Voir et pouvoir : qui nous surveille ?

par Alice Billard

Jean-Gabriel Ganascia

Paris, Le Pommier, 2009, 255 p., 20 cm
Coll. Les Essais du Pommier
ISBN 978-2-7465-0449-3 : 20 €

Alors qu’en matière d’éthique et de nouvelles technologies, beaucoup de travaux et de publications se fondent aujourd’hui sur la thèse que les nouvelles technologies vont dans le sens d’une surveillance menaçant les libertés, l’ouvrage de Jean-Gabriel Ganescia ouvre de nouvelles perspectives. Ce philosophe et ingénieur, chercheur à l’université de Paris 6, s’attache à démontrer que, dans un monde totalement bouleversé par les changements technologiques, ceux qui détiennent aujourd’hui le pouvoir sont ceux qui sont vus et non plus ceux qui voient.

Du Panopticon au Catopticon

Au moment où la société est marquée par la disparition de la séparation entre privé/intime et public, un « nouveau Nouveau Monde » (Georges Balandier), semble être sur le point de naître. Dans ce nouvel ordre, la logique de « sousveillance » (Steve Mann) tend à concurrencer celle de surveillance. Jean-Gabriel Ganascia propose de substituer au modèle du Panopticon, jadis décrit par Michel Foucault dans son célèbre Surveiller et punir, le Catopticon : cette architecture nouvelle n’est plus cette immense prison circulaire où chaque détenu, pour lequel les codétenus comme le gardien sont invisibles, est soumis au regard omniscient d’un pouvoir placé au centre dans une cellule opaque. Le Catopticon ne connaît plus de surveillant central, mais un système de miroirs qui fait que chaque prisonnier est soumis au regard de tous les autres. Avec cette nouvelle loi sociale, c’est le mythe de la transparence qui triomphe, le principe de l’égalité absolue qui est mené à son terme. La logique de la sousveillance, largement sous-évaluée aujourd’hui selon l’auteur, n’est pas moins dangereuse que celle de la surveillance plus fréquemment dénoncée.

S’il dérive du Panopticon, espace clos, mesure transitoire, et qui suppose un extérieur, le Catopticon est radicalement nouveau par son caractère potentiellement universel : nous y sommes tous plongés, du fait de l’état de « supracommunication » qui s’impose dans notre monde. Le Catopticon est d’une grande modernité : il nous parle de notre époque parce qu’il correspond à l’économie actuelle de l’attention, à l’aspiration à l’abolition des hiérarchies, de même que le Panopticon avait correspondu à la naissance d’un modèle politique fondé sur le droit et non plus sur un arbitraire royal.

Réalité et limites... vers une éthique du Catopticon

Cette utopie moderne est en réalité paradoxale : alors que l’utopie est par définition le réel imaginé, le Catopticon est le produit tangible et réalisé d’un monde virtuel. Mais, en fait, l’utopie n’est pas pleinement réalisée : derrière l’idéal de justice, d’égalité, de transparence, se reconstituent des inégalités, des injustices, des zones d’opacité.

La réalité même des Catopticon est d’ailleurs à nuancer. Le développement de la sousveillance vient contrebalancer les forces de surveillance qui existaient au préalable, conduisant à un état d’équilibre (« équiveillance »). Aujourd’hui coexistent Catopticon et Panopticon. Mais pour Jean-Gabriel Ganascia, 1984 est derrière nous : à trop s’inquiéter des menaces de la surveillance, on en oublie les périls de la sousveillance généralisée. Beaucoup de risques existent (anonymat, référencement erroné, persistance d’un passé numérique, problèmes d’identité et de mémoire...): une éthique du Catopticon est encore à construire. La sphère publique, espace de liberté et de parole où se déploie l’activité politique, selon Hannah Arendt, a disparu au profit de la sphère privée/intime et non de la société : l’activité politique est-elle alors condamnée ?

L’auteur conclut cette démonstration en évoquant le géant Argos, figure de la surveillance, assassiné par Hermès, dieu des échanges et de la communication. C’est un appel – désespéré ? – à un sursaut de la foi dans le politique qu’il adresse dans les dernières pages de sa démonstration : « Dans le monde de l’infosphère, les politiques sont-ils condamnés à faire indéfiniment la roue et à quêter l’approbation populaire, sans jamais plus se constituer en force de proposition ni agir en pasteurs d’hommes ? »

Jean-Gabriel Ganascia fait donc ici œuvre utile, en proposant une vision plus large des enjeux actuels des nouvelles technologies. Dans cet ouvrage brillant – mais que le lecteur se rassure : novateur et extrêmement riche, ce livre n’en demeure pas moins tout à fait accessible – il propose de nouveaux outils bienvenus pour réfléchir au nouvel environnement dans lequel nous évoluons désormais.