Publics des animations et images des bibliothèques
Les « animations » ont pris une place importante dans les pratiques et les discours professionnels des bibliothèques grandes ou petites. Mais que sait-on effectivement de la fréquentation de ces animations ? Quels sont les publics captés ? En quoi ces animations participent de l’image de la bibliothèque, y compris pour ceux qui ne la fréquentent pas ? Une enquête sur 420 participants à des animations dans 11 bibliothèques permet de fournir des éléments de réponse. Il ressort ainsi que le public capté est d’abord familier du lieu. Il est assez âgé, fortement diplômé et plutôt féminin. Ces résultats fondent à questionner l’évidence des animations.
Reader events have become a major part of professional practice and discourse in libraries both large and small. But how much do we really know about the people who come to such events? What is their profile, and how do such events contribute to the library’s image, including for people who do not use the service? A survey involving 420 participants in reader events at eleven libraries goes some way to answering these questions. The principal finding is that those attending reader events are already library users. They are usually highly educated older readers, with a high proportion of women. The results raises the question of how useful such events really are.
Die „Animationen“ haben einen bedeutenden Platz in der Berufspraxis und dem Fachdiskurs der Bibliotheken, großen oder kleinen, eingenommen. Aber was weiss man tatsächlich über die Frequentierung dieser Veranstaltungen? Welches sind die gewonnenen Besucher? Inwiefern tragen diese Animationen zum Image der Bibliothek bei, für diejenigen, die sie nicht benutzen, mit eingeschlossen? Eine Umfrage bei 420 Teilnehmern an den Veranstaltungen in 11 Bibliotheken ermöglicht, Elemente für eine Antwort zu liefern. So geht daraus hervor, dass das gewonnene Publikum zunächst mit dem Ort vertraut ist. Es ist eher älter, stark diplomiert und eher feminin. Diese Ergebnisse begründen eine Hinterfragung der Evidenz der Animationen.
Las “animaciones” han tomado un lugar importante en las prácticas y los discursos profesionales de las bibliotecas grandes o pequeñas. Pero ¿qué sabemos efectivamente de la frecuentación de estas animaciones? ¿Cuáles son los públicos captados? ¿En qué estas animaciones participan de la imagen de la biblioteca, incluso para aquellos que no la frecuentan? Una encuesta sobre 420 participantes en animaciones en 11 bibliotecas permite suministrar elementos de respuesta. De esta manera destaca que el público captado es en primer lugar familiar del lugar. Es bastante maduro, altamente diplomado y preferentemente femenino. Estos resultados tienen fundamentos para cuestionar la evidencia de las animaciones.
En quelques années, le monde des bibliothèques a intégré comme une évidence les animations. Les plus grands équipements proposent d’épais catalogues qui rassemblent des spectacles, des conférences, des projections, des rencontres, des concerts, des ateliers, des expositions et bien d’autres activités. Toutes les bibliothèques, jusqu’aux plus petites, entendent « faire de l’animation ». Les professionnels (ou les bénévoles) mettent en avant « leurs animations » pour montrer à quel point leur établissement est dynamique.
Cette évolution n’est pas toute récente puisque, dès les années soixante, le thème des animations était déjà présent dans la littérature professionnelle. Mais, aujourd’hui, qu’est-ce que les bibliothécaires entendent par « animation » ? S’appuyant sur l’étymologie du terme, ils retiennent souvent l’idée de faire vivre le lieu. Plus précisément, il semble se dégager une tendance vers la « culturalisation » des animations. Et, progressivement, la notion d’« action culturelle 1 » progresse face à celle d’« animation ». L’interrogation du corpus des articles du Bulletin des bibliothèques de France sur ces sujets atteste de cette évolution.
Animation, action culturelle
On le constate, l’action culturelle et l’animation occupent une place grandissante dans la littérature professionnelle 2. Cela est sans doute indicatif d’une augmentation des pratiques, et aussi de l’importance qui leur est accordée. Mais, entre les deux termes, si celui d’« action culturelle » occupe une part marginale du total des citations en début de période (13 %), il prend une place grandissante pour atteindre 24 % entre 1981 et 1994, et 39 % depuis 1995. La bibliothèque s’inscrit dès lors dans la politique de démocratisation culturelle en cherchant à rendre accessibles à tous des références jugées supérieures par ceux qui sont en position de les choisir. Elle conjugue deux objectifs en souhaitant à la fois donner de la vie au lieu tout en proposant des activités qui relèvent d’une offre culturelle.
