe Prochasson’s speech at the humanities and social sciences biennial, held at ENSSIB on November 16, 2012.

BBF veröffentlicht den Text der Rede, die Christophe Prochasson an der Biennale für Geistes- und Sozialwissenschaften am 16. November 2012 an der Enssib gehalten hat.

El BBF publica el texto de intervención que Christophe Prochasson pronunció en la bienal de las ciencias humanas y sociales, en la Enssib, el 16 de noviembre 2012.

Depuis plusieurs années déjà, le thème d’une « crise » des sciences sociales semble s’imposer. Le constat prend plusieurs formes. Pour les uns, la fin des grands modèles théoriques et la disparition des grandes figures attesteraient un recul définitif des sciences sociales pour lesquelles la France fut longtemps une terre d’innovation. Pour les autres, les sciences sociales se seraient perdues entre le Charybde des évidences, délayant un savoir ordinaire désormais pris en charge et même parfois produit par des acteurs du monde social (experts, journalistes, voire essayistes), et le Scylla d’un discours abscons dominé par le commentaire épistémologique, indifférent à l’apport de résultats empiriques.

Au mois de septembre dernier, le sociologue Michel Wieviorka signait dans le quotidien Le Monde un article clairement intitulé « Sciences sociales, le déclin français ». Il y faisait notamment état de plusieurs indicateurs quantitatifs susceptibles d’alimenter sa thèse : faiblesse extrême du nombre de projets SHS français financés par le Conseil européen pour la recherche (ERC), médiocrité des places françaises dans les grands classements internationaux, attractivité déclinante des établissements universitaires français sur les étudiants étrangers. On pourrait ajouter à ce tableau peu encourageant le recul de la langue française dans les échanges scientifiques internationaux, encore que cette dernière demeure au troisième rang parmi les langues de publication, certes loin derrière la langue anglaise, mais faisant presque jeu égal avec l’allemand. C’est d’ailleurs l’une des clés de compréhension possibles pour comprendre le faible nombre de projets français retenus par l’ERC, qui non seulement doivent tous être rédigés en anglais mais doivent aussi être défendus en langue anglaise. Les pays à langue minoritaire, pour ne rien dire évidemment des chercheurs anglophones, disposent tous d’un avantage certain sur les chercheurs français, qui souffrent de surcroît d’un autre handicap ayant trait à la faiblesse des appuis administratifs à la recherche dont leurs collègues profitent bien plus qu’eux-mêmes.

Tout n’est pas faux dans ce bilan. Il ne fait aucun doute que les sciences sociales, en France mais aussi en d’autres pays, sont entrées dans une nouvelle période de leur histoire depuis déjà deux ou trois décennies où le poids de la France pèse sans doute moins lourd que par le passé, proche ou lointain.

Cette nouvelle séquence, que je souhaiterais décrire aujourd’hui à grands traits, répond à une nouvelle configuration où se combinent de nouvelles données sociales, intellectuelles et politiques. Il en a toujours été ainsi avec des sciences ayant pour objet l’étude des sociétés, passées ou présentes, proches ou lointaines, inévitablement sensibles à leur environnement.

Une histoire intellectuelle

De leur première émergence dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, alors soucieuse de fournir à l’État les outils de la bonne gestion, à aujourd’hui, l’histoire des sciences sociales ne relève pas d’une histoire intellectuelle fermée sur elle-même. Les exemples sont faciles à mettre en avant.

Au début du XIXe siècle, la science sociale tente de répondre tout à la fois aux nécessités imposées par la déchirure du lien social entraînée par la Révolution et par la mise au niveau scientifique d’une science sociale, encore bien en retrait au regard des développements des sciences de la nature. Saint-Simon, Auguste Comte, Jules Michelet, Frédéric Bastiat, composent avec bien d’autres une première phalange de savants, succédant aux Condorcet et à tous les fondateurs de l’Encyclopédie.

À la fin du XIXe siècle, le projet républicain offre un nouveau cadre accueillant à un nouvel âge des sciences humaines. L’Université en fait des disciplines académiques, finance des chaires, crée des diplômes attirant des étudiants et fait du savoir une valeur éminente exigée par le message d’émancipation que porte en elle la République de Jules Ferry. Sociologues, ethnologues, juristes, économistes, historiens ont alors pour nom Émile Durkheim, Lucien Lévy-Bruhl, François Simiand, Henri Berr, et tant d’autres. Les sciences sociales se penchent une nouvelle fois prioritairement sur les conditions de fabrication du lien social, au moment où les nations s’affrontent.

