Bibliothécaires et jeunes publics face au numérique
Nicolas Beudon
Le 23 septembre 2010, la « Petite Bibliothèque ronde 1 » organisait, en partenariat avec la Caisse des dépôts et le ministère de la Culture et de la Communication, un colloque consacré aux nouvelles pratiques culturelles des jeunes face au numérique.
L’ombre des digital natives
Sous-titré « Y aura-t-il des enfants lecteurs au XXIe siècle ? », le colloque s’est ouvert d’emblée par un rappel opportun de la part de Bruno Jammes (bibliothèque des sciences et de l’industrie) : les espaces multimédias ont déjà une longue histoire en bibliothèque. La didacthèque de la Cité des sciences et de l’industrie proposait dès 1986 à ses usagers des postes informatiques et des logiciels. À l’époque, les enfants représentent tout de suite un public privilégié : le plan « informatique pour tous », lancé en 1985, avait alors permis à une véritable offre de logiciels éducatifs de fleurir.
Depuis lors, il va sans dire que le rapport des jeunes au numérique s’est métamorphosé. La notion de digital natives, forgée par le sociologue Marc Prensky, renvoie à l’idée d’un véritable tournant générationnel opposant les jeunes « natifs du numérique » aux simples « migrants » initiés à cette culture sur le tard, comme à une langue étrangère. Le colloque fut largement hanté par cette interrogation inquiète : si les adolescents disposent d’une affinité presque innée avec les ordinateurs, quel intérêt peuvent-ils trouver dans nos bibliothèques ? Comment conforter la place et les missions de nos établissements vis-à-vis de ces jeunes surdoués ?
La légitimité des bibliothèques interpelée
Pour les intervenants venus du nord de l’Europe, comme Sergio Dogliani (Idea Stores, Londres), Jannick Mulvad (concepteur de l’Interactive Children Library de Aarhus, au Danemark) ou Karen Bertrams (Probiblio, Pays-Bas), il revient indiscutablement aux bibliothèques de se renouveler de fond en comble en tenant compte des attentes de ces nouvelles générations (connectivité, interactivité, convivialité), en recourant si nécessaire à d’importantes enquêtes de public, aux techniques du marketing, et bien sûr aux technologies informatiques (jeux vidéo, réseaux sociaux…).
À l’inverse, d’autres professionnels ont préféré défendre le cœur de métier des bibliothèques. Ainsi, pour Geneviève Patte (fondatrice de la Joie par les livres), internet prétend créer des « liens », mais ce sont les bibliothécaires de chair et d’os qui savent mieux qu’aucun écran instaurer un véritable échange convivial autour du livre.
Yann Leroux (psychanalyste, Observatoire des mondes numériques) avait opté quant à lui pour une stratégie différente : plutôt que d’opposer la culture traditionnelle et les nouvelles technologies, il s’est efforcé de souligner leurs affinités. Les jeux vidéo, par exemple, contribuent comme les livres au développement de la personnalité, à la canalisation des pulsions, à la mise en forme d’expériences intimes, ou à l’exploration de mondes imaginaires.
Inventer une offre spécifique
L’intervention d’Axelle Dessaint (Territoires 21) permettait de dépasser ces postures quelque peu crispées en portant d’abord un regard critique sur les prédispositions supposées des jeunes face au numérique. En effet, si les adolescents doutent rarement de leurs compétences, on réalise dans les faits que leurs horizons sont des plus bornés : un ado connaît en moyenne cinq sites internet. Il y aurait lieu de parler, comme le propose Jean-Noël Lafargue, de « digital naïves 2 » !
Loin de disqualifier le bibliothécaire, ce mélange d’assurance et de maladresse qui caractérise les jeunes usagers le conforte dans son rôle de médiateur. À une condition toutefois : ne pas se contenter d’une simple logique de réponse à la demande. Un alignement d’écrans affichant la page d’accueil de Google ne représente aucune plus-value pour un public largement équipé à domicile. La légitimité des bibliothèques passe plutôt par des offres ciblées et originales. Pour les jeunes publics, il peut s’agir de portails jeunesse ou d’interfaces spécifiques d’interrogation du catalogue. Franck Queyraud a évoqué le blog adolescent Mediazone 3 de la bibliothèque de Saint-Raphaël et les rencontres autour du jeu en réseau Dofus ; Violette Kanmacher les ateliers multimédias de la bibliothèque municipale de Lyon.
Les échanges avec la salle ont permis de soulever la question de la formation des professionnels, tour à tour bibliothécaires, animateurs et informaticiens, sans disposer toujours du temps ou des compétences nécessaires. Une solution possible réside dans les partenariats avec des structures comme le Cube 4. Représenté par Isabelle Simon Gilbert, ce centre, créé en 2001 à l’initiative de la ville d’Issy-les-Moulineaux, intervient dans le champ de la création, de la formation et de la médiation aux nouvelles technologies, avec une attention particulière pour les jeunes (ateliers de création, clubs d’activités, anniversaires multimédias, accueils de classes, etc.).
Des contenus numériques encore balbutiants
Construire des offres à la fois innovantes et intéressantes pour les usagers suppose de disposer de contenus à forte valeur ajoutée. Or, on sait que l’édition numérique en est encore à ses balbutiements. La bibliothèque numérique des enfants 5, le nouveau portail jeunesse de la Bibliothèque nationale de France que présentait Françoise Juhel, relève à cet égard d’une démarche originale : destiné aux 8-12 ans, il permet d’explorer de façon ludique des ressources numérisées issues des collections patrimoniales de la BnF mais également de fonds d’éditeurs jeunesse partenaires.
La présence de Dominique Korach (Nathan Jeunesse) a permis de connaître le point de vue de l’un des éditeurs phares du secteur. Selon elle, le livre numérique représente à la fois une occasion de renouveler le genre du pop-up (les tablettes comme l’iPad ouvrent un champ de création ignoré des anciennes liseuses plus austères), mais aussi d’impliquer plus étroitement le jeune dans ses lectures, de façon ludique et sensorielle. La technologie de la réalité augmentée permet par exemple d’interagir via un ordinateur avec l’encyclopédie Dokéo de Nathan. Sur un registre voisin, Arnaud Vincenti et René Denis (Marlo Production) ont relaté l’expérience d’une heure du conte conduite à l’aide d’une interface tactile développée par leur société : le conteur déclenche lorsqu’il le souhaite sons, événements et animations via un écran interactif qui tient lieu de kamishibaï électronique.
Hésitant entre le gadget et l’innovation, ces expériences encore tâtonnantes ne permettaient pas véritablement de dire, à l’issue de la journée, si les ressources numériques constituent pour les bibliothèques jeunesse une innovation décisive face à des offres plus traditionnelles, un bouleversement suffisamment important pour refonder notre culture professionnelle, une véritable plus-value pour l’usager, ou une simple mode, un enrobage technologique permettant d’attirer vers le livre un public volatile, plus familier des écrans et des claviers.