L’apparition et le développement d’usage de la notion de « politique d’animation » semblent indiquer une tentative d’affirmation de ce domaine dans l’ensemble de l’activité des bibliothèques. Dès lors que l’animation nécessite des espaces et du personnel spécifiques, il devient nécessaire de l’encadrer dans une politique. Celle-ci organise et justifie la mobilisation des ressources qui la rendent possible 3 au-delà des alternances politiques. Elle participe à l’institutionnalisation de cette activité qui ne relève pas du cœur traditionnel des bibliothèques. Nul doute que cela confère une légitimité à l’activité et à ceux qui en ont la charge dans les établissements. À défaut de pouvoir s’appuyer sur l’évidence du document ou sur la validité que fournit une spécialisation professionnelle reconnue (jeunesse, musique, patrimoine) 4, les bibliothécaires en charge de l’animation peuvent se prévaloir d’une « politique d’animation » accompagnée d’une validation par les élus.
À partir d’une enquête sur 70 établissements, Delphine Côme 5 parvient à la conclusion d’un « net progrès des pratiques d’actions culturelles » par rapport à des enquêtes similaires réalisées en 1980 et 1995. Elle juge que « désormais, les professionnels sont à peu près unanimes sur le principe de légitimité de ces activités ».
La culturalisation et l’institutionnalisation de l’animation ont en commun d’accorder une faible importance à la connaissance des publics. La « qualité », l’« originalité » d’une animation, apparaissent plus importantes que le volume ou la structure du public qu’elle rassemble, et c’est parfois une façon de la légitimer a posteriori 6. D’ailleurs, dans la partie conclusive de l’ouvrage sur l’évaluation de l’action culturelle 7, la question du public est évoquée, mais la question du volume est mise de côté au nom du refus de l’audimat et de la difficulté du décompte. On parle de la satisfaction, de la réaction du public, mais pas de sa composition sociologique.
Pourquoi, de fait, mesurer l’audience de ces animations ? L’institutionnalisation et la culturalisation de l’animation ont probablement fait obstacle à cette connaissance des publics. Et il est bien difficile de trouver des travaux publiés sur ces publics 8, comme si ce sujet n’en n’était pas un.
Un nouveau regard
À l’inverse, si on définit la bibliothèque par la prise en compte de la population à laquelle elle s’adresse, surgit instantanément un ensemble de questions sur les animations et leurs publics. Quels sont les publics des animations (volume et structure) ? Ceux qui y assistent sont-ils déjà usagers ? Existe-t-il des différences entre les publics selon le type d’animation proposé ?
C’est pour répondre à ces questions que nous avons entrepris une enquête, réalisée avec le concours des équipes de onze bibliothèques dispersées sur le territoire national 9. Les établissements participants ont obtenu des visiteurs assistant à des animations qu’ils remplissent un bref questionnaire proche de celui conçu par Bertrand Calenge. De façon à concentrer l’analyse, nous avons retenu uniquement les animations pour adultes, considérant que les animations pour la jeunesse reposent sur une fréquentation souvent plus nombreuse, mais composée de parents avec enfants. Pour le reste, une large diversité d’animations a donné lieu à recueil de questionnaires. Elle reflète la réalité des manifestations proposées par les bibliothèques en France telle qu’elle transparaît dans l’enquête de D. Côme sur les bibliothèques municipales déjà citée ou dans celle de Didier Guilbaud 10 sur les bibliothèques départementales : rencontres, conférences, expositions, lectures, projections, concerts, ateliers, etc.
Du point de vue de la taille des équipements, les questionnaires émanent d’établissements implantés dans des communes diversement peuplées. Notre échantillon couvre une certaine diversité des bibliothèques françaises, sans toutefois représenter les plus grands établissements de type BMVR 11 ni les petites bibliothèques de communes rurales. On peut toutefois risquer que certaines tendances mises à jour seraient observables de façon générale.