Les années 1960 et 1970 offrent une quatrième configuration. Le marxisme, récemment introduit dans la vie intellectuelle, étaye souvent des approches renouvelées du social. Un nouvel âge d’or fait de grands noms (Barthes, Bourdieu, Foucault, Lévi-Strauss, Althusser, etc.) dans toutes les disciplines et de grands massifs théorico-épistémologiques illumine ce nouveau moment, au point qu’il alimente toujours nombre de nostalgies. Rappelons-en néanmoins quelques coordonnées qui permettent d’en souligner l’absolue singularité : un nombre limité de chercheurs s’adressant à un public d’étudiants encore peu nombreux issus des classes moyennes cultivées, un empire du livre et de la revue non disputé par d’autres médias, des médias audiovisuels entamant une carrière sur le modèle classique républicain leur conférant une mission prioritaire d’information et d’éducation, un environnement politique qui pousse en avant les valeurs de dissidence et les pratiques de contestation, un État fort et puissant disposant de moyens. Ce modèle s’est progressivement délité dans les trente dernières années. Il n’y a aucune pertinence à tenter de le réveiller. Une telle ligne de conduite n’est à même que d’engendrer désillusions et déceptions.

Autrement dit, parler de « déclin » ou de « crise » des sciences sociales aujourd’hui revient à ne considérer qu’une partie du bilan au détriment de son ensemble. Plus encore, il convient de penser l’état actuel des sciences sociales dans leur relation avec leur mode de production et avec les liens qu’elles entretiennent avec le monde social qui les environne. Il ne fait aucun doute que nous sommes aujourd’hui entrés dans une cinquième période qu’il convient de déchiffrer.

Et aujourd’hui ?

Les remarques qui suivent sont d’un ordre évidemment très général qui toutes appellent nuances, précisions, voire objections. J’entends ici par « sciences sociales » tout un ensemble de savoirs sur l’homme en société qu’une tradition, plus française qu’européenne ou nord-américaine, il est vrai, a pris l’habitude de lier ensemble depuis longtemps. Mais ne nous cachons pas que derrière cette unité apparente résident bien des contrastes, notamment entre sciences très formalisées (par exemple l’économie et dans une certaine mesure le droit, voire la branche des sciences cognitives qui s’ouvre aujourd’hui sur les sciences sociales) et sciences dites « humaines » davantage apparentées à un exercice littéraire.

L’un des traits les plus saillants de ce nouvel âge des sciences sociales tient à la nouvelle sociologie du milieu. Du point de vue de la population des chercheurs, les trente dernières années ont été marquées par une massification et une démocratisation. Les recrutements ont été nombreux, sur la base de critères nécessairement nouveaux, accompagnant une poussée du nombre des étudiants à tous les niveaux. Ce nouvel ordre des choses tranche avec les précédents qui reposaient surtout sur une petite élite de chercheurs et d’enseignants formant des disciples appelés à poursuivre l’œuvre de leurs prédécesseurs, soit en la déclinant, soit en l’amendant, soit en rompant avec elle. Les œuvres avaient des auteurs qui eux-mêmes donnaient naissance à des écoles ou en entretenaient l’existence et la stabilité. Cette configuration générale rendait le paysage des sciences sociales extrêmement lisible, les repères étant fournis par des écoles ou des sous-écoles, des orthodoxies ou des dissidences mais aussi, comme je l’ai déjà évoqué, des grandes figures phares de leur discipline. Ces disciplines étaient d’ailleurs fières d’elles-mêmes, avec des tendances impérialistes, affichant des volontés d’hégémonie sur l’ensemble des sciences humaines et, après avoir détrôné la philosophie, tentèrent de s’imposer à tour de rôle linguistique, anthropologie, histoire.

