Les bibliothèques à l’heure du numérique
Yves Desrichard
Un thème rebattu ?
De fait, Aline Girard, directrice du département de la coopération de la BnF, rappela en introduction qu’il s’agissait là d’un « thème dont on pourrait dire qu’il est rebattu », mais qu’il est, pour autant, indispensable de le traiter, encore et encore donc, puisque, au numérique, on attribue dans nos établissements maux et bienfaits, dans une transcendance professionnelle partagée entre enthousiasmes et inquiétudes – la journée se chargeant à vrai dire essentiellement des premiers, ce qui sembla roboratif mais, au bout du compte, peut-être un peu limité.
Cécile Touitou, chef de projet public et démarche qualité à la BnF, posa en premier lieu les termes quantitatifs de la tendance, et ils sont impressionnants : les deux tiers de la population française disposent d’un ordinateur à domicile, et plus de 63 % d’un accès à internet, dont une part toujours plus large d’usagers en haut débit. Ces chiffres masquent un « fossé numérique » qui demeure, et que (c’est évident) les bibliothèques peuvent, pour ce qui les concerne, contribuer à combler notamment auprès des retraités, des non diplômés, des personnes aux revenus modestes. S’appuyant sur la dernière enquête sur les pratiques socioculturelles des Français 1, elle en rappela quelques lignes de force : stagnation, pour la première fois, de la durée de visionnage de la télévision, multiplication des « nouveaux écrans », qui brouillent les frontières habituelles entre activités culturelles et de loisirs, baisse du nombre de gros lecteurs (antérieure à l’avènement du numérique, etc.). Avant de s’interroger sur la possibilité, à l’heure du numérique, de mesurer. À vrai dire, cette interrogation, on pourrait déjà l’avoir sur les mesures si savantes d’audimat et sur le quasi-monopole d’une société qu’on ne nommera pas, mais aussi sur l’intervention suivante.
En effet, Julien Barbier, chef de projet Performance et contrôle de gestion, délégation à la stratégie et à la recherche à la BnF, présenta une étude sur le livre numérique et sur sa notoriété qui laissa plus que perplexe tant dans ses objectifs que dans ses méthodes, et tant dans ses résultats que dans leur interprétation. Les échantillons utilisés semblaient si microscopiques parfois, les questions tellement biaisées, le présupposé même proche du contresens – comment mesurer la notoriété d’un produit qui n’existe pas encore, au moment de l’enquête, et sans qu’on définisse vraiment ce qu’il s’agit précisément d’évaluer – qu’on hésite à tirer partie d’une des conclusions les plus claires du sondage : pour la majorité des personnes interrogées, la lecture numérique est moins pratique, moins ludique, moins confortable que la lecture sur écran.
Jean-Pierre Sakoun, de la société Savoir-Sphère, présenta ensuite, avec beaucoup de clarté, la « deuxième bibliothèque » (qu’on accolerait bien volontiers, pour garder l’espoir, au Deuxième souffle 2 de Jean-Pierre Melville) ; le concept est à mi-chemin de celui de « bibliothèque troisième lieu 3 » et de « bibliothèque hybride », qui combine les avantages de la bibliothèque en tant que lieu physique, « réseau central, mode de civilisation », et le « levier technologique » que constituent les collections et les services numériques. Dans ce monde, il faut que les bibliothécaires « animent, proposent, interpellent ». S’ils remettent en cause leurs pratiques traditionnelles, s’ils se transforment en « médiateurs numériques », cela marche, comme le prouve (entre autres) l’exemple de la bibliothèque publique de Brème, sur lequel Jean-Pierre Sakoun s’appuya pour montrer que l’individualisme, la dépolitisation, la désaffection pour la valeur travail, l’exigence de satisfaction immédiate des besoins, peuvent être efficacement combattus (mais on était un peu déprimé quand même).
La stratégie du restaurant
À cette notion de médiation numérique, Lionel Maurel, coordinateur scientifique Gallica à la BnF, apporta des extensions qui prouvèrent que, dans cette supposée vénérable maison qu’est la BnF, les innovations les plus contemporaines ont plus que leur place. Rappelant que Facebook a détrôné Google, en termes de flux d’audience, quelque part au début de l’année 2010, il déclara qu’on passait désormais du référencement automatique au référencement social, des réseaux sociaux aux médias sociaux. Dès lors, la bibliothèque a le choix des stratégies : celle des restaurants, où il faut venir, consulter la carte, choisir et commander, avant que d’être servi. Ou une autre (la bonne, on l’aura compris) qui consiste à proposer les services et les collections de la bibliothèque « là où le public passe », Facebook, Flickr, Wikisources, etc. Ensuite, c’est l’usager qui devient l’agent disséminateur de vos collections (« les contenus avant tout »). Dans le monde normal, on appelle ça le bouche-à-oreille mais, visiblement, nous sommes lors dans un autre monde, celui de « l’avènement du temps réel » : autant dire que, au moment où paraîtra cette chronique, il sera déjà bien tard, sinon trop tard.