Un public féminin
Le développement de la scolarisation des filles, la féminisation de la lecture et l’extension de l’offre des bibliothèques se sont traduits par une fréquentation désormais davantage féminine que masculine. Les animations ne modifient pas cette situation.
Sur 100 visiteurs d’une animation, 72 sont des femmes contre 28 des hommes : il existe bien une surreprésentation des femmes dans le public des animations. Si on compare pour un même site la répartition par genre, cette tendance se vérifie. En 2006, une enquête a été conduite sur les usagers (inscrits ou non) de la médiathèque de Vandœuvre 12. Le public de la bibliothèque était à 60 % féminin, alors que, dans les animations, il l’était à 75 %. Loin d’atténuer la féminisation bien connue du public des bibliothèques, les manifestations culturelles contribuent à l’accentuer. La mise en avant de l’écrit plutôt que des écrans dans le cadre d’une institution qui lui est fortement attachée produit ce résultat, tant on sait que ces éléments structurent la distribution par genre des pratiques culturelles 13. On trouve confirmation de cette tendance dans la quasi-absence d’hommes dans les situations de partage de lectures entre lecteurs et bibliothécaires (ils ne sont plus que 14 %). À l’inverse, les concerts (qui sont éloignés de la culture de l’écrit) voient la proportion d’hommes s’élever à 44 %, mais pas les projections (22 %).
Le règne des plus de 50 ans
Le public de jeunes et jeunes adultes, qui compose une part importante de la fréquentation des bibliothèques, apparaît de façon très marginale dans les animations (6 %). À l’inverse, les séniors forment le cœur de ce public. Quand on les additionne avec les 50-59 ans, ces générations nées avant 1960 représentent presque les deux tiers du public des animations. La présence massive des plus anciens se révèle plus forte que dans l’enquête lyonnaise déjà citée, dans laquelle les plus de 50 ans constituaient 40 % du public. Une partie de la fréquentation âgée que nous observons tient peut-être à une population environnante globalement plus âgée. Pour autant, et comme B. Calenge l’observe, les publics des animations sont plus âgés que le public de la bibliothèque. Ainsi, à Vandœuvre, dans l’enquête déjà citée, 14 % des visiteurs sont âgés de 60 ans ou plus alors que ces séniors représentent 49 % des spectateurs des animations.
Ce constat clairement établi conduit à une question double : la surreprésentation des plus âgés tient-elle à la plus grande disponibilité de cette population, à sa présence plus forte dans des communes peu universitaires, ou aux types d’animation proposés par les bibliothèques ? Il est incontestable que les séniors sont de plus en plus instruits et curieux. Même si les horaires des actions culturelles ayant donné lieu à interrogation des publics n’étaient pas spécifiquement conçus pour eux, ils disposent de temps et d’appétit pour des animations qui les socialisent dans un cadre qui ne les enferme pas dans leur identité d’âge comme d’autres institutions tendent à le faire (université du temps libre, office municipal des personnes âgées, etc.).
Mais cet examen des éléments de causalité externe ne dispense pas d’interroger les dispositifs de médiations du point de vue de leur adéquation ou inadéquation avec les différentes générations. L’absence de références propres aux générations des jeunes de moins de 30 ans (mangas, jeux vidéo notamment) limite l’attractivité des animations sur ce public potentiel. On repère d’ailleurs que c’est pour les projections que ce public est le plus nombreux, comme si la prise en compte du goût pour l’image de ces jeunes générations se traduisait par une plus grande présence juvénile. Au contraire, les lectures, partages de lectures, conférences, spectacles, rencontres, et même concerts, reçoivent un très faible écho chez eux : la question de la prise en compte (ou non) de la manière dont les nouvelles générations reformulent la culture dans les bibliothèques en général se pose aussi pour les animations.
Un public diplômé du supérieur
Souvent inscrite dans le cadre de l’action culturelle, l’animation poursuit une ambition de démocratisation culturelle. Une enquête de 2004 montre que, comme leurs homologues québécois, les bibliothécaires français placent « l’élargissement du public » en deuxième position des objectifs assignés aux animations, après la mise en valeur des collections 14. Il est dès lors logique de chercher à vérifier si ces manifestations touchent un public au-delà des catégories dont la proximité avec l’univers des références scolaires et légitimes crée les conditions de la fréquentation, et on peut prendre le niveau de diplôme comme un indicateur de cette proximité.