Il en va aujourd’hui tout à fait autrement. La massification et la démocratisation du milieu ont rendu quasiment impossible une telle visibilité. Il n’y a plus guère d’espaces pour des chefs d’école, considérés comme des fondateurs, référents obligatoires à toute pensée ou à toute pratique. La facilité avec laquelle l’information scientifique circule, notamment par le truchement d’internet, a contribué sans doute à mettre fin à des positions de pouvoir qui reposaient aussi beaucoup sur la méconnaissance. Des positions de pouvoir intellectuel ont longtemps beaucoup résulté d’un empire intellectuel autoritaire sans ouverture sur l’extérieur. Les réceptions d’auteurs sont désormais plus faciles et mettent en péril des positions acquises. Encore peut-on s’interroger sur l’une des conséquences possibles de cette offre massive : l’illisibilité de l’offre la rend-elle véritablement disponible ? Les frontières disciplinaires, étant moins assurées qu’elles ne l’étaient il y a trois ou quatre décennies, ne jouent plus non plus leur rôle de repères : l’exemple des cultural studies et leurs déclinaisons européennes plus ou moins fidèles, et celui de leur phénoménal succès, pourraient être ici pris comme un bon exemple de cette nouvelle situation où tout se mêle dans un certain tout indistinct : disciplines, méthodes, science, militantisme politique. À cette indistinction, dont on pourrait peut-être s’inquiéter, il est sans doute des avantages : elle renforce le lien entre des disciplines inutilement disjointes par le poids des habitudes professionnelles, pour ne pas dire corporatives, et renforce l’unité des sciences sociales.

Dans le même mouvement, on est frappé par une tendance marquée à la professionnalisation des pratiques intellectuelles. Nous nous éloignons, chaque jour un peu, d’un discours tel celui que tenait par exemple un Jean-Pierre Vernant célébrant le Collège de France comme un havre de paix où on lui « fichait la paix ». L’âge d’or des sciences sociales correspondait à une ère de grand individualisme, où le savant cousine fortement avec la figure de l’écrivain : les deux ethos sont proches puisqu’il s’adosse à la représentation d’un auteur animé d’une puissance créatrice absolument singulière. La création et le développement de grands organismes de recherche, de pôles universitaires bureaucratisés puis, plus récemment, le développement de la recherche financée, ont encouragé la restructuration des pratiques de recherche et le rapprochement des chercheurs. Nombreux sont ceux qui disent aujourd’hui à quel point ils évoluent vers l’état de chef de PME, au détriment de leur recherche proprement dite : ils sont de plus en plus des administrateurs ou des entrepreneurs de recherche bien davantage que des chercheurs. Au bas de la pyramide œuvre aussi tout un petit peuple de chercheurs précaires mis au service d’un projet collectif parfois en décalage avec leurs propres aspirations intellectuelles. Ce modèle, inspiré des sciences dures pour lesquelles il a fait ses preuves, entraîne de profondes transformations structurelles dans les SHS dont la professionnalisation pensée sur un tel modèle peut avoir des conséquences intellectuelles inquiétantes. Peut-on en effet concevoir les SHS sur un seul modèle de production de savoir sans en perdre la richesse faite de réflexivité et d’esprit critique ? La diversité épistémologique et méthodologique a toujours constitué le cœur de ce régime de savoir qui ne peut pas se réduire à la production de l’expertise.

Recherche et écriture

Pour illustrer ces évolutions, on peut s’attarder sur le rapport à l’écriture qu’entretiennent les sciences sociales. A ce niveau aussi peuvent s’apprécier les effets d’une professionnalisation qui tend à enfermer le chercheur dans son laboratoire, dans son université ou entre les quatre murs symboliques de son équipe de recherche. La notion d’auteur s’adosse à une singularité d’écriture absolue. Même chez les plus scientistes des savants en SHS – songeons à Pierre Bourdieu – la condamnation du « beau style » ou du souci littéraire n’équivaut en rien à une manière de négligence ni même à un abandon du souci de convaincre, voire de séduire, par la mise en œuvre d’une stratégie littéraire très maîtrisée. Un tel souci du spectacle du verbe est d’ailleurs tout aussi perceptible dans les prestations orales. À l’occasion de la publication d’un nouveau volume des cours de Michel Foucault au Collège de France, Du gouvernement des vivants (EHESS/Gallimard/Seuil, 2012), il n’est que de rappeler le dispositif du cours, pour lui, du séminaire, pour d’autres, pour ne pas être insensible à cette dimension de la communication scientifique et peut-être même de sa production, l’une et l’autre souvent indistinctes en SHS.

L’affaiblissement de l’auteur, pour ne pas dire sa disparition, se mesure donc à l’érosion de ces stratégies et donc à l’établissement d’un nouveau rapport au monde. Les chercheurs en sciences sociales entretiennent désormais avec l’écriture des relations plus désinvoltes que leurs aînés pour plusieurs raisons.

La première tient à leur sociologie. Les formations dites littéraires et les propriétés sociales de très nombreux auteurs de l’ancienne génération conduisaient celle-ci à une écriture soucieuse d’un lectorat aussi large que possible. La démocratisation des métiers de la recherche a permis d’intégrer des individus issus d’autres milieux sociaux, où l’écriture ne dispose pas de la même importance, et de filières de formation qui font moins de place à la littérature et à l’apprentissage des lettres.

