La politique des traces
Ce qu’une bibliothèque organise dans le cours de sa politique d’action culturelle présente l’inconvénient d’être éphémère, puisqu’il s’agit d’une succession d’événements dont chacun disparaît à son tour, préparant les voies du prochain. Dans un schéma clairement conçu, l’articulation des lignes directrices choisies par l’établissement pour sa programmation doit être perceptible en amont, pour accrocher le public sur une durée significative et lui permettre d’appréhender le sens et le motif de chaque manifestation dans l’ensemble qui la comprend ; mais il est souhaitable qu’une telle entreprise de mise en valeur et de transmission des savoirs ne se limite pas à la temporalité de l’événement, et qu’elle fasse l’objet de prolongements systématiques susceptibles de lui donner une certaine résonance.
Cette position relève d’un double constat, qu’on pourrait qualifier de revers de l’action culturelle : d’une part, l’élaboration de contenus de qualité suppose une dépense de moyens et d’énergie qui se trouve rarement compensée par les effets immédiats d’une manifestation, si bien qu’il en résulte une incertitude économique et, le cas échéant, des interrogations sur le bien-fondé global de poursuivre une politique d’animation jugée peu rentable ; d’autre part, et qui peut tempérer le premier point, l’action culturelle a toujours deux publics distincts : celui qui vient, et celui qui ne vient pas.
La programmation n’est pas un jeu de colin-maillard où les bibliothécaires chercheraient à satisfaire à tâtons, sur la base d’études approximatives, la demande informulée d’un public préexistant, capable d’éprouver collectivement des attentes spécifiques : bien au contraire, c’est à partir d’une offre culturelle intuitive que se constitue le public de chaque manifestation, parmi les personnes que l’information touche et qu’intéresse ou mobilise la thématique visée. Mais ce public dont on provoque ainsi la naissance, on n’en connaîtra jamais qu’une infime délégation, puisqu’il faut être physiquement disponible pour assister à l’événement, voire aux événements dont se compose la manifestation : l’étendue véritable de son public nous demeure invisible.
C’est à partir d’un postulat paradoxal, mais confirmé par l’expérience, que se déduit le besoin d’une politique des traces : le public invisible est de loin plus nombreux, voire plus attentif, en tout cas plus important pour l’établissement que la maigre assistance un instant réunie dans le cours de l’événement. L’effet principal d’une manifestation ne se produira donc pas sur place, mais autrement, dans le cadre nécessaire d’un accès différé. Le développement des réseaux nous offre le moyen d’y procéder avec une efficacité redoublée : assurer cette permanence de l’action culturelle en vue de satisfaire l’intégralité de son public devrait être un axe majeur de tout projet de bibliothèque numérique, ou de bibliothèque en ligne, formulé dans un établissement.
Le contenu d’une manifestation n’est pas autre chose qu’une œuvre de l’esprit, dont la forme est variable, mais dont la bibliothèque est a priori l’auteur principal. À la cohérence des choix de programmation qu’opère en amont la bibliothèque réelle répondra, puisqu’elle en est la conséquence directe, la construction documentaire de la bibliothèque virtuelle ; et surtout, ses collections originales affirmeront le rôle de l’établissement comme créateur de contenus, lui garantissant un crédit complémentaire dans la chaîne de transmission des savoirs et de la culture.
D’un point de vue juridique, la diffusion d’œuvres en ligne, sur un support adapté, réclame des précautions pour ménager les droits d’éventuels collaborateurs, mais on peut traiter cette question d’avance pendant la préparation des manifestations, voire en faire une clause du contrat type que l’on présente aux intervenants. Il s’agira, dans la plupart des cas, de documents nés numériques – par exemple des captations de conférences – pour lesquels des licences de type Creative Commons pourront être proposées.
Les conditions mêmes de création de ces documents numériques doivent être mûrement pesées pour atteindre un certain niveau de qualité : sans doute suffit-il d’un enregistrement sonore convenable si l’on n’a pas les moyens de filmer l’événement dans de bonnes conditions de lumière et de scénographie ; les dispositifs d’expositions virtuelles ne sont possibles que s’ils comprennent suffisamment d’œuvres significatives, et non seulement quelques reproductions libres de droit. Le souci légitime de rendre un compte exact de l’événement n’excusera pas des articles médiocres ou disparates, et professionnaliser la production technique de ses traces demeure une priorité.
Enfin, l’intérêt d’une valorisation systématique a posteriori des manifestations renouvelle de manière opportune le rapport entre l’action culturelle et la politique documentaire, objet de fréquentes revendications théoriques, mais dont l’application dans les faits n’est pas toujours perceptible : en cristallisant la mémoire des événements sous la forme de documents numériques susceptibles d’entrer dans les collections de la bibliothèque, on fait de l’action culturelle une ressource documentaire, et non plus seulement le moyen de valoriser les acquisitions antérieures. De cette nouvelle réciprocité peuvent naître au sein des établissements de fructueux échanges entre les équipes, et bien sûr une programmation culturelle articulée plus étroitement sur les missions fondamentales des bibliothèques.