Circumnavigations : l'imaginaire du voyage dans l'expérience Internet

par Christophe Catanèse

Stéphane Hugon

Paris, CNRS Éditions, 2010, 266 p., 22 cm
ISBN 978-2-271-07026-5 : 23 €

«Je hais les voyages et les explorateurs » : la célèbre phrase qui ouvre Tristes tropiques (1955) de Claude Lévi-Strauss marque la fin d’une époque. L’ethnologue français exprimait l’horreur qu’il ressentait devant les conséquences de siècles d’exploration et de colonisation : la destruction irrémédiable de peuples et de cultures. Il interrogeait, par cette ouverture provocatrice, le sens de la civilisation occidentale et les effets du progrès technologique.

C’est ce que Stéphane Hugon s’emploie également à faire dans son ouvrage sur les usages d’internet. En effet, cette brillante thèse de doctorat (2007) dirigée par Michel Maffesoli explore les comportements et l’imaginaire de jeunes internautes et envisage internet comme « fait social total » particulièrement intéressant à analyser pour comprendre notre société. Cette enquête auprès des habitués du chat et des blogs semble être un prétexte pour interroger les racines profondes de notre civilisation, mieux définir la postmodernité et explorer l’imaginaire de la technique. « L’étude des formes élémentaires de la vie en ligne sera l’occasion d’évoquer un ensemble de signes qui font époque, et qui confortent l’hypothèse postmoderne que nous définirons. »

Voyage, promenade, flânerie, déambulation, dérive…

Internet n’est pas analysé comme un moyen de communication, un outil de recherche d’informations, mais comme un instrument qui permet de relier, de rassurer, de créer des communautés, un facteur de lien social. « Il reflète la puissance de l’imaginaire dans nos sociétés cartésiennes postindustrielles, la nécessité prégnante de l’errance qui contrevient aux sommations à la fixité (identitaire, sexuelle, professionnelle, etc.), le désir d’un réenchantement du monde par la technique. » Pour vaincre l’ennui, fuir l’angoisse du quotidien, la solitude, certains jeunes passent des heures dans les salons de chat, obéissant, sans doute, à cette « pulsion d’errance » (Maffesoli) qui caractériserait notre société postmoderne. L’aventure n’est plus au coin de la rue, mais dans votre navigateur web, conditionnée par le hasard des rencontres électroniques et du labyrinthe internet. Marie, 18 ans, témoigne : « C’est un moment où je me laisse un peu porter, je sais d’où je pars, mais je ne sais pas trop où je vais, c’est toujours ça sur le Net. […] Il y a ce sentiment d’une abondance totale, de découvertes imprévues. » La notion de sérendipité, habituellement appliquée à la recherche, peut être élargie ici aux relations sociales. Dans un monde de plus en plus rationalisé où tout semble prévu par avance, où les destinées paraissent toutes tracées, le web apporte un sentiment de liberté et crée des espaces de sociabilité nouveaux. Il prend une place considérable dans la vie quotidienne de certains usagers : « Le Net c’est plus fort que la guerre, plus fort que la crise économique. [Rires]. À la limite, la crise économique, je ne sais même pas ce que c’est, mais je crois que ça ne m’a pas transformé comme le Net. »

Mais le livre de Stéphane Hugon ne doit pas être réduit à une sociologie des espaces électroniques. Il propose également une analyse fine de l’imaginaire de la technique et de son impact social, une véritable philosophie du voyage, et montre que la compréhension d’internet conduit à une réflexion sur la notion de territoire (réel, urbain, virtuel). Pour cela, il s’appuie sur les grands noms de la sociologie (Durkheim, Mauss, Weber, Tarde…) et de la philosophie (Bachelard, Foucault, Heidegger…) et une impressionnante artillerie conceptuelle.

Contrairement à ce que pensent de nombreux parents et adultes, le web (et l’ordinateur) n’enferme pas, n’isole pas, et ne peut pas être considéré uniquement comme une source d’addiction (discours médiatique courant). Il est aussi un facteur de développement de liens sociaux (certes souvent anonymes, éphémères, virtuels), d’échanges, de solidarités et de liberté. Le rôle joué par les réseaux sociaux dans la récente révolution tunisienne en est un exemple fort. Peut-être, afin de traduire le sentiment de nombreux internautes interviewés par Stéphane Hugon, pourrions-nous conclure par cette sentence: « I love the Web and the computers »  * en laissant un instant de côté notre « paranoïa critique ».

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