Dans l’après-midi, Graham Bulpitt, directeur des services de bibliothèques de l’université de Kingston, et Suzanne Jouguelet, inspectrice générale honoraire des bibliothèques, auteur d’un rapport sur le sujet 4, présentèrent le concept de « learning centers », si à la mode aujourd’hui dans les bibliothèques universitaires françaises que même la ministre de la Recherche et de l’Enseignement supérieur les a évoqués dans sa dernière déclaration sur le sujet (c’est dire). Graham Bulpitt, dans un magnifique français dont il éprouva pourtant (c’est ça, la politesse anglo-saxonne) le besoin de s’excuser, indiqua que ce qui caractérise avant tout les « learning centers », c’est « l’attention portée à l’apprentissage » : à l’apprentissage traditionnel, magistral, dirigé, on substitue un apprentissage par projets, pour lequel un lieu de ressources documentaires, qui n’est plus forcément une bibliothèque, est indispensable, essentiel. Dans cet environnement flexible, intégré, les fonctions du personnel sont élargies au-delà des compétences documentaires traditionnelles, « pour servir les besoins de chaque étudiant individuellement ».
Suzanne Jouguelet compléta ce point de vue en le nuançant, rappelant que les « learning centers » existants sont avant tout adossés à des filières professionnelles, et indiquant que, le mot « apprentissage » étant en français plus que connoté, il fallait, pour bien comprendre, lui préférer la forme anglaise, « process of learning », de fait d’acception bien plus large. La question des horaires d’ouverture, si politisée, est un moyen, et non une fin. Des locaux attractifs, accessibles, le rôle central de l’évaluation, sont autant d’éléments qui contribuent à la réussite et du concept et de ses applications. L’un et les autres sont-ils envisageables en France ? L’avenir, qui n’est à l’ère numérique qu’à quelques pas du passé, nous le dira bien vite.
L’effarement technologique
À ces sages et constructifs exposés, Eppo van Nispen tot Sevenaer, directeur de la DOK (la bibliothèque publique de Delft) apporta un contrepoint en forme de contre-programmation, dans la torpeur naissante du (redoutable) milieu d’après-midi. La bibliothèque, ce ne devrait être que du plaisir ; la collection, c’est le public. Ceux et celles qui avaient déjà eu la chance d’assister à un show d’Eppo (Eppo’s show) ne furent ni déçus, ni surpris. On laisse aux autres le temps de se remettre, mais on se permettra une infime perplexité : est-ce si enthousiasmant que cela de voir une jeune demoiselle de deux ans et demi en train de manipuler un iPad aussi bien, voire mieux, qu’un conservateur de bibliothèque aguerri ? Notez bien que je n’écris pas cela par jalousie, plutôt dans une forme vague d’effarement technologique.
Enfin, il revint à Florence Couvreur-Neu la redoutable tâche, non seulement de succéder à Eppo, mais encore de clore les interventions de la journée, ce dont elle s’acquitta fort courageusement. Responsable des services multimédias de la médiathèque de l’Astrolabe, elle présenta les « services innovants » de son établissement, ainsi de Cyberlab, service de création et d’initiation numérique, ainsi de Kiosque, qui propose l’accès à des ressources en ligne, et de Declic, outil d’autoformation. « Dans la mesure du possible, on aide tous les gens qui nous le demandent », indiqua-t-elle, proposant un intéressant rebond à la « philosophie » des « learning centers », puis déclinant pieusement la présence de la bibliothèque sur Twitter, iPhone, Facebook, un peu comme une liste de courses que l’on coche, pour être sûr de ne rien avoir oublié.
Et cette évocation fut, au fond, le grand paradoxe de la journée, qui devra alimenter la seconde part du diptyque, consacrée à l’évolution des métiers. Twitter, Facebook, Google, Flickr, Deezer, iPhone, YouTube, Dailymotion et toutes ces sortes de choses sont autant d’outils technologiques auxquels il est de bon ton, aujourd’hui, de faire référence et révérence, réseaux de partages et d’échanges globaux et généralistes, si largement automatisés qu’ils peuvent sans souci gérer des millions, des centaines de millions d’utilisateurs. Mais, ô joie de la complexité humaine, ces mêmes utilisateurs (étudiants, personnes en détresse sociale) ont besoin d’une relation personnalisée, d’échanges « au-delà de l’automatisé » : comment y répondre ?