La seconde tient à un régime d’écriture marqué par diverses formes d’engagements sociaux, allant de l’enseignement aux adhésions politiques qui imposaient souvent des pratiques d’écriture non strictement universitaires. Ce fut même l’une des singularités du grand savant français, sociologue, historien, juriste ou anthropologue, que d’avoir un pied dans l’arène scientifique, au public restreint et homogène, et un autre dans l’arène publique, au public étendu et hétérogène. Durkheim n’est pas seulement le fondateur de tout un courant de la sociologie française mais aussi un militant de la cause dreyfusienne puis un propagandiste assumé de la cause nationale durant la Première Guerre mondiale. Marc Bloch n’est pas seulement le grand historien, cofondateur de la plus grande revue d’histoire française, les Annales, mais un grand résistant, au même titre que le fut Jean-Pierre Vernant, militant communiste jusqu’en 1970, résistant, et grand historien de la Grèce ancienne. On pourrait facilement multiplier les exemples. Tous ont des aisances de plume et même parfois des virtuosités. La professionnalisation, que j’ai déjà évoquée, correspond aussi à un retrait relatif du monde social. J’aurai l’occasion d’y revenir.

La troisième raison tient aux conditions matérielles de la production du savoir, de plus en plus gouvernées par les exigences de la recherche sur contrat. Les conditions pratiques de la production des textes accordent moins de place à l’individualisation de l’écriture. Les textes sont souvent écrits à plusieurs mains, canalisés par des contraintes fortes de format, voire de contenu, et prennent parfois l’aspect de rapports ou de comptes rendus de recherches. Les éditeurs en sciences sociales et humaines ressentent particulièrement la poussée d’ouvrages collectifs en SHS, résultant de journées d’études ou de colloques et qui s’apparentent davantage au recueil de textes qu’à un ouvrage cohérent et articulé autour d’un propos fort. On comprendra bien le peu de place fait dans ces ouvrages à la singularité des auteurs, encore moins à leur fantaisie. À quoi s’ajoutent des invitations à produire moins de livres que d’articles par les instances d’évaluation, format de l’article d’ailleurs plus adapté aux conditions nouvelles de la recherche, laissant de moins en moins de temps à l’écriture au profit de l’administration.

Reste une dernière raison qui est davantage d’ordre intellectuel, encore qu’elle s’accorde parfaitement avec les conditions matérielles que je viens de rappeler. La mise à l’écart des grands paradigmes et la fin de l’impérialisme de la théorie ont eu plusieurs conséquences intellectuelles. L’une d’entre elles a correspondu – je force à peine le trait – à une espèce de repli positiviste qui voit en l’écriture un support neutre sans qualité ni propriété intrinsèques. La sécheresse de l’écrit, au mieux, son obscurité, au pire, et toujours le rejet du « plaisir du texte » ont fini par servir de viatiques à toute une génération de chercheurs au demeurant extrêmement talentueux. Je suis d’ailleurs frappé de voir à quel point ce rapport à la forme littéraire du texte scientifique trouve ses prolongements dans les nouvelles formes de la communication scientifique appelant à l’éviction de l’éditeur. Ce dernier n’a plus lieu d’être puisque les chercheurs peuvent communiquer leur savoir en faisant l’économie d’une mise en forme, que celle-ci soit littéraire ou typographique. De ce point de vue, il ne serait pas inutile de pouvoir correctement apprécier les conséquences de la lecture sur écran.

Ainsi le texte scientifique est-il de plus en plus réduit à une denrée intellectuelle extrêmement périssable, toujours provisoire, comme un compte rendu momentané et immédiatement révisable d’une recherche perpétuellement en cours. Il n’est là que pour livrer une photographie à un instant T de connaissances acquises. Les sciences sociales les plus formalisées ou une partie d’entre elles (économie, droit, linguistique) s’accommodent sans mal de cette évolution, puisqu’elles sont déjà à ce stade depuis longtemps. De même qu’elles s’accommodent fort bien du recul de la langue française comme première langue de communication scientifique. Les économistes n’écrivent plus guère que des articles en langue anglaise, rarement des livres en français, sauf lorsqu’ils s’abandonnent à l’exercice décrié de l’essai à succès.

