Éditeurs, les lois du métier

Mœurs, économie et politique

Yves Desrichard

L’implication de la Bibliothèque publique d’information (BPI) dans l’action culturelle est longue, initiée dès sa création, tout comme sa collaboration avec le monde de l’édition, dont la « Salle d’actualité », aujourd’hui disparue, mais présupposé ontologique de nombre de lieux d’ambitions équivalentes dans beaucoup de bibliothèques publiques (et autres), témoigna en son temps, avec quelle innovation.

Rien d’étonnant lors à ce que la BPI se soit attelée, avec la Bibliothèque francophone multimédia de Limoges (BFM) et l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (Imec), à une exposition intitulée « Éditeurs, les lois du métier », qui s’est tenue à Limoges du 1er avril au 7 mai 2011 et à la BPI du 9 novembre 2011 au 9 janvier 2012. L’intitulé est (un peu) trompeur, puisque l’exposition s’attache en fait à traiter de la confrontation entre le monde de l’édition et la censure, d’État dans un premier temps, de 1949 à nos jours. Pourquoi 1949 ? Parce que, cette année-là, fut promulguée la fameuse loi sur les publications destinées à la jeunesse, et que fut instituée (en 1950 en fait) la commission chargée de son application, loi toujours valable et commission toujours existante, même si, aux dires d’Isabelle Bastian-Dupleix, commissaire générale de l’exposition, « moribonde ». Dans un contexte, l’après-guerre, qui voyait l’explosion des publications destinées à la jeunesse, il fallait à la jeune IVe République contrôler ce que lisaient les enfants du « baby-boom ».

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Tarzan nu : Daily strip de février 1929, réédité en 1970.

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Tarzan rhabillé : éditions Del Duca, 1990.

J’irai cracher sur vos tombes

L’exposition, qui combine approche historique et approche thématique, entend témoigner de la diversité des formes de censure qui s’exercèrent, de ce qu’il en advint et des stratégies mises en œuvre par les éditeurs pour poursuivre malgré tout leur activité. Sa richesse nous contraint à extraire quelques faits marquants, certains bien connus des bibliothécaires, d’autres moins  1.

Dans la série « bien connus », impossible de ne pas relever les violentes attaques subies par Vernon Sullivan, alias Boris Vian, et son livre, J’irai cracher sur vos tombes. Combinant divers éléments qui ne pouvaient que faire réagir la censure – sexe, violence et… États-Unis – le livre fut un grand succès de scandale (500 000 exemplaires à l’époque), mais aussi la source de nombreux procès. À la même époque, Henry Miller fait paraître Sexus, qui obtient le soutien des grands intellectuels de l’époque – contrairement à Vian, qui a sans doute le malheur d’écrire une sorte de « roman policier », genre dévalorisé s’il en est.

Les démêlés de l’inestimable Jean-Jacques Pauvert lors de la publication des écrits de Sade figurent, eux aussi, dans tous les ouvrages sur la question  2, mais on ignore sans doute les condamnations subies par Georges Bielec et sa maison Elvifrance, spécialisée dans la traduction de bandes dessinées italiennes de petit format, qui totalisa plus de 700 arrêtés d’interdiction. De son côté, le dessinateur Pierre Mouchot alias Chott, éditeur notamment de Fantax, Big Bill, Ptit Gars, finira par démissionner de sa maison d’édition, très éprouvé par une pression judiciaire constante : la commission lui reproche « les scènes de violence… de nature à présenter aux jeunes lecteurs les vices et brutalités sous un jour favorable », en raison, entre autres, de l’usage excessif de… super héros, reproche qu’on pourrait aujourd’hui encore trouvé fondé, quoi que pour bien d’autres raisons qu’au tournant des années cinquante…

