Imprimeurs et éditeurs dans la Résistance

par Noëlle Balley
Sous la direction de Laurence Thibault
Préface de Raymond Aubrac
Paris, La Documentation française, Association pour des études sur la Résistance intérieure, 2010, 232 p., 24 cm
ISBN 978-2-11-007136-1 : 18 €

L’histoire est admirable. C’est celle de ces centaines d’hommes et de femmes qui, dans le chaos, la pénurie et le danger permanents, ont rédigé, imprimé, diffusé des écrits résistants. L’histoire de ces millions de tracts, de Combat, Libération, Franc-Tireur, Défense de la France, Témoignage chrétien. De ces écrivains et poètes, Éluard, Aragon, Desnos, Vercors en tête, qui résistèrent avec des mots, dans le double jeu ou la clandestinité. Celle, évidemment, des Éditions de Minuit et des revues de Pierre Seghers. Des trésors d’ingéniosité déployés pour étouffer le bruit d’une machine, transporter les plombs, trouver du papier.

Elle commence le plus souvent par une initiative isolée, un besoin de « faire quelque chose », avec des moyens dérisoires : des tracts recopiés à la main, des copies carbone, une imprimerie d’enfant. Très vite, la ronéo et le stencil s’imposent comme le moyen de reproduction le plus simple pour des profanes. Encore faut-il se procurer une machine, la transporter, trouver les stencils, le papier, les pièces détachées. Des millions de tracts sont ainsi reproduits. Émouvants témoins, dans leur facture maladroite.

Imprimer une feuille reste relativement simple. Le tract permet de recruter de nouveaux militants qui, à leur tour, le distribueront – c’est aussi un moyen de les garder mobilisés, en leur donnant une occupation utile. Le journal fait franchir une autre étape : en inscrivant le message dans la durée, en prouvant que le mouvement dispose d’une certaine infrastructure, il lui donne du crédit et crée une attente. Les Cahiers de la Résistance inscrivent la Résistance dans l’avenir, en ouvrant la réflexion sur l’« après ». La majorité des titres aura une vie éphémère et une diffusion locale. Quelques-uns seront largement diffusés pendant plusieurs mois, dans le cadre de véritables maisons de presse clandestines. Cela requiert des moyens autrement sérieux : de nombreuses ronéos, mais surtout de vraies presses, pour atteindre des tirages qui, dans le contexte, sont proprement faramineux : 450 000 exemplaires, en janvier 1944, pour Défense de la France ! Les gaullistes doivent tout inventer, s’approprier en quelques mois les techniques fort complexes de la mise en page, revivre comme en raccourci toute l’histoire des techniques d’impression, ou s’appuyer sur des imprimeurs professionnels. Les communistes, le Front national  1 peuvent recourir à des militants et syndicalistes du métier. Dans tous les cas, il faut disposer d’une presse, travailler la nuit sans attirer l’attention des voisins. Pour des raisons de sécurité, la production est éclatée, et soigneusement séparée de la diffusion. On compose ici, on imprime ailleurs, on plie et broche en un autre endroit, on transporte les lignes de plomb ou les zincs dans des valises, on expédie les journaux en bagages non accompagnés, sous des étiquettes de pharmacie ou dans des caisses de légumes. Exceptionnellement, on s’offre le luxe d’un « vrai » livre.

Si la presse est une arme offensive, les faux papiers sont un moyen de défense. Là encore, la recherche du bon grammage, la fabrication de l’encre, le vol des tampons, des timbres fiscaux, leur duplication sont un défi permanent. A côté des bricoleurs de génie, de véritables entreprises voient le jour : Pierre Kahn Faquelle, l’homme aux 15 000 tampons, dont les trois exécutants fabriquent chaque jour quatre ou cinq trousses du parfait faussaire, permettant chacune de fabriquer cinquante jeux complets de pièces d’identité.

Sans doute le mensonge officiel (les exemples de consignes données, heure par heure, par le gouvernement de Vichy aux organes de presse sont hallucinants – p. 23-25) a-t-il contribué à cette explosion d’écrits interdits. Dans le contexte, les chiffres sont stupéfiants : cent millions d’exemplaires de périodiques, des centaines de millions de tracts – pouvoirs de l’écrit… La belle préface de Raymond Aubrac explique tout cela bien mieux que nous.

Où sont aujourd’hui ces fragiles trésors au papier brûlé ? Qui les inventorie, qui les conserve ? Nous n’en saurons rien, car l’ouvrage de la Documentation française n’est malheureusement pas tout à fait à la hauteur de son magnifique sujet. S’inscrivant d’emblée dans une perspective « strictement documentaire », le volume s’enlise dans un plan très confus qui, en se focalisant sur l’action des personnes, peine à rendre compte de la complexité des situations et s’expose à de nombreuses redites (y compris au sein du même paragraphe). Certains chapitres abusent des encarts biographiques, qui sentent la fiche recopiée, et l’énumération laborieuse par crainte d’oublier un nom important. Ajoutons quelques flottements bibliographiques (non, Persée n’est pas une « source multimédias » !). Il manque à cet ouvrage, dont la démarche mémorielle est plus que respectable, la mise en perspective, la synthèse, la relecture, bref le travail de l’historien.