On trouvera évidemment bien des exceptions à cette description cavalière. On ne doit d’ailleurs pas la comprendre comme celle de la manifestation d’un déclin mais plutôt comme celle de transformations définissant un nouveau moment de notre vie intellectuelle. La hiérarchie entre les disciplines, quand celles-ci résistent, a d’ailleurs été modifiée. Au sommet, se sont longtemps disputé la première place linguistique, anthropologie et, avec plus de discrétion peut-être, histoire. Aujourd’hui tout se passe comme si la clé des sociétés contemporaines ne pouvait nous être livrée que par l’économie, comme si, après avoir longtemps vanté les vertus de la critique, les sciences sociales se ralliaient à une conception de leur rôle social fondé sur l’expertise.

Sciences sociales, expertise et critique

Ce point est de la plus haute importance pour qui réfléchit à ce que « disent les sciences sociales » aujourd’hui. Il y a belle lurette que les sciences sociales ont rejeté toute espèce d’utilitarisme (ce qui ne signifie pas qu’elles se pensent comme des sciences inutiles) qui les confondrait avec un savoir expert. Les sciences sociales ont toujours voulu appartenir à la famille des sciences fondamentales, déniant toute assimilation aux savoirs experts, comme les sciences fondamentales souhaitent conserver leur autonomie au regard des sciences appliquées. Pour le dire encore plus nettement, les sciences sociales ne peuvent apporter des réponses simples à des questions simples. Elles ne sont riches que de leurs détours et de leurs détournements, de la reformulation critique des questions posées par la raison ordinaire, d’un savoir neuf produit tout autant par une documentation inédite que par les questions nouvelles posées à une documentation depuis longtemps admise. Les sciences sociales n’ignorent pas la demande sociale, comme certains de leurs savants l’affirment non sans quelque arrogance, elles doivent même y répondre, mais de telle sorte qu’elles décalent la réponse par rapport à la question posée quand la chose est nécessaire.

Les sciences sociales œuvrent ainsi à prendre en charge la complexité du monde social, en rupture donc avec l’expertise, à droite, l’engagement politique, à gauche, qui a, à sa manière, fonctionné comme une contre-expertise, un savoir de dénonciation d’une idéologie dominante qu’il convenait de secouer avec les armes d’une critique politique, le plus souvent ancrée dans le marxisme mais adossée à des catégories tout aussi ossifiées. L’un des apports les plus flagrants des sciences sociales des deux ou trois dernières décennies est la prise en compte des dynamiques du social. Le social est remis en cause comme une instance hypostasiée au profit d’un espace de relations en perpétuelle reconfiguration. Les sciences sociales, dans ce qu’elles ont de plus vivant aujourd’hui, développent l’idée de la confrontation d’hommes pluriels forts de propriétés sociales toujours rebattues en fonction des circonstances. Elles s’adossent aussi à une réflexivité exigeante qui doit accompagner chacun de leurs gestes intellectuels.

Faut-il conclure de cette nouvelle pratique du savoir à un ralliement aveugle au monde de l’empirie au détriment de toutes perspectives théoriques ? J’ai dit plus haut que les chercheurs avaient le plus souvent renoncé à s’abriter tout uniment derrière un seul drapeau théorique. Pas tous cependant. En sociologie, par exemple, ou en anthropologie, des oppositions théoriques restent vivantes parce que des théories restent fortes, par exemple les débats sur la parenté. Mais, de façon plus générale, les chercheurs butinent toujours chez les grands auteurs du passé qui restent des points d’appui et des références régulièrement convoquées, quitte à ce qu’on en perde les perspectives généralisantes. Ainsi la sociologie de Bourdieu connaît-elle aujourd’hui deux dérives : un discours militant de dénonciation des rapports sociaux de domination d’un côté, de l’autre, un pur positivisme déclinant des catégories de lecture du social souvent très stylisées.

J’en viens ici à un point qu’il me semble important de souligner puisqu’il touche à la question des relations des sciences sociales avec le monde social. On souligne parfois, pour le regretter, le repli scientiste ou simplement érudit des sciences sociales qui les éloignerait de tout souci d’intervention politique, à la différence d’un âge d’or où celles-ci auraient conjugué la virtuosité intellectuelle avec l’engagement politique. Laissons à ces reconstructions nostalgiques ce qu’elles ont de purement imaginaire pour nous concentrer sur ce qui se passe aujourd’hui. Les adversaires politiques et intellectuels des sciences sociales savent bien que celles-ci opèrent comme de puissants agents critiques et que, même lorsqu’elles se revendiquent de l’ordre scientifique, elles ne perdent pas toujours de vue leurs perspectives émancipatrices : n’offrent-elles pas à l’homme en société des clés de compréhension nécessaires à la maîtrise des destins individuels et collectifs ?

