La fabrique du patrimoine : « De la cathédrale à la petite cuillère »

par Thierry Ermakoff

Nathalie Heinich

Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2009, 286 p., 23 cm
ISBN 978-2-7351-1264-7 : 21 €

L’ouvrage que nous propose Nathalie Heinich, sociologue, qui a par ailleurs beaucoup travaillé sur l’art, le statut de l’artiste et celui de l’écrivain, approche cette fois une sorte de point aveugle : la constitution du patrimoine, sa légitimation. Affirmons-le d’emblée, cette étude est passionnante, foisonnante, ne s’interdit (évidemment) pas le regard historique, et porte sur son objet d’étude une attention scientifique sous des aspects parfois faussement candides – « Q : Il y a une doctrine sur les édifices qui ont subi une mutation importante ? R : Non… pas à ma connaissance, s’il y en avait une… » (p. 191) – qui forcent la réflexion. La question centrale est donc celle du patrimoine : quelle est sa chaîne de fabrication, de légitimation, de production ? Quelles valeurs sous-tendent les choix (implicites ou explicites) des conservateurs chargés de l’inventaire ?

Administration et missions du patrimoine

La première partie de l’ouvrage rappelle les grands principes constitutifs du patrimoine en France. Celui-ci, pour mémoire, se construit à partir de deux administrations proches et distinctes : la conservation des Monuments historiques (prononcer M hache), héritière des lois patrimoniales de la troisième République et surtout de la loi du 31 décembre 1913, et le service de l’Inventaire, créé par décret d’André Malraux, le 4 mars 1964, et dont le dernier avatar est le transfert aux conseils régionaux voté lors de la loi du 13 août 2004.

La protection du patrimoine est l’objet de mesures administratives et financières proposées en CRPS (Commission régionale du patrimoine et des sites) ou en CSMH (Commission supérieure des monuments historiques) où siègent, aux côtés des représentants du ministère de la Culture ou de ses services déconcentrés, les élus, des architectes des bâtiments de France, des experts. Leurs décisions forment la partie visible de l’intervention publique et dictent une sorte de jurisprudence guidée par les impératifs financiers et l’arbitrage entre l’intérêt local et les critères scientifiques, entre technique et émotion, entre experts et militants de la cause.

La seconde partie s’intéresse plus spécifiquement à l’amont : le recensement des monuments, objets, sites, par les enquêteurs, recenseurs, chercheurs du service de l’Inventaire.

Conçu au départ comme une mission temporaire et relativement informelle (p. 92), le service de l’Inventaire fut doté en 1992 d’une véritable ligne budgétaire, témoin d’une véritable inflation patrimoniale.

La prescription des valeurs

Nathalie Heinich, au terme d’enquêtes minutieuses sur le terrain, met à jour la construction d’un regard, qui passe de l’individuel au collectif, par une méthode aussi éprouvée qu’éprouvante : localiser, dater, décrire, illustrer. Elle consacre la dernière partie, la plus longue, aux rapports aux valeurs, aux critères de patrimonialisation : les critères prescrits univoques (par exemple : authenticité), les critères prescrits ambivalents (par exemple : rare/nombreux), et le critère proscrit : la beauté. L’ensemble de ces critères se déplie, se déploie – la rareté, critère prescrit ambivalent, peut être positive dans certains cas, négative dans d’autres, et dériver vers son contraire : multiplicité, sérialité, typicité.

Au terme de cette étude, Nathalie Heinich propose une sociologie des valeurs, dont les caractéristiques se résumeraient au fait qu’elles sont nombreuses, et donc « d’ordonnancement complexe » ; « elles ne sont pas toutes conscientes aux acteurs, ni explicitables par eux », et, enfin, « elles ne sont pas plus objectives que subjectives, elles sont régies par le niveau de l’organisation collective de la vie en commun ».

Interroger nos pratiques professionnelles

En quoi cet ouvrage qui traite de la petite cuillère à la cathédrale nous concerne-t-il ?

Outre le fait qu’il nous arrive d’avoir à traiter du patrimoine, dans son approche historique et sociologique, Nathalie Heinich nous oblige à percevoir, analyser – si tant est que nous puissions le faire en étant acteurs de nos disciplines – nos pratiques professionnelles ; pour le moins les garder à distance, ne pas trop les surjouer ou les surinvestir. Voilà qui pourrait être un bon « terrain » pour nos politiques d’acquisition, d’accueil des publics… Et, ce qui ne gâche rien, l’ensemble est pourvu d’une bibliographie joufflue, dans laquelle nous découvrons un texte non publié de Michel Melot (Le grand inventaire : l’aventure de l’inventaire général des monuments et richesses artistiques de la France), texte dont nous appelons de nos vœux la publication.

Et cet ouvrage nous concerne aussi puisque, dès les années 1960, avant même que ne soit sèche l’encre qui a signé le décret de mars 1964 et sculpté l’Inventaire, Alexandre Vialatte écrivait : « Elles s’aperçurent que tout objet sous vitrine sur un socle de velours grenat, avec une étiquette ronde, que ce soit une molaire de caniche, un tranchet de cordonnier-poète, ou un père de famille breton du XXe siècle, prend une dimension scientifique, un air de curiosité rare, et, pour tout dire, une majesté de l’Histoire. » On aura reconnu, bien sûr, le célèbre musée du Rien des sœurs Combes à Marsac-en-Livradois, et on voit par là qu’ils sont, l’ouvrage comme le musée, universels.