Dans les années soixante, c’est la politique qui devient la cible privilégiée des censeurs, autour de ce traumatisme (presque) intact que constitue la guerre d’Algérie, « les évènements » comme on disait à l’époque. Les noms de Henri Alleg, l’auteur de La question (paru en 1958), et de son éditeur, Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit, sont au premier rang des nobles figures du monde de l’édition, qui honorent l’honnêteté intellectuelle, le courage – tout comme celui de François Maspero. Après mai 1968, et sous la férule sans doute très sûre de l’inoubliable Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur de 1968 à 1973, ce sont à nouveau les « scandales de mœurs » qui sont l’objet de censure : Éric Losfeld, Claude Tchou, Régine Deforges, Jean-Jacques Pauvert toujours, vrai militant pour la liberté de l’édition, accompagnent la révolution sexuelle qui, semble-t-il, irrigue les années soixante-dix, mais les « pompidoliens » veillent. On ne peut aussi s’empêcher de penser, en voyant certaines couvertures, certains sujets (transsexualité, inceste, sexualité des enfants…) que, aujourd’hui, ils n’ont plus à subir les foudres de la censure – puisqu’ils ne sont plus l’objet de publications.

Suicide mode d’emploi

« Éditeurs, les lois du métier », n’est pas une exposition sur la censure, mais sur ses causes et ses effets. L’éditeur, qui « rend public » et, donc, prend la responsabilité d’éditer, s’expose tout à la fois aux sanctions de la loi mais aussi, plus diffuses et tout aussi décisives, aux doxas de l’époque dans laquelle il publie : malheur aux pionniers, aux audacieux, auxquels on fait reproche de publications qui, quelques années plus tard, passent inaperçues, ou presque (Sade en Folio). Se dessine en creux, et c’est tout le mérite de l’exposition d’en faire un de ses points de vue privilégiés, une histoire morale, politique, sociale, religieuse, de la France, de l’après-guerre à nos jours. On y mesure l’enjeu que représente le livre, vecteur principal de transmission d’idées nouvelles, de styles inédits, d’influences pernicieuses ou positives, selon le point de vue adopté. On y devine aussi les débats entre la grande culture et les « sous-cultures » (par exemple, dans les années cinquante, la bande dessinée), dont il n’est pas besoin de souligner l’actualité.

Et aujourd’hui ? Là encore, la censure et son exercice sont une image de l’époque, puisque, si le rôle de l’État est amoindri, celui des intérêts privés est en constante et harcelante augmentation. Les éditeurs recrutent des conseillers juridiques, qui relisent avant publication les manuscrits, et évaluent les risques juridiques induits. Les procédures, elles, sont diversifiées, personnalités publiques, gros intérêts financiers (une petite pensée pour Denis Robert, désormais blanchi par la justice), etc. Les « formes » attaquées aussi se diversifient, comme les œuvres d’autofiction, ou celles qui utilisent de manière fictive… des personnes réelles. L’affaire Pogrom, dans laquelle on a reproché à l’auteur (Éric Bénier-Bürckel) les propos clairement antisémites de l’un de ses personnages, a, à cet égard, une importance fondamentale dans l’évolution jurisprudentielle, qui consacre, selon les mots de l’avocate Agnès Tricoire, le fait que « la liberté de création est plus large que la liberté d’expression ». Nul doute cependant que les années qui viennent bruisseront encore d’affaires qui, souvent, sont largement médiatisées.

Ouverte, comme manifeste, par une édition censurée des Fleurs du mal  de Baudelaire, l’exposition pourrait se conclure par Suicide mode d’emploi, dont il faut rappeler qu’il est toujours interdit, et notamment en bibliothèque. Riche et diverse, « Éditeurs, les lois du métier » est une exposition exemplaire tant dans ses contenus que dans ses méthodes : associant trois institutions aux statuts fort différents et s’appuyant sur le conseil scientifique d’Hervé Serry, sociologue spécialiste de l’édition contemporaine, auteur des textes, elle puise dans de nombreux fonds d’archives (et en particulier ceux de l’Imec et du ministère de la Justice) pour proposer des regards documentés, foisonnants, mais clairement présentés (dans une scénographie réalisée par Jean-Michel Ponty et Monique Pauzat) et subtilement synthétiques, sur une histoire riche, et parfois douloureuse. Et on laissera à une belle déclaration d’Agnès Tricoire, déjà citée, le mot de la fin : « S’il reste un seul lieu où l’insécurité est légitime, c’est bien le cœur des œuvres 3. » •

* Profonds remerciements à Isabelle Bastian-Dupleix, commissaire générale de l’exposition, pour l’aide apportée et la visite commentée de l’exposition.