Apologie du livre

Demain, aujourd'hui, hier

par Yves Desrichard

Robert Darnton

Paris, Gallimard, 2011, 218 p., 21 cm
Coll. NRF Essais
ISBN 978-2-07-012846-4 : 19 €

Selon Le Petit Robert, une « apologie » est un « discours visant à défendre, à justifier une personne, une doctrine ». Qualifier d’Apologie du livre le recueil d’articles signés par Robert Darnton dans la prestigieuse collection (grise) des essais de la NRF semble donc peu approprié. D’abord parce que le recueil ne correspond pas à la figure. Ensuite et surtout parce que, dans les six chapitres, plus une conclusion, plus une annexe (sur laquelle on reviendra) il est, en fait, peu question de discours, peu question de défendre, et que l’appareil éditorial ainsi constitué à partir de textes essentiellement parus, à leur origine, dans la non moins prestigieuse New York Review of Books, relève plus de ce que (le mot est à la mode) on qualifierait de « miscellanées ».

Un charisme si typiquement américain

Il faut dire que l’auteur qui, dans son introduction, avoue avec une modestie un peu forcée avoir « joué un rôle de figurant dans ce domaine », n’est pas n’importe qui. Ancien journaliste, Robert Darnton est surtout connu comme un spécialiste des Lumières et de l’histoire du livre sous l’Ancien Régime, sujets auxquels il a consacré de magnifiques, éclairants, stimulants ouvrages, Gens de lettres, gens du livre (Odile Jacob, 1992) et Le diable dans un bénitier. L’art de la calomnie en France (NRF Essais, 2010) par exemple. Il est par ailleurs, depuis 2007, directeur de la bibliothèque universitaire de Harvard et, en tant que tel, a été « confronté » au projet de la société Google de numériser les fonds de grandes bibliothèques, essentiellement américaines, pour les mettre à disposition de tous sur internet. Sur ce projet, Darnton exprima d’emblée des doutes. Et il continue à le faire, dans les médias les plus divers et les plus variés, avec ce charisme si typiquement américain des grands érudits qui savent, aussi, être hommes et femmes de médias.

À vrai dire, si, dès sa première phrase, Darnton présente son recueil comme une « apologie sans retenue du texte imprimé passé, présent et à venir », et si, dans sa conclusion, il explique « comment [il n’a] pas écrit [son] livre numérique », Apologie du livre traite de son sujet, l’amour des livres, « les bons vieux livres », d’une manière parfois discursive, parfois dilettante, et le présent rédacteur, qui l’a lu en entier, peut autoriser les futurs lecteurs à des pratiques elles aussi discursives, elles aussi dilettantes. On ne respectera pas en cela, il faut l’avouer, l’intention de l’auteur, qui indique que « toute tentative pour sonder l’avenir tout en affrontant les problèmes du présent devrait se fonder… sur l’étude du passé » pour préciser aussitôt que « l’étude de l’histoire n’apporte pas… d’enseignements directement applicables aux circonstances présentes ».

La lecture et ses mystères

Du coup, le premier chapitre, « La lecture et ses mystères », qui associe audacieusement « l’ère du zapping numérique » et l’époque des recueils de citations qui « atteignit son apogée à la fin de la Renaissance », pourra avantageusement être réservé aux exhaustifs, aux curieux, voire à ceux qui, aujourd’hui encore, pratiquent cet art si particulier qui consiste à glaner des citations de tous ordres, de toutes thématiques, comme celles, honteusement misogynes parfois, de Thomas Jefferson, pas encore président des États-Unis – tant il est vrai que « nous sommes ce que nous lisons », affirme l’un des auteurs cités par Darnton.

La même et discrète injonction s’attache au chapitre 2, dans lequel l’auteur explore à nouveau les archives de la Société typographique de Neuchâtel, auxquelles il consacra, rappelle-t-il plus tard, « onze étés et trois hivers sur une période de vingt-cinq ans ». L’étude de la circulation des livres, des responsabilités des différents partenaires impliqués (imprimeur, papetier, libraire, coucheur), amène à considérer qu’un nombre considérable de facteurs, humains, financiers, pratiques, politiques, entrent en ligne de compte à qui veut écrire l’histoire du livre, ou de la lecture, y compris aujourd’hui. On ne peut s’empêcher de penser, cependant, que nous sommes désormais dans un paradigme radicalement différent.

