« Le livre, le numérique »

par François Rouyer-Gayette
Sous la direction de Pierre Nora
Le Débat, n° 170, mai-août 2012
Paris, Gallimard, 2012, 192 p., 27 cm
ISSN 0246-2346 : 18 €

Comme le rappelle Antoine Gallimard dans l’introduction du n° 170 de la revue Le Débat, « le développement de cette offre nouvelle a d’ores et déjà suscité d’importantes réflexions et disposition du côté des acteurs de la chaîne du livre et des pouvoirs publics » dont, d’ailleurs, le Bulletin des bibliothèques de France s’est fait souvent l’écho. Il n’est pas un trimestre sans que ne soit publié un rapport, une étude, une synthèse reprenant et répétant le plus souvent la précédente. C’est pourquoi il a été préféré pour cette publication une vision prospective, à une énième approche « historique ». S’appuyant sur un état des lieux circonstancié, la revue de Pierre Nora fait se croiser dans une série de contributions riches et variées les points de vue de la création, de la diffusion, des pratiques/usages de lecture tout en évoquant la conservation, la diffusion de cette production immatérielle mais aussi le devoir de mémoire comme la souveraineté numérique.

Réguler ?

Curieusement, cet ouvrage collectif débute par un « Combat pour le livre » signé par Hervé Gaymard qui semblerait indiquer que, dans cette période « incertaine », il faudrait être attentif à la situation du livre et de la lecture en consolidant et renouvelant un écosystème législatif pour en assurer le développement et la pérennité. Jacques Toubon, qui confirme ce point de vue, fait preuve en plus d’un optimisme tranquille et serein. Acteur attentif engagé depuis les années 1990 dans les questions d’économie numérique, il développe l’idée qu’un simple appareil législatif, fût-il européen, ne suffira pas à endiguer le libre-échange et qu’il conviendrait que les acteurs de la chaîne du livre unissent leurs volontés de préparer l’économie de demain au nom d’une nouvelle vie qui ne passe jamais deux fois…

Avoir confiance dans l’usage

S’agissant de la situation du livre et de la lecture, Olivier Donnat nous rappelle que le recul de la lecture régulière de livres est ancien et général ; Caroline Leclerc constate une nouvelle fois l’échec de la démocratisation de l’enseignement supérieur qui n’a pas été suivie d’un accroissement du nombre d’acheteurs de livres, tout en s’interrogeant sur l’ampleur et la nature de la rupture entre le livre papier et le livre numérique et imaginant de nouveaux processus de pensée grâce à l’enchevêtrement de pratiques de lecture anciennes et nouvelles. Christophe Evans discerne un double paradigme pour les bibliothèques au xxie siècle : être entre « inactualité », qu’il illustre, entre autres, en reprenant les propos d’André-Pierre Syren – « à quoi sert une bibliothèque quand l’information est partout ? » – et « actualité », observant que la bibliothèque en ligne est bien plus que le prolongement de la bibliothèque physique, elle la régénère, voire la remplace… On observe un mécanisme similaire pour la presse magazine comme l’analyse avec acuité Jean-François Barbier-Bouvet, développant une théorie du « déplacement des horizons d’attente » dans son article qui concerne à la fois le mode d’écriture (le déplacement des rhétoriques) et le support de lecture (l’ordinateur) dans une prédominance de l’internet comme univers de référence.

Faire se rapprocher des points de tension

Françoise Benhamou reprend dans son papier, « Le livre et son double », les thèses qu’elle développe dans son importante production journalistique sur le sujet. Antoine Compagnon, dans un article très personnel, établit des liens entre le temps d’avant et celui de la navigation au cœur d’internet qui permet autant d’excroissances et autres boursouflures. C’est précisément ce « temps d’avant » qui sert de repoussoir à la très riche contribution de Pierre Assouline qui dissèque les points de tension entre œuvre littéraire et usages dans une indéfectible confiance en la capacité syncrétique et cursive du lecteur numérique.

En restant dans leur registre, Bruno Racine, Jean-Noël Jeanneney et Robert Darnton poursuivent leur échange entamé depuis une dizaine d’années. Ce dialogue à trois voix analyse la dimension universelle de certains projets développés dans la Silicon Valley et la nécessité de mettre en œuvre une « riposte » à la hauteur de l’enjeu : à savoir maîtriser par les peuples, dans leur diversité, leur héritage culturel. Si l’objectif est partagé par les trois hommes, ils divergent cependant dans leur stratégie pour atteindre cet objectif. Jean-Noël Jeanneney en mule du coche fait alterner son propos entre « allégresse et vigilance », tandis que Bruno Racine, dans un louable souci de consensus, définit une troisième voie permettant de concilier « utopie et pragmatisme », afin que se dessine pour Robert Darnton une « solution internationale ».

Franchir les frontières

Aux frontières de ce territoire du livre et du numérique, Le Débat élargit son propos à la souveraineté digitale (Pierre Bellanger), à la galaxie wikimédia (Nathalie Savary), aux questions de mémoire (comment l’écrire, pour Sébastien Ledoux, ou comment la représenter, pour Jean-Pierre Rioux), mais aussi à « la révolution médiatique de la condition humaine » qui, selon Olivier Ferrand, met en scène un dédoublement des plans de l’existence en installant un dualisme de la sphère privée et de la sphère publique. C’est dans ces articles, à la marge du sujet, que se trouvent les contributions les plus denses, les plus charnues, pour nous proposer de restaurer des frontières dans un mode indifférencié, rétablir des ordres symboliques et tenter de répondre à toutes les interrogations utopiques.