Ouvrir le document. Enjeux et pratiques de la documentation dans les arts visuels contemporains

par Gérard Régimbeau
Sous la direction d’Anne Bénichou
Dijon, Les Presses du Réel, 2010, 447 p., 21 cm
Coll. Perceptions
ISBN 978-2-84066-350-8 : 22 €

Un ensemble de quatorze contributions précédées d’une introduction d’Anne Bénichou, professeure d’histoire et de théorie de l’art à l’École des arts visuels de l’université du Québec, qui a conçu et dirigé leur réunion, compose ce volume dédié aux réalités et aux implications d’un lien, toujours plus affirmé, depuis les débuts de l’art moderne, entre œuvre et document. Car si ce lien existe, peut-être de tout temps, dans l’élaboration propre des pratiques de l’art et, au moins depuis Vasari, dans le recours à l’archive dont témoigne le travail historique, il est hors de doute qu’un pas a été franchi avec les expériences performatives des avant-gardes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle où s’illustrèrent entre autres les Arts incohérents, Marcel Duchamp ou le dadaïsme. Rapprochant, pour les confondre et les relativiser, les supports mais aussi les buts de l’œuvre et du document, les artistes ont permuté certaines des fonctions et identités de l’une et de l’autre. Des années 1950 à 2000, période couverte par ce volume, cet héritage et ce projet n’ont cessé d’être vivifiés par de nouvelles démarches auxquelles sont venues s’ajouter des préoccupations documentaires, muséales et archivistiques de plus en plus prégnantes, lesquelles n’ont pas manqué en retour d’interroger les artistes.

Ouvrir l’œuvre par la documentation

La perspective historique seule n’a pas orienté la conception de l’ouvrage. Son ambition est plutôt d’instruire un dossier pour en étudier plusieurs composantes problématisées par Anne Bénichou au début de chaque division. La diachronie intervient, mais au fil des articles, constituant des repères dont une histoire de la documentation artistique pourra aussi tirer profit. Sans pouvoir reprendre ici les points abordés, on peut tenter de relever, à titre d’exemples, quelques cas étudiés pour réfléchir à ce rapport à la fois organique et critique, comme si les deux éléments de la proposition « œuvre-document » imposaient une interrogation continuelle de leur nature et de leur statut respectifs.

Les quatre parties organisant les contributions envisagent tour à tour le caractère hybride de la documentation produite par les artistes ; les modes de diffusion et de médiation des documents d’artistes ; le rôle de la documentation dans l’écriture des histoires de l’art et les pratiques de la documentation dans les institutions muséales.

Création et médiations

En première partie, l’ambiguïté des œuvres pensées comme des documents est annoncée par le générique « Entre documentation et création ». Y a-t-il équivalence entre l’œuvre et sa documentation ? Anne Moeglin-Delcroix aborde la question à partir de quatre exemples où apparaissent divers degrés de cette assimilation, le plus élevé identifiant le catalogue d’exposition et les archives à l’œuvre même. Judith Roddenbeck étudie quant à elle l’influence de la photographie sur le happening entre la mise en doute du procédé ignorant la globalité de l’instant et l’adoption d’une mise en scène soumettant l’acte « vivant » à la prise de vue.

La deuxième partie, intitulée « Médiations », est consacrée au phénomène de la diffusion et de la communication des œuvres quand elles sont prises en charge par les artistes. Remettre en cause les frontières des lieux de l’œuvre fut notamment le projet de Robert Smithson autour du concept et du dispositif de « site/non site ». Suzanne Paquet en explore les conséquences inattendues dans la surabondance documentaire qui a été générée après la mort prématurée de l’artiste en 1973, tel des reflets disséminant ses récits. À l’inverse, l’expérience de Thomas Corriveau retrace les phases d’une réappropriation. L’entretien qu’il donne, passionnant, désigne les moyens à mobiliser, du côté de l’artiste et du conservateur, pour transformer un matériau primaire, en l’occurrence des images ayant d’abord servi à un film d’animation, en archive conservable et en œuvre exposable avec tout ce qu’implique d’attention et d’invention la mise en espace dynamique de ce matériau (re)devenu œuvre d’art par l’intervention de l’artiste.

Une autre expérience de médiation est relatée par Marie-Josée Jean avec le collectif d’artistes canadiens N.E. Thing Co. Sorte de recherche-action qui prendrait pour terrain les réseaux de l’art, la N.E. Thing Co préfigure en partie, à la fin des années 1960, l’art sociologique et l’utilisation du document comme outil de révélation et de preuve (parfois par la dérision) des modes sociaux de production et de diffusion des œuvres d’art. Le cas du document numérique, de son statut et de ses utilisations, est étudié par Bertrand Gauget, qui s’intéresse notamment aux enjeux que suppose son archivage, au critère de temporalité qui permettrait de séparer l’œuvre du document et aux réalités géopolitiques du web, encore marquées par une surreprésentation des œuvres occidentales.

Œuvres écrites, œuvres « scriptéees »

Le document intervenant en bonne part dans la légitimation, l’écriture et l’historicisation des œuvres, la troisième partie, intitulée « Raconter des histoires de l’art », permet de revenir précisément sur les années 1950 et 1960, avec Gutaï et Fluxus, et sur les Time Capsules d’Andy Warhol « collectées » entre 1974 et 1987. On (re)visite à ce propos, avec Vincent Bonin, les boîtes à archives conservées au musée de Pittsburgh (États-Unis), qui figurent autant qu’elles contiennent du temps encapsulé ; des petits riens réunis au jour le jour, défiant la classification et l’inventaire tout en les réclamant pour qui souhaite en exploiter la valeur de témoignage. Dans l’article suivant, Véronique Rodriguez traite du cas de Machine Vision, série d’œuvres et d’installations de Steina Vasulka représentative des contraintes d’un art visuel technologique dont la présentation, l’exposition et la compréhension exigent de recourir aux différentes strates de sa documentation. Conscient de cette nécessité, l’artiste a entrepris par ailleurs une conversion numérique des documents qui transformera encore l’histoire de l’œuvre.Une quatrième partie examine « Les scripts de l’œuvre » que les musées doivent écrire pour pérenniser les plans et les conditions de réinstallation ou de production, en somme « d’apparition publique », des œuvres. Plusieurs cas sont analysés, démontrant les particularités, voire les difficultés d’application du script quand il s’avère, par exemple, que l’artiste souhaite changer la présentation d’un dispositif pourtant acquis par le musée. La documentation des arts technologiques – arts éphémères et instables – implique, quant à elle, un souci redoublé pour les matériels, les logiciels, les codes sources et le contexte ayant servi à la genèse de l’œuvre, pour en assurer la survie et la bonne « interprétation », mais aussi la possibilité d’en restituer les modalités interactives. Alain Depocas évoque à ce sujet les projets de recherche ayant pour but de définir des méthodes de structuration et des outils adaptés au traitement documentaire des anciennes et des nouvelles technologies. La dernière contribution, due à Nathalie Leleu, apporte, enfin, des précisions théoriques et concrètes sur le dossier d’œuvre électronique tout en insistant sur son adaptation aux nouvelles conditions d’accessibilité et de visibilité des arts numériques.

On aura saisi, à travers cette brève présentation d’un ouvrage comptant pas moins de 447 pages, avec 39 illustrations et un index des noms propres, que les Presses du Réel et les auteurs viennent d’ajouter une pièce majeure dans l’approche et l’exploration du champ de pratiques et d’études de la documentation en art contemporain. Ses intonations québécoises ne font qu’ajouter à son intérêt.