Les modèles économiques de l'édition scientifique publique
3es Journées du Réseau Médici
Hervé Le Crosnier
Le réseau Médici regroupe les éditeurs travaillant au sein des structures publiques (presses d’universités ou d’institutions scientifiques, musées...). Les rencontres annuelles de ce réseau permettent d’échanger entre acteurs de l’édition publique, soit au travers d’assemblées plénières visant à poser des questions concernant l’ensemble du secteur, soir par la tenue de nombreux ateliers pratiques pour jouer un rôle de formation continue des professionnels, trop souvent isolés dans leurs structures.
L’approche économique de l’édition publique
Les troisièmes journées se sont déroulées à Caen les 3 et 4 avril 2012. Elles portaient sur l’approche économique, et la situation un peu particulière de ce type d’édition. Dès l’introduction, Marianne Lévy-Rosenwald, médiatrice de l’édition publique, a tenu à rappeler l’existence de la circulaire du 9 décembre 1999 qui précise que l’édition publique, recueillant des subventions, ne doit pas concurrencer l’édition commerciale. En dehors des livres d’art publiés par la Réunion des musées nationaux, et des cartes, la place économique de l’édition scientifique publique reste faible, voire marginale. Ce que soulignait également Jean-Michel Henny dans la conclusion des journées : « Selon le rapport de M. Hervé Gaymard, l’édition représente 4,7 milliards d’euros par an, soit 0,14 % du PIB. L’édition scientifique publique représente environ 3 % du secteur… On est dans l’anecdote au sens économique. Alors pourquoi tant de débats ? »
C’est évidemment la place spécifique du livre dans la diffusion de la culture savante qui est ici en jeu. Les universités ont besoin de valoriser le travail de leurs chercheurs : les travaux de recherche touchent peu de monde, mais ont un impact bien supérieur, qui ne se mesure pas uniquement par les ventes, mais par les citations, la transmission dans les enseignements... De ce point de vue, la question de l’édition en accès libre a occupé une grande part des débats, avec notamment une présentation par Inès Secondat de Montesquieu du système « Open Edition » du Cléo (Centre pour l’édition électronique ouverte) 1. Dans ce service aux chercheurs et aux bibliothèques, on trouve trois plateformes : Calenda, un système d’annonces partagées (conférences, appels à communication… soit environ 500 annonces publiées tous les mois), Hypothèses, une plateforme de plus de 350 blogs et carnets de recherche en sciences humaines et sociales, et Revues.org qui propose plus de 300 revues en accès libre.
Le projet 2012, pour lequel le Cléo a obtenu une dotation d’équipement d’excellence, est celui de diffuser plus d’un millier de livres numériques. Pour l’ensemble de ses services, le Cléo propose un modèle innovant de relation aux bibliothèques, dit « freemium ». Une enquête menée par Emma Bester a montré que les bibliothèques universitaires concentrent leurs efforts sur ce qui est payant, autour duquel est organisé tout le contexte de suivi et de chaîne de traitement. De ce fait, les revues et ouvrages en accès libre sont peu valorisés. Le modèle freemium, qui propose un abonnement payant aux bibliothèques, devrait permettre de consolider la chaîne documentaire, y compris pour les revues en accès libre, et permettre de trouver un modèle économique pérenne. Bien évidemment, pour inciter les bibliothèques à financer des accès qui par ailleurs restent ouverts et gratuits, il convient de leur offrir des services complémentaires : un tableau de bord des usages, une interface d’accès personnalisée aux revues « siglées » par la bibliothèque, la possibilité d’obtenir des « formats détachables » (ePub ou pdf), des statistiques à la norme Counter, un système d’alerte des usagers (veille informationnelle). Alors que l’édition scientifique publique est généralement liée aux institutions en amont, le projet du Cléo vise à trouver un partenariat en aval qui implique toute la chaîne des professions de la documentation.
Cette présentation a précédé une table ronde sur les modèles économiques, dans laquelle le débat a oscillé en permanence entre la logique strictement marchande et l’approche par l’accès libre. Quae (éditions de l’Irstea 2) et CNRS-Éditions discutaient de leur rentabilité pour l’imprimé, quand le Centre pour la communication scientifique directe (CCSd) 3 proposait, au-delà de l’archivage, des articles en prépublication et la constitution « d’epi-revues » qui permettraient de créer des collections d’articles scientifiques validés par les pairs.