La seule objection à ce schéma optimiste, qui conçoit les sciences sociales comme des instruments d’émancipation, est l’enfermement de la critique dans les laboratoires. L’énergie politique naguère mise par les savants dans des engagements civiques ou politiques – il n’est que de songer à l’héroïque histoire des intellectuels qui concerne beaucoup les chercheurs en sciences sociales, de l’affaire Dreyfus à la dernière flambée d’engagements dans les années 1970 – semble parfois mise au service de toutes autres causes, beaucoup plus spécifiques et surtout inscrites dans le périmètre scientifique. Les controverses scientifiques – quand elles existent ! – tiennent lieu d’engagement politique ou, pour dire les choses de façon peut-être plus positives, les controverses scientifiques sont parfois surdéterminées par des ressorts politiques. Ainsi en va-t-il même chez les historiens du contemporain autour des interprétations de la Grande Guerre, du totalitarisme ou de la République. On pourrait en dire de même pour ce qui concerne les questions ayant trait à la parenté chez les anthropologues ou à la sécurité chez les sociologues. Ainsi, l’un des anthropologues français qui dispose aujourd’hui d’une reconnaissance internationale éclatante – Didier Fassin, professeur à Princeton et à l’École des hautes études en sciences sociales – est-il engagé sur des fronts de recherche (la formule mérite d’ailleurs d’être notée) qui combinent une exigence épistémologique et méthodologique forte avec un sens évident d’engagement civique.

Sciences sociales et mondialisation

J’en viens enfin à un dernier volet qui me semble caractériser les sciences sociales contemporaines et les démarque sensiblement de leurs aînées moins ouvertes sur le monde qu’elles ne le sont devenues depuis : leur mondialisation. Celle-ci s’apprécie à trois niveaux distincts.

Elle tient d’abord au fait de la montée en puissance de nouvelles nations dans le concert des nations savantes qui jusqu’alors, pour des raisons variées, se trouvaient tenues à l’écart du monde américano-européen. La sortie du communisme de l’Europe centrale et orientale et l’enrichissement de grandes nations en Amérique du Sud ou en Asie ont permis une nouvelle mondialisation des sciences sociales appuyée sur une plus grande facilité des voyages et, plus encore, à internet dans toutes ses dimensions. Un chercheur européen collabore aujourd’hui nécessairement avec des collègues du monde entier. Ce qui était une évidence très ancienne pour les sciences non conjecturales l’était beaucoup moins pour les sciences sociales qui étaient encore très marquées par leurs origines nationales. La question linguistique est évidemment à mettre au premier rang des causes qui expliquent un tel phénomène. La situation des recherches en sciences sociales pèse lourdement et il n’est pas avéré que l’on puisse s’émanciper sans dommage des cultures nationales qui enserrent la production nationale des sciences sociales.

Ce qu’on pourrait donc appeler un peu pompeusement la nouvelle mondialisation des sciences sociales repose aussi sur la mise en circulation de nouveaux auteurs canoniques issus d’autres continents. La paisible famille européenne où se croisaient Max Weber, Émile Durkheim, Arnold Toynbee, Fernand Braudel et quelques autres venus d’Italie, d’Espagne ou de Roumanie est aujourd’hui chahutée par d’autres prétendants à l’universalité venus d’Amérique, du Nord et du Sud, d’Inde ou de Chine.

Enfin, ce sont les terrains d’étude eux-mêmes qui sont affectés par la mondialisation. La France, voire l’Europe ont cessé d’être les horizons naturels de la recherche en sciences sociales, alors même qu’elles l’avaient été y compris pour les grandes figures des années 1960-1970, hormis évidemment l’anthropologie, par nature ouverte sur le monde. Quel autre espace que l’espace français ou européen chez Bourdieu, Touraine, Barthes, Le Goff, Duby ou Foucault ? Braudel fait exception. Aujourd’hui, non seulement de nouveaux espaces extra-européens commencent à occuper le centre de l’attention comme autant de contre-épreuves aux fausses évidences mises en avant par l’observation du monde européen, mais ceux-là même qui se penchent sur les espaces européens se préoccupent désormais de leur porosité et de leur mise en relation. L’histoire connectée ou transnationale le montre à l’envi. •

Novembre 2012