À cet égard, l’enquête permet de mesurer le fort attrait des animations sur les fractions de la population qui sont les plus diplômées : 60 % des spectateurs ont un diplôme supérieur ou égal à bac + 2, alors même que, le public étant essentiellement âgé, il a quitté les études avant la forte massification de l’enseignement supérieur.
La venue aux animations dépend donc fortement du niveau de diplôme, au même titre que la fréquentation ou la visite en bibliothèque. B. Calenge obtenait une tendance encore plus forte dans son enquête, puisque 71 % des visiteurs étaient diplômés du supérieur : l’environnement de cette grande ville universitaire favorise sans doute l’accentuation de cette tendance.
On peut en conclure que les manifestations culturelles ne modifient pas le recrutement social du public. On peut même se demander si ces activités n’accentuent pas cette tendance préexistante. L’enquête de 2006 sur le public de la médiathèque de Vandœuvre enregistrait un taux de diplômés de bac + 2 et plus de 52 % parmi les Vandopériens, ce qui est inférieur au taux de 67 % observé dans la présente enquête.
Ce résultat, qu’il faudrait vérifier par d’autres, suggérerait non seulement que l’action culturelle ne démocratise pas la bibliothèque, mais au contraire qu’elle participe à la sélection sociale de ses publics. Elle conduit, à sa manière, à la distance que les non-usagers éprouvent à l’égard de la bibliothèque : « Dans ma profession [chauffeur-livreur], personne ne va à la bibliothèque, personne » ; « La bibliothèque, c’est pour les intellos, nous on se sent un peu exclus 15 ».
Les formes et les contenus mis en scène par les animations donnent naissance à une situation qui intéresse d’abord et avant tout ceux qui s’en sentent proches. La posture de contemplation (exposition, concert, lecture, projection, conférence, rencontre) ou au contraire de nécessaire discours sur les œuvres ne relève pas d’une évidence pour toutes les fractions de la population. Il faut avoir acquis le goût pour cette posture et des compétences pour participer à des échanges.
Certaines références sont sans doute plus à même d’intéresser les publics familiers du cadre scolaire : courts métrages, rentrée littéraire, rencontres avec des auteurs, musique française choisie pour la qualité des textes, conférence sur des personnages historiques. Sans doute la conjugaison des références proposées et de la manière dont elles le sont contribue à cette sélection implicite des publics. L’affichage de l’accès libre aux animations ne suffit pas à faire disparaître les obstacles que doivent surmonter ceux qui n’ont pas, dans le cadre scolaire ou familial, acquis une aisance dans l’élaboration de discours sur des références qui leur sont souvent étrangères. Ce défaut de familiarité objective conduit sans doute à une forme de subjectivation par laquelle ces personnes éprouvent de la distance, voire de la méfiance, à l’égard de ce qui leur est proposé. Comme l’écrivait il y a bientôt trente ans Bernadette Seibel : « En affichant les goûts et l’art de vivre des classes moyennes et supérieures […], ce type d’animation, par le marquage qu’il opère, peut conduire à l’auto-exclusion des membres des classes populaires 16 »
Une tendance globale ?
La tendance globale à la surreprésentation des diplômés du supérieur semble vérifiée pour toutes les animations. Néanmoins, on voit apparaître des nuances importantes aux deux extrémités, les expositions d’une part, les concerts et les projections de l’autre.
Les expositions paraissent clairement attirer la plus grande densité de personnes ayant suivi avec succès des études supérieures. C’est surtout le cas de l’exposition de gravures à Nancy, pour laquelle ce sont presque 90 % des visiteurs qui ont un diplôme supérieur à bac +2 ! Un léger cran en dessous, les manifestations d’échanges de coups de cœur se révèlent assez fortement sélectives. L’appétence pour des formes esthétiques un peu rares ou la facilité dans l’expression de ses impressions ou de son jugement de lecteur supposent des compétences et une légitimité que l’institution scolaire sait prodiguer.
En revanche, les concerts et projections ont la faculté de capter un public moins densément diplômé. Peut-être l’image et le son ont-ils la vertu de concerner des fractions moins diplômées de la population ? Ces productions symboliques étant moins au cœur de l’enseignement scolaire que la littérature, il est probable que s’y retrouve et s’y implique plus facilement un public qui a moins bien surmonté les épreuves scolaires.
