Mnémotechnologies, une théorie générale critique des technologies intellectuelles

par Yves Desrichard

Pascal Robert

Paris, Lavoisier, 2010, 400 p., 24 cm
Coll. Communication, Médiation et construits sociaux
ISBN 978-2-7462-2488-9 : 85 €

Il convient de préciser dès l’abord de cette recension que l’ouvrage de Pascal Robert, fort intéressant, est cependant à réserver, comme l’on dit, aux lecteurs avertis et disposant d’un temps certain pour se plonger dans une lecture parfois ardue, érudite, et qui fait appel à nombre de concepts et d’auteurs qui sont supposés familiers au lecteur – ce qui, hélas, ne s’avère pas toujours.

Des outils dynamiques

Comme le dit le sous-titre de son ouvrage, Pascal Robert propose une théorie générale des « technologies intellectuelles », mais de quoi s’agit-il exactement ? Se plaçant sous le patronage de Jack Goody, de Pierre Lévy et de David Bell, l’auteur n’explicite pas d’emblée la notion, qu’il rapproche de celle qui constitue le titre, celle de « mnémotechnologie » – pour indiquer que « les technologies intellectuelles ne sont pas seulement des techniques qui figent et fixent, mais des outils dynamiques qui produisent de la mémoire ». Dès lors, il ordonne très rigoureusement son propos autour de quatre parties extrêmement structurées : une « théorie générale » et trois « raisons » – graphique, classificatrice, simulatrice.

La première partie permet de préciser qu’une technologie intellectuelle est « un outil, c’est-à-dire, et a minima, une réalité technique matérielle ». « Un outil, quel qu’il soit, sert à quelque chose. » En l’espèce, il s’agit de gérer le nombre, « une opération de traduction de l’évènement en document ». Le professionnel se retrouve lors en terrain disons un peu moins inconnu : le document est soit écriture, soit image, la première n’étant, comme l’on sait, qu’une « variante » de la seconde. Pascal Robert puise (on lui en sait gré) dans les mânes de Paul Otlet et de Suzanne Briet, même s’il reproche à cette dernière de concéder que, parfois, une antilope peut être un document… Il pose, non sans pertinence, que les technologies mises en jeu impliquent un travail de conversion des trois (ou quatre, c’est selon) dimensions qui définissent notre perception du monde.

Il évoque ensuite des sujets fondamentaux, plus encore à l’ère numérique, ceux de stabilité, de mobilité, de réversibilité et d’irréversibilité des documents, précisant : « Il est fort possible que le pouvoir [ne soit] pas autre chose que cette capacité de jouer sur le coût des réversibilité/irréversibilité. »

Un instrument scientifique

La présentation des trois « raisons » est plus rude encore, mais on comprend que la raison graphique « s’exprime et travaille sur des surfaces à deux dimensions », que la raison classificatrice « crée les “lieux” d’une réponse pertinente » au problème d’empilement et de classement des documents issus de la première raison, et que la raison simulatrice permet d’ajouter la dimension du temps, ou plutôt, selon l’auteur, celle du mouvement, pour « le développement de nouveaux supports, eux-mêmes dynamiques ». Les bibliothèques ont bien évidemment tout à voir avec la raison classificatrice, qui invitent à une « inextricable hybridation de la carte et du territoire », tout en proposant « les signes de leur [des livres] reconnaissance, non une synthèse de leur contenu » – ce sur quoi, si on veut bien considérer que les bibliothèques fonctionnent grâce à des bibliothécaires, on pourra ne pas être entièrement d’accord.

Le reste de l’ouvrage, à raison d’une (dense) partie par raison, détaille les contenus des raisons graphique, classificatrice et simulatrice. On en retiendra, toujours à propos des bibliothèques, cette observation : « La grande bibliothèque constitue un instrument scientifique à l’image d’un cyclotron. Or, cet investissement, sur très long terme la plupart du temps, est lui-même doté d’une réelle force d’inertie : autrement dit, le retour sur investissement est pour le moins difficilement évaluable et s’étale sur [une] longue durée. »

Dans les chapitres finaux, l’auteur propose une perspective de science sociale sur l’informatique, « un autre discours sur l’informatique », puisque, « de même qu’il n’est ni exigé ni recommandé d’être un dauphin pour tenir un discours à vocation scientifique sur les dauphins, de même, il n’est nul besoin d’être informaticien pour poser un discours scientifique… sur l’informatique » : on ne peut qu’approuver, et suivre Pascal Robert dans sa dissection (déjà largement présente dans son travail antérieur) sur « l’impensé informatique ».

On l’a dit, on le comprend, l’ouvrage et sa lecture sont exigeants, mais on est frappé par la cohérence de la démarche, le souci puissamment classificatoire du propos, qui change d’ouvrages trop souvent enclins au discursif et au dilettantisme comme forme d’intelligence (avec l’ennemi ?). Le lecteur peut donc avec confiance s’embarquer dans un voyage qui a un début, un milieu, et une fin – mais qui comporte, comme tout voyage, son lot d’embûches.