« Consolidez les bibliothèques »

Le chapitre 3, « Le paysage de l’information et l’instabilité des textes », commence dans les mêmes dispositions, qui nous plonge dans la traque difficile des textes shakespeariens, qu’on est réduit à établir (faute de manuscrits originaux) à travers des éditions plus ou moins fiables, plus ou moins satisfaisantes ; avant que, un peu abruptement, le propos ne bascule dans une nouvelle réflexion sur les projets de Google et l’avenir des bibliothèques dont, non sans cruauté, Darnton indique que « les étudiants [les] respectent » mais que, « sur certains campus, les salles de lecture sont presque désertes ». L’auteur, faisant preuve de l’incurable optimisme qui a fait sa convaincante fortune médiatique, propose lors huit points qui, pour lui, font que Google rendra « les bibliothèques plus importantes que jamais ». Les bibliothèques de recherche, faut-il grandement préciser, qui ont toujours été son cheval de bataille. Ce n’est pas un reproche, plutôt un scrupule qui honore un grand historien et le directeur de la plus grande bibliothèque de recherche du monde, celui de limiter son propos à ce qu’il connaît. Pour conclure : « Consolidez les bibliothèques, approvisionnez-les en imprimés, renforcez leurs salles de lecture, mais ne les considérez pas comme de simples entrepôts ou des musées. »

Vision amplifiée dans le chapitre suivant, consacré à « L’avenir des bibliothèques », dans lequel Robert Darnton rappelle que, l’eut-on anticipé, le projet de Google aurait pu être entrepris par « une action du Congrès et de la bibliothèque du Congrès ou d’une vaste alliance des bibliothèques universitaires » – il est vrai que ledit Congrès se serait embarrassé d’arguties juridiques qui, au moins dans un premier temps, n’ont pas arrêté l’entreprise de Mountain View. Différence qui en amène bien d’autres, que Darnton, inlassablement, liste, faisant figurer au premier rang des inquiétudes la position de monopole de Google, inquiétude à laquelle le développement des « archives ouvertes » et du libre accès apporte de parfois timides mais souvent décisifs contrepoints (à moins que cela ne soit l’inverse).

Les leçons du passé peuvent éclairer l’avenir

Mais c’est le chapitre suivant, « Mort du livre ou mort du papier ? », qui est, de loin, le plus excitant du recueil. En réalité, il y est question d’un livre, à charge, écrit par un certain Nicholson Baker, Double Fold, livre qui évoque les campagnes de microfilmage menées dans un grand nombre de bibliothèques américaines dans les années soixante-dix. Le projet ne sera pas entièrement étranger aux professionnels français, puisqu’il s’agissait de « sauver » (généralement, aux États-Unis, en les détruisant) les collections, essentiellement de journaux, fabriquées avec des papiers acides. Pour le dénommé Baker, le constat est sans appel : ces opérations ont permis de détruire ou de vendre à l’encan des collections qui, en fait, résistent beaucoup mieux que prévu à l’épreuve du temps. Et on leur a substitué des microfilms incomplets, que plus personne désormais ne consulte. Avec des coûts faramineux, pour des opérations cautionnées en leur temps par les plus respecté(e)s bibliothécaires. Robert Darnton, avec mesure, entreprend la défense de la profession et des projets. L’exercice est un peu vain pour le lecteur qui n’a pas connaissance de l’ouvrage qu’il s’agit ici d’apprécier (ou de déprécier). Mais il est fascinant en ce qu’il nous rappelle que, dans un contexte donné, il est difficile d’avoir une autre voix que celles qui dominent et que, quand on le peut, il est souvent trop tard : oui, de temps à autre, les leçons du passé peuvent éclairer le présent et l’avenir.

C’est à cette aune qu’il faut mesurer les « prophéties annonçant la mort du livre », tout comme l’expérience d’édition électronique, « Gutenberg-e » menée par Robert Darnton, présentée en annexe avec cette franchise éclairée qui caractérise si bien le monde universitaire d’outre-Atlantique. Dans Apologie du livre, et comme il l’explicite à un moment, Darnton hésite souvent entre deux genres « typiquement américain[s], la lamentation… [et] l’enthousiasme candide ». Ceux qui attendaient un discours construit, argumenté, structuré, un « discours de combat » seront déçus par l’exercice. Les autres puiseront dans l’immense culture de l’auteur quelques baumes pour leurs peurs – mais aussi quelques brûlures nouvelles pour leurs enthousiasmes.