Beaucoup de retraités et un public populaire atypique
Notre enquête recense une proportion beaucoup plus élevée de retraités qu’à Lyon (42 % contre 21 %). Ceux-ci apprécient ces animations qu’ils fréquentent plus assidûment : plus de la moitié d’entre eux sont déjà venus plus de trois fois à des animations dans les six derniers mois, contre moins d’un tiers des autres visiteurs. On l’a déjà indiqué, moins contraints que les actifs, les retraités sont plus disponibles pour le programme des animations des bibliothèques. Ils s’approprient plus souvent que les autres les occasions de partage de lecture entre bibliothécaires et lecteurs (17 % contre 9 %). Ce type de situation apparaît comme une occasion de socialisation que certains retraités apprécient particulièrement.
La présence de 18 % de visiteurs se déclarant ouvriers ou employés pourrait conduire à nuancer l’impression que confère le niveau d’études : les animations ne seraient pas investies uniquement par les élites culturelles. Relevons toutefois que 55 % des employés-ouvriers ont un diplôme du supérieur, et 72 % un diplôme égal ou supérieur au bac, alors que ces niveaux de certification ne s’observent pas habituellement chez les employés et ouvriers. Dans l’enquête sur les publics de la médiathèque de Vandœuvre, on comptait 18,5 % de diplômés du supérieur dans les mêmes catégories et 53 % avec un diplôme égal ou supérieur au bac.
Les animations attireraient donc une minorité très atypique d’actifs de milieu populaire très diplômés, qui ne ressemblent pas à leur catégorie socioprofessionnelle ni même au sous-ensemble des employés et ouvriers qui s’aventurent dans les médiathèques. La démocratisation culturelle induite par les animations passerait par les élites cultivées des milieux populaires et s’y arrêterait 17. Cette tendance n’est pas la conséquence éventuelle du déclassement en cours d’une partie des diplômés du supérieur, puisque les « employés-ouvriers » ne sont pas particulièrement plus jeunes que les autres actifs.
Le choix des animations par les actifs donne lieu à peu de variations sociales. À l’instar de l’enquête lyonnaise, on constate une nette surreprésentation des enseignants dans le public des conférences (24 % contre 10 % dans le total de la population). Seule cette catégorie d’actifs montre son intérêt pour cette forme de manifestation qui ressemble le plus à la relation pédagogique propre à la situation scolaire. Soulignant (avec leurs pieds) une limite à la scolarisation du monde, les autres actifs semblent préférer la dimension moins formelle de la rencontre avec un artiste.
Un public familier du lieu
Les professionnels attribuent souvent aux animations la fonction de capter un « nouveau public ». Il s’agirait d’élargir le public en captant des parties de la population qui ne fréquentent pas déjà la bibliothèque. L’enquête permet de mettre à l’épreuve cette hypothèse.
En réalité, les participants aux animations sont déjà familiers de la bibliothèque. Les deux tiers sont inscrits et les trois quarts sont des visiteurs (inscrits ou non). Seul un cinquième n’est ni inscrit ni visiteur. Autrement dit, c’est seulement à la marge que ce type d’activité permet de faire découvrir la bibliothèque.
À défaut d’être nombreux, ce nouveau public est-il de composition sociologique différente de celui qui est familier de la bibliothèque et de ses animations ? La différenciation des réponses selon que les spectateurs des animations sont des visiteurs réguliers, occasionnels, ou non visiteurs de la bibliothèque, conduit à la conclusion d’une ressemblance des profils sociodémographiques. Les publics des animations se révèlent homogènes, qu’ils viennent ou non à la bibliothèque par ailleurs. Le nouveau public se distingue juste par le fait qu’il réside plus souvent hors de la commune de la bibliothèque : c’est le cas d’à peine un tiers contre plus de deux tiers chez les visiteurs réguliers de l’établissement. Autrement dit, seul l’obstacle de la distance géographique empêche la conversion de la fréquentation des animations en fréquentation régulière de l’établissement. Par les manifestations culturelles, les bibliothèques semblent moins élargir le spectre social de leur public que l’aire géographique de leur recrutement, au risque de se concurrencer entre elles.
Est-ce que les visiteurs des animations sont adeptes d’une forme unique de manifestation ou passent-ils d’un type à un autre ? Si on laisse de côté le tiers des visiteurs qui sont très occasionnels puisqu’ils n’ont pas assisté à d’autres activités dans les six derniers mois, la centration sur un type unique d’animation semble assez rare. Le public des activités proposées par les bibliothèques serait donc moins un public de conférences à côté d’un public d’expositions, de rencontres, etc., qu’un public passant d’un type d’animation à un autre. Cela conforte l’idée selon laquelle les animations captent un public d’abord familier du lieu plutôt que d’un type d’activité.
Action culturelle et image de la bibliothèque
L’étude des publics des animations (plus précisément des actions culturelles) permet de conclure que cette activité des bibliothèques rend service en premier lieu à la population qui fréquente déjà la bibliothèque. L’ouverture vers des publics non familiers de cet équipement ou vers des catégories de publics peu fréquentantes (hommes, peu diplômés, jeunes adultes) n’est pas réellement observée. On pointe sur le domaine des animations une limite observable dans celui des collections : la politique d’offre ne saurait permettre un élargissement de la composition sociologique des publics. Elle remplit une fonction de satisfaction de ceux à qui cette offre correspond. Une « belle » programmation ne fait pas venir un nouveau public.
Mais, à la différence des collections qui engagent l’image du lieu en priorité pour ceux qui franchissent le seuil de la bibliothèque, les actions culturelles donnent lieu à information vers l’extérieur, à médiatisation. Les rencontres avec des artistes et les expositions arrivent largement en tête des thématiques des articles de la presse quotidienne régionale sur les bibliothèques 18. Si la presse est peu citée comme moyen d’information par lequel les visiteurs des animations ont eu connaissance des animations, elle donne à voir une image de la bibliothèque fortement déterminée par ces manifestations culturelles. Les non-usagers des bibliothèques construisent leur image de cette institution à travers un ensemble de sources d’information dont la presse, et on peut penser que l’accent mis sur les actions culturelles contribue à la propagation de l’image distante de cet équipement.
Autrement dit, on ne peut exclure l’hypothèse que non seulement elles ne permettent pas un élargissement du public, mais qu’en plus elles participent au maintien à l’extérieur des publics non familiers. Cette réflexion appuyée sur des données d’enquête invite à proposer un regard renouvelé sur l’action culturelle en bibliothèque. La « qualité » d’une programmation n’est pas exempte d’effets pervers sur l’image de l’établissement et la fréquentation tant en volume que dans sa composition sociologique.
À l’heure où une reconfiguration de la manière de penser la bibliothèque dans le sens d’une meilleure prise en compte des publics se fait jour, il ne semble pas sans intérêt de pointer ce sujet et de poser cette question nouvelle. On rejoindrait ainsi le constat établi par Martine Blanc-Montmayeur à l’issue du colloque sur « Animation et bibliothèque » : « Nous avons entendu des exemples, des justifications (faire vivre le bâtiment, en faire véritablement un lieu collectif) mais on ne sait toujours pas (peut-être le saura-t-on un jour) faire le lien entre l’action culturelle et la connaissance du public ou de ce que veut le public 19. »
À la lecture de cette enquête, certains professionnels seront tentés de s’interroger sur le bien-fondé de l’animation en bibliothèque. A minima, ils pourraient se questionner surtout à propos de l’action culturelle, dont on a montré la très faible capacité à élargir les publics, alors qu’il semblerait que des animations fondées sur une participation active des usagers (comme des ateliers de bricolage ou des évènements animés par des usagers) pourraient conduire à une autre fréquentation (en volume et en structure).
Pour ceux qui souhaiteraient aller plus loin dans la remise en cause de l’évidence des animations en bibliothèque, il conviendrait de s’interroger ainsi : les ressources mobilisées pour les actions culturelles pourraient-elles être mieux utilisées à d’autres fins, comme ouvrir davantage, aller à la rencontre des non-usagers, mieux satisfaire les demandes scolaires ou les pratiques de la population ? Il n’appartient pas à l’observateur d’en juger, mais cette question mérite d’être posée par les professionnels et les élus. •
Juillet 2011