Des ateliers très suivis
Les ateliers ont été très suivis. Pour les animateurs du réseau Médici, la formation continue des professionnels est au carrefour entre les débats de positionnement et les études de cas très pratiques, souvent même en « salle informatique ». Formation à XML, usage de ProLexis, préparation de copie, côtoyaient les ateliers sur la création des couvertures ou les questions juridiques.
La dernière séance plénière était animée par les acteurs de l’université de Caen. Pascal Buléon, directeur de la Maison de la recherche en sciences humaines, a présenté le projet Numnie, qui vise à coordonner toutes les activités autour des documents numériques. Après avoir rappelé que Caen est placé sur la carte d’Europe du livre depuis le XVe siècle, voire avant si l’on considère les manuscrits du mont Saint-Michel, il a présenté ce projet fédérateur autour du passage au numérique. Un projet qui comporte des aspects de recherche autant que d’application, ouvert sur le patrimoine et sur la « numérisation intelligente », c’est-à-dire susceptible d’apporter des compléments de contexte et des métadonnées aux fichiers numérisés.
Catherine Jacquemard, historienne, et Dominique Roux, directeur technique des Presses de l’université de Caen, ont su passionner le public en montrant l’enjeu du travail d’édition sur les textes anciens. L’édition de sources vise à proposer au lecteur une version lisible et intelligemment ordonnée des textes anciens. Nous ne connaissons les productions anciennes que par l’intermédiaire de témoignages tous légèrement différents, ayant été copiés (et déformés) les uns sur les autres. Le rôle du chercheur est alors de réordonner les fragments pour espérer retrouver au plus près le cours de pensée de l’auteur initial. Un travail qui a également besoin d’être explicité (quels sont les critères de choix) pour devenir compréhensible par les autres chercheurs. Dans ce domaine, nous avons un réel recouvrement entre l’édition scientifique et l’édition matérielle. Ce que souligna ensuite Dominique Roux en présentant les usages de la TEI (Text Encoding Initiative) pour baliser les textes dans leurs diverses réalisations. Un tel balisage permet ensuite de proposer à l’écran des versions ordonnées et annotées selon plusieurs angles de vue, tout en assurant le lien avec la copie image des sources originales. Il s’agit de réaliser un fichier balisé qui va produire plusieurs parcours et reconfigurations du texte. « La convergence numérique sur toute la chaîne du livre, depuis la saisie des sources et commentaires jusqu’à l’explosion des outils de lecture, permet la multiplication des formes. En tant qu’éditeur, nous cherchons à développer une forme, une ergonomie, pour représenter tous les éléments et attributs, de sens comme de syntaxe, relevés par le chercheur et inscrits dans son balisage. Nous transformons les catégories de la recherche en formes éditoriales. »
Un schéma global
Tous ces projets éditoriaux méritaient d’être ramassés dans un schéma global. Ce que fit Jean-Michel Henny en présentant la Bibliothèque scientifique numérique (BSN). Avec le numérique, les frontières des métiers et des fonctions se brouillent. La BSN est ainsi une coordination de plusieurs activités menées par des consortiums spécialisés : l’acquisition des revues et des archives (Couperin), l’accès et l’hébergement de ressources numériques (Adonis, Inist), les dispositifs de signalement (Abes, Inist), les archives ouvertes (CCSd, Inria), la numérisation du patrimoine (Persée), l’archivage pérenne (Cines, BnF), l’édition scientifique, la fourniture de documents (Inist, Abes) et enfin la formation des chercheurs (Urfist). Il a également annoncé le projet de création d’un Collège de l’édition scientifique numérique ayant pour objectif de construire une édition électronique durable, qui serait sanctionnée par un label pour les éditeurs qui respecteraient une charte des bonnes pratiques.
Formation, présentation de projets enthousiasmants, perspectives ouvertes, ces journées Médici sont chaque année une excellente occasion de rappeler que la recherche ne peut vivre qu’avec l’édition, la diffusion et la circulation des connaissances. Et que les métiers de l’édition scientifique publique gardent une place déterminante pour faire vivre une édition de qualité, tant en mode imprimé que numérique. •