Quelle politique de numérisation en bibliothèque ?

Yves Desrichard

Il est des tables rondes aussi passionnantes, aussi denses, que bien des journées d’étude, il le faut bien avouer… Ce fut le cas au Salon du livre, le 21 mars, de celle consacrée à la parution, au Cercle de la librairie, du premier volume du Manuel de numérisation, sous la direction d’Isabelle Westeel et de Thierry Claerr. Signe que le numérique, la numérisation, font bouger les lignes (enfin), cette table ronde réunissait un représentant du Service du livre et de la lecture du ministère de la Culture et de la Communication (T. Claerr déjà cité), une représentante de la Bibliothèque nationale de France (BnF), « état dans l’État » des bibliothèques, Emmanuelle Bermès, et Noëlle Balley, de la bibliothèque interuniversitaire Cujas, donc du « monde » de l’enseignement supérieur et de la recherche. Le tout sous la houlette attentive et bienveillante de Martine Poulain, directrice de la collection « Bibliothèques », bien connue des professionnels, collection dans laquelle paraît l’ouvrage, mais aussi directrice de la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, transinstitutionelle par nature et par missions.

Une subtile cohérence

Chacun d’entre eux successivement, reprenant inconsciemment la subtile cohérence qui présidait à leur réunion, proposa, de la numérisation, une variation personnelle et complémentaire, qui, aux musicophiles, pourrait évoquer un quatuor (Schubert ? Schumann ?). Martine Poulain, avant que de ponctuer les autres interventions, rappela que, « grâce à la numérisation […] le patrimoine a un nouvel avenir » et que, ces dernières années, certes sous la pression faussement bienveillante d’un encombrant partenaire/concurrent que nous nommerons G., la numérisation s’était banalisée, d’une part, était devenue de masse, de l’autre, suscitant lors des problèmes sans commune mesure avec ceux rencontrés lors de la constitution, déjà ancienne, de petites bibliothèques numériques locales.

Thierry Claerr évoqua en premier lieu le rôle fondamental de la BnF et de sa bibliothèque numérique, Gallica  1. Non seulement, par le biais de l’interopérabilité, du moissonnage de métadonnées, la BnF met en valeur d’autres bibliothèques numériques qui lui sont associées (et notamment celle de Cujas), mais elle est en outre en train d’ouvrir ses chaînes de numérisation à d’autres partenaires, jouant véritablement son rôle de bibliothèque tête de réseau, dans ce domaine comme dans d’autres aussi exemplaires (pôles associés, Catalogue collectif de France). Pour autant, « toutes les bibliothèques n’ont pas vocation à numériser ».

Ce qu’il faut en effet mettre en valeur, c’est la numérisation de diffusion, qui pose, toujours pour Thierry Claerr, cinq défis : technique, juridique, économique, organisationnel, scientifique. La numérisation doit être concertée, pour éviter les redondances, les doublons, les gaspillages. Les outils informatiques permettent désormais, à qui sait s’affranchir de solutions « maison », toutes les opportunités possibles d’ouverture, de telle sorte que « n’importe quelle bibliothèque devient une bibliothèque monde ». L’accord (contesté) sur la numérisation par la BnF, d’ici cinq ans, d’ouvrages devenus indisponibles, va fournir 500 000 références supplémentaires ; c’est l’un des exemples d’un marché mûr, qui ajoute des quantités considérables de documents, chaque jour, à des réservoirs désormais massifs, exploitables, et non plus invisibles comme c’était largement le cas dans les balbutiements.

De ces balbutiements, Noëlle Balley témoigna avec humour et décision. « Les choses qu’il ne faut pas faire, à Cujas on en a fait beaucoup. » Cette période, qu’il serait trop facile de brocarder, et dans laquelle au contraire il s’agit de puiser les enseignements d’hier pour les réussites d’aujourd’hui, est désormais bien lointaine pour une bibliothèque résolument entrée dans une ère numérique active, où il faut aussi prendre en compte, et on l’oublie bien souvent, « le facteur humain ». Après tout, la numérisation, ce sont aussi, surtout, des agents qu’il faut motiver, « pour que les gens ne se désespèrent pas complètement », qu’il faut former de façon à « ne pas penser pour l’utilisateur, [mais] à lui ». Les tâches sont souvent répétitives, monotones, et il y a « un sentiment d’absence d’organisation inhérente au numérique », contre lequel il faut lutter, notamment en faisant pièce à un « ennemi mortel : la culture du secret », et en faisant « la part du perfectionnisme et… la part de la rigueur ». Le lecteur excusera cette abondance de verbatims, mais elle traduit au plus près la finesse du discours, pendant idéal de la présentation plus « hardware » de Thierry Claerr.

Une nécessaire médiation

Et, comme il était décidément dit que la construction de la pièce musicale serait parfaite, Emmanuelle Bermès proposa quant à elle une réflexion sur la nécessaire médiation d’accès aux collections numériques, ou plutôt sur les médiations, dont elle proposa (et on adore l’exercice) une esquisse de typologie : la « médiation du flux », qui permet de valoriser la collection en la rendant présente et exploitable (détournable ?) sur les réseaux sociaux ; la « médiation par les métadonnées », où l’outil de description doit être adapté aux usagers (et, comme le soulignait Noëlle Balley, il faut avant tout penser aux utilisateurs) ; et enfin la « médiation par les organisations », puisque, dans des processus désormais « banalisés », il faut passer du projet à la production régulière. C’est sans doute le plus grand défi, car, devenue à part entière, la bibliothèque numérique, sa création, sa gestion, sa diffusion, ne peuvent plus être, en bibliothèque, entièrement à part. Dès lors, quelles conséquences sur les collections physiques ? Et « peut-on vraiment transformer tous les bibliothécaires en bibliothécaires numériques ? ».

La question est, d’habitude, plus sourdement posée. Elle rejoint l’impérieux besoin de formation qu’avait, auparavant, souligné Thierry Claerr. Elle est d’autant plus importante que le mot de l’année 2 011 sera probablement celui de « curation ». De quoi s’agit-il ? En gros, de l’intervention humaine dans la gestion des flux numériques. Pas dans le domaine des transactions financières, non, dans celui des interactions entre usagers de ressources numériques, les ressources elles-mêmes, et leurs gestionnaires. C’est l’avenir ; il semble moins sombre, pour les bibliothécaires et leur légitimité, que le présent : les projets de numérisation doivent associer les informaticiens très en amont, et les bibliothécaires très en aval ; la BnF, peut-être pour bientôt d’autres bibliothèques, multiplie les accords avec les moteurs de recherche (Bing hier, Exalead aujourd’hui), les projets foisonnent, la concertation, notamment par le biais du Schéma numérique des bibliothèques  2 est en place, et il faut « casser enfin le cloisonnement entre le livre papier et tout ce qui est numérique » : M. G. n’a qu’à bien se tenir. •