Un pont entre deux rives

Yves Desrichard

Les confluences sont des lieux stratégiques où, souvent, les hommes ont installé de grandes villes : Lyon, au confluent de la Saône et du Rhône, Coblence, à celui de la Moselle et du Rhin, Manaus, pour l’Amazone et le Rio Negro, voire Wuhan, à la confluence du Han Jiang et du Yangzi Jiang. Qu’en est-il pour les lieux documentaires, à la confluence de pratiques d’apparence si hétérogènes, comme les archives, les musées, les bibliothèques ? Sont-ce, aussi, des lieux stratégiques ou, comme nous l’apprend l’hydrologie, faut-il distinguer un affluent, dont le débit est moins important, et le cours d’eau « principal », celui qui, à l’issue de la confluence, garde son nom – mais pas toujours ?

Il n’est guère besoin de le souligner : dans leurs fondations, dans leurs fonds, dans leurs pratiques, dans leurs statuts, dans leurs modes de fonctionnement, dans leurs mentalités, dans leurs mythologies, bibliothèques, archives, musées, présentent des parcours si dissemblables et des usages si hétérogènes que, de longtemps, il n’a paru possible que dans des postures exceptionnelles de les faire cohabiter, de les réunir, de les fusionner.

Il n’est pas sûr, sans méchanceté aucune, que chacun n’y trouvait pas son compte : affirmer son identité, s’arc-bouter sur son spécifique, puiser dans les particularismes son essence, sa mission, sa nature, ont toujours été part des réflexes prescriptifs et des ontologies des bibliothécaires, des archivistes, des… personnels de musées. Situation commode dont l’historiographie est pluri-centenaire mais à laquelle, il faut le dire sans ménagement, le xxie siècle numérique pourrait apporter de sérieux ébranlements.

Plusieurs contributions de ce numéro du Bulletin des bibliothèques de France l’attestent : le numérique génère, provoque, oblige les confluences. Par la numérisation des fonds d’abord, qui indifférencie (et il faut s’en méfier) supports et provenances, outils de conservation et approches descriptives. Mais aussi, si l’on s’autorise, par la numérisation des médiations qui, d’une part, permet aux publics, par le jeu des réseaux et des interopérabilités, de s’affranchir des lieux, des temps, des origines – des barrières –, d’autre part, assure aux professionnels de collaborer de manière plus aisée, plus souple, moins formalisée : si, sur internet, personne ne sait que vous êtes un chat, alors, vous pensez, un bibliothécaire !

Le numérique, donc, oblige. Mais révèle-t-il ? Et si ces confluences étaient de tout temps, si – pensons, lors, au temps perdu – de toute éternité, il n’y avait « que » le document, et « que » l’utilisateur, l’un et l’autre empêtrés de divisions artificielles, de particularismes arbitraires, aux leitmotivs intéressés, mais dépourvus d’argumentation ?

Simple hypothèse, qu’on se gardera de filer – ce numéro s’en chargera, qui choisit d’interroger les préoccupations communes ou exogènes de nos métiers, et de ceux des autres, de s’extasier devant quelques hybridités réussies, et de proposer des spécimens remarquables et à remarquer, pour alimenter la réflexion, nourrir le débat, autour du besoin et de la